ZOOM ADOLESCENCE (Alain Gravel)

Je ne parlerai qu’en mon nom…
(p. 103 — Z, fragment)

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YSENGRIMUS — Alain Gravel (ne pas confondre avec l’animateur de radio montréalais) est un auteur deux-montagnais prolixe et percussif. Il construit une poésie originale associant fusionnellement le ton rythmé, versifié ou non, avec un type particulièrement idiosyncrasique de glissement sémantique des mots-notion. Dans son travail, le tissu textuel, toujours solidement dominé, est très particulièrement configuré. On y trouve un compagnonnage intime entre la poésie fictionnelle, ouverte à l’imaginaire, et l’essai… essai souvent à teneur sociologique ou philosophique, embrassant avec intensité les causes sociales contemporaines (notamment l’environnementalisme). La coexistence organique entre ces deux dimensions (poésie/essai) requiert habituellement une particulière maturité d’écriture. Cela est singulièrement réussi, chez Alain Gravel. Le fin fond de l’affaire étant qu’on est ici toujours un petit peu à mi-chemin entre Ronsard et Descartes.

Je pense et je suis
Ce que je suis ici
Je suis ma trace
Elle est déjà là
Je suis cette trace
Tel est mon désir
Je vois que je suis
Dans le bon chemin
Même s’il est sinueux
Je vois bien qui je suis
À la trace de mes pas
Et je sais d’où je viens
En laissant des traces
Moi qui ne suis rien là
Qu’une trace en herbe
(p. 47 —J)

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Au sein de ce dense et subtil travail d’écriture, le lyrique coexiste donc toujours avec le cogitatif, tant et tant qu’il n’est pas ici de jeu avec les mots sans entrecroisements d’idées. Un paramètre thématique qui se manifeste fréquemment, c’est celui de la douleur et des replis de son irradiation. On comprend vite que le texte souffre, et que cette souffrance se manifeste en un rayonnement particulièrement intensif. Aussi, la douleur fait partie intégrante et intrinsèque de l’exercice créatif. Chez Alain Gravel, le terrible beau risque de la douleur, et des obligations praxiques et intellectuelles qu’elle draine dans son sillage (sacrifices, compromis, illusions, partisanerie), eh bien… cela fait écrire. Se fonde alors, en composite, et le rythme de l’écriture et l’organisation des thématiques.

Deuxième période
Du pain et des jeux
sur le plancher des vaches
où je passe le mot à un autre souffle
du sacrifice passe au compromis
du compromis l’envoie à l’illusion
qui oblige le cerbère à fermer la porte
et à rabaisser le caquet de la partisanerie
dans l’antre des doués du maniement pro
impliqués dans une aventure périlleuse
pour risquer jeunesse et vie devant soi
(p. 28 — E, fragment)

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L’exercice poétique du présent opus évoque, sous formulation générique, une expérience jeune, maintenue volontairement sur la clôture ancienne qui court entre l’adolescence qu’on observe et l’adolescence qu’on a vécu et/ou qu’on vit encore (l’adulescence…). C’est donc le halo du monde de la fin d’enfance qui est ici sous le regard. Alain Gravel est tout à fait le témoin privilégié pour évoquer ce genre de réalité. Adolescent dans les années 1970, il a lui-même eu une trajectoire assez rock’n’roll, comme on dit encore dans l’idiome local. Et aussi, en sa qualité d’éducateur (aujourd’hui retraité), il a été longtemps en contact avec la sensibilité adolescente, en contexte scolaire (justement le sujet déclencheur d’écriture du présent ouvrage). Le zoom adolescence, c’est donc une situation où la lunette d’approche porte vers l’avant, autant que vers les pourtours. Mais aussi, en même temps, la lunette d’approche se retourne, s’incurve et porte vers soi. Et, encore une fois… lancinance, lancinance… ce qui fait l’objet de l’attention la plus intensive, la plus soutenue et la plus mordante, c’est la réalité de la souffrance adolescente.

Souffrir dans mes transformations
Souffrir plus loin que le bout du nez
Pour d’autres ne rien faire de sa cage
Mon moral de liberté cette justice à moi
Mon désir de voler de mes propres ailes
Mes parents planifient leurs croyances
Ils y tiennent et me les transmettent
Les exemples ne manquent pas
J’ai le temps de vivre en paix
De ma cage d’oiseau ouverte
(p. 73 — S, fragment)

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Choix thématiques obligent, Alain Gravel pourra parfaitement faire jouer les registres langagiers, si la dureté rocailleuse de ceux-ci sert son argumentaire et son évocation. Et alors, évidemment, nous sommes dans une dynamique ou c’est la jeunesse qui palpite, qui vit, qui fonde tous rapports de force, mou ou intensif, avec ce monde cruel ainsi que les manifestations les plus diverses du substrat adulte. Or, qui dit jeunesse, dit langue vernaculaire. Nous nous souviendrons tous des cool, des sharp, du time et des pop qui ponctuent, encore en nous, les différents lambeaux discursifs que nous mettions en forme, dans nos vertes années. Alain Gravel révèle une aptitude très précise, acérée (presque dialectologique, en fait) à dominer cette particularité de la présence de la langue vernaculaire dans quelque chose qui se formule, sans condescendance aucune, comme la force et la poétique citée de la criée des formulations typiquement adolescentes.

