Hypersexualisation, hyper-information, hyper-oubli

YSENGRIMUS —  Par Claudio Buttinelli cet article est disponible  en anglais, en italien et en espagnole ici:
Articles du 6 Octobre

Dans la chanson Sweet Little Sixteen, écrite il y a un demi-siècle, Chuck Berry parle des robes étroites, du rouge à lèvre vif et des talons aiguilles portés par la jeune adolescente de 1958, quand elle sort danser le rock’n roll tard le soir (alors qu’elle se refringuera en écolière le matin suivant. Elle a tout juste seize ans et… se trémousse ainsi dans toutes les salles de danse de l’Amérique). Marjolène Morin rendit hommage, dans les années 1970, à cette composition, dans son interprétation tonitruante la pièce Suite 16 du groupe québécois Corbeau. On se souviendra de l’évocation que nous servit alors Marjo (née en 1953, elle avait 5 ans quand Chuck Berry écrivit sa ballade rock): J’me suis mis à r’garder les magazines. Tout c’que j’voyais c’était des sweet sixteen déchaînées…

Déjà des magazines… Déjà des tenues provocantes… Déjà de toutes jeunes femmes… Ce sont là de simples exemples pour dire qu’on pourrait faire une histoire détaillée de l’hypersexualisation des très jeunes femmes qui remonterait facilement tout le vingtième siècle à rebours. Il suffirait d’y appliquer l’attention et la prudence habituelle des mémorialistes: revoir les vieilles bandes d’actualités, compulser les films et les photos de famille, ré-examiner attentivement les mini-jupes de la prime jeunesse des années 1960 et les tenues modernistes de la prime jeunesse des années 1920… ou simplement en discuter doucement avec nos mamans et nos grand-mamans. Oh, mais en matières sexuelles, on aime tellement oublier et réinventer! On aime tant croire que tout débute en notre temps. La sexualisation est pourtant avec nous depuis un bon moment. Il s’agit ni de minimiser ni d’hypertrophier le phénomène. Surtout il s’agit de bien passer le tamis entre le sain et le malsain.

C’est que le pépin qu’on semble rencontrer ici n’est pas un problème de sexe mais un problème de sexage (c’est-à-dire de rapport entre les sexes). Il semble que, du temps des sweet sixteen de Berry et de Marjo, sexualisation allait de pair avec libération. Marjo: À douze ans déjà j’commencais à bouger, J’me doutais ben qu’un jour, toute allait exploser. La libération sexuelle, pour le personnage féminin de sa ballade rock, va directement de pair avec quitter le voyou bagarreur et obtus qui se prend pour son amoureux et affirmer son indépendance de femme (Roméo, va falloir que j’men aille), tout comme les gamines de la chanson de Berry affirmaient leur indépendance de jeunes adultes face aux valeurs parentales traditionnelles… Sauf que… de nos jours, rien ne va exploser… On dirait plutôt que ça va imploser… tant et tant que même le terme libération sexuelle cloche passablement à l’oreille contemporaine. Sexualisation aujourd’hui va de pair avec soumission oppressante à l’ordre de la version contemporaine du petit voyou obtus de la chanson de Marjo. Oppression sexuelle serait le mot de ce jour, on dirait. Ça, ça ne va pas. En ce sens que ce n’est pas le sexe ou la séduction qui faussent l’équation ici, c’est ce qu’on en fait au coeur d’un rapport humain plus global.

Aussi, prudence. Si les particularités contemporaines de la sexualisation ne trouvent comme réplique adulte que le repli bigot et le resserrement moraliste face au sexe et aux relations intimes des jeunes, on fonce tête baissée vers un mur. C’est que l’hypersexualisation de notre temps, c’est aussi une hyper-information. Nos gamines en savent un bout et tenter de verrouiller leurs ordinateurs est l’option parfaite pour faire rire de soi sans effet tangible. Essayons minimalement de dire nos lignes adultes avec le peu de panache dont on dispose. On disposait du sexe et des relations intimes à leur âge… pas de l’ordinateur…

Il ne faut pas réprimer. Il faut démontrer. Fondamentalement, il faut démontrer que séduire n’est pas obéir et que le nouvel hédonisme féminin, sous toutes ses formes et manifestations, est parfaitement légitime tant qu’il reste une affirmation de soi et non une négation de soi face à l’homme… et face aux autres femmes si celles-ci servent outrageusement l’homme. La ligne à tirer est là, pas ailleurs. C’est une ligne féministe, pas moraliste. Vaste programme… raison de plus pour laisser l’alarmisme au vestiaire et pour puiser dans notre propre héritage, personnel et historique, de sexualisation adolescente pour voir plus clair dans cette crise actuelle du sexage, ultime chant du cygne d’un phallocratisme qui n’en finit plus d’agoniser en se vautrant tapageusement dans les médias et partout ailleurs. Et notre pire handicap sur cette question face à nos filles n’est pas leur hypersexualisation ou leur hyper-information. Notre pire handicap, c’est notre propre hyper-oubli. Hyper-oubli de Berry, de Marjo, de tant de (jeunes) femmes du précédent siècle, mais surtout hyper-oubli de notre propre adolescence et de nos propres motivations passionnelles d’origine. Souvenons-nous. Simplement. Au lieu de refouler, souvenons-nous… Ce sera déjà une solide base de dialogue dans la difficile mais cruciale démonstration féministe qui est bel et bien à faire à la jeune femme curieuse et attentive de notre temps…

Ré-examiner attentivement les tenues modernistes de la prime jeunesse des années de naguère…

3 réflexions sur “Hypersexualisation, hyper-information, hyper-oubli

  • Ping : Hypersexualisation, hyper-information, hyper-oubli « Le Carnet d'Ysengrimus

  • 6 octobre 2023 à 7 h 47 min
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    Cher Ysengrimus, ton écrit me fait du bien. Je peux m’en servir comme d’un éclairage sur ce qui se passe autour. La vie ne peut pas être tronquée de cette fabuleuse dimension qu’est le sexe mais ne peut pas être réduite soumise et domptée par des principes. En tout cas, pas longtemps. Il me semble bien que, tant que la liberté et l’amour existent, on peut faire confiance à la vie et la célébrer dans toutes ses dimensions. Le problème, c’est de faire place à ces 2 grandes aspirations qui font de nous des êtres humains complets.
    Te rappelles-tu ce que j’écrivais dans mon poème l’Amazone:
    « si mal a son coeur, que lui importe la vie?
    sauf pour tout détruire avant son dernier cri
    insulte suprême au dieu inconscient
    qui laissa l’homme usurper son image
    se servir de sa force pour briser son contraire
    et, borgne et boitant, se proclamer roi et tyran. »

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