Ici, une star portée aux nues de ses chansons,
déshabillée dans sa branche.
Là, les gars disent que les filles tiennent bon
l’avenir du Québec par le manche.
Une p’tite vite on the road. Le rock n’est pas mort.
Parles-y pu, ok.
C’est moé qui était là avant toé. T’es pas assez fort.
Casse de bain fucké.
(pp 32-33 — F, fragment)

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Et, de A à Z, tout passe. De la souffrance à la jouissance, il y un thème qui est particulièrement saillant, c’est celui de la bonne bouffe. Notre adolescent générique est, entre autres, un épicurien en herbe. Cette thématique du manducable confirme, si nécessaire, qu’on est vraiment dans la situation du personnage qui va jouer et flirter avec le porte-à-faux qui s’établit entre l’enfance gloutonne, en résorption, et l’âge adulte gastronome, en émergence. Et quoi de plus révélateur, dans ce genre de situation sinueusement mitoyenne, qu’un bon repas de bal? Alors, au cours de l’évocation du déroulement d’un certain bal (bal des finissants, bal balnéaire, bal marital, on ne sait pas exactement), arrive le moment où notre adolescent implicite établit sa jonction avec les douces choses de la bonne chair. Et c’est un staccato des plats, où se déclarent des sentiments poétiques particulièrement denses, qui cliquettent devant nos mirettes et papilles conjointes.

Au temps du repas
Repas qui n’aura pas de restes
À la table ronde de nos appâts
Théâtre d’un appétit manifeste
Grosse limousine tout apparat
Le ventre, ce vase de tendresse
Se remplit de vie et de reliquat
C’est ce qui nous met en liesse

Au potage culturel, l’âme sœur
Une bouchée double de saveurs
Papillon de truite en tocade
Et patates en robe de chambre
Les yeux font les coins ronds
À bâtons rompu, tout à plaisir
Château et chuchotements d’ici
À s’en remettre jusqu’au dessert
Je décroche la lune, c’est garanti
Cela s’arrose de faire bombance
(p. 88 — V, fragment)

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Bombance est le maître mot. Rien à redire. D’avoir dévoré, c’est aussi d’avoir regardé… et parlé. Alain Gravel sait parfaitement faire coexister la force des couleurs, la sensibilité surréaliste des gustations et sa solide et tendancielle dimension philosophique. Ah, celle-là, chez cet auteur, elle ne quitte jamais son travail et elle affleure et perle toujours à la surface de sa textualité, qui, de ce fait, est aussi sa réflexion. Ici, d’avoir mangé, autant que d’avoir gambadé dans l’herbe, on n’oublie pas que même manger ou vivre cela se déploie dans l’angle de l’inexorable variabilité, émotionnelle et perceptuelle, des plans d’appréhension de la connaissance.

La vie est trop courte pour se décevoir.
La nature est verte mais grises les sardines en boîte;
tout est dans la manière de percevoir.
(p. 32 — F, fragment)

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Recevez maintenant un aveu. Le corpus textuel gravelien est vaste et, avec ce recueil de poésie basé sur l’ordre alphabétique, on a ce frugal accès à seulement vingt-six (26) de ses poèmes, chacun intitulé d’une lettre de l’alphabet, et le lot classé selon le tout fatal ordre alphabétique. C’est là une portion infime du corpus de cet écrivain, On ne peut que souhaiter que les multiples miniatures en prose et le reste de la poésie d’Alain Gravel puissent un jour en venir à sortir de ses tiroirs pour qu’on se la lise (cogitez maintenant cet aveu…). Alain Gravel est un auteur prolifique qui a encore beaucoup à livrer à notre lecture. Et j’attends, je dois le dire, avec impatience le prochain ouvrage, étant resté un peu sur ma faim, de par la brièveté de ce tout premier opus (la si délicieuse sardine en boîte ne me sustentant que fort temporairement).

L’ouvrage est constellé de petites illustrations en noir, gris et blanc, dans un style cyber-moderne qui est… aussi… déjà celui d’un autre temps. La préface (pp 8-9) est de Claire De Pelteau, poétesse et autrice eustachoise de bonne futaie. L’exergue de l’ouvrage (p.7) est tiré du livre Le canadien errant (1953), un recueil de récits imaginés-imaginaires de François Hertel (1905-1985). Le recueil se conclut sur des remerciements (p. 106), une notice biographique (p. 107) et une courte liste des publications antérieures de l’auteur (p. 108). La table des matières (p. 109) frappe comme étant la plus simple et dépouillée de toute l’histoire de la poésie moderne…

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Alain Gravel, Zoom Adolescence — Recueil de poèmes, Éditions le Baladin, 2022, 109 p.

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