TOI EN MOI (Francine Allard)
Sache que ce que l’on réfute
Qu’on envoie tartir
Revient nous hanter
Pour tout l’avenir
(p. 28)
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YSENGRIMUS — Invitation à la lecture du cinquième recueil de poésie de l’écrivaine québécoise Francine Allard. On y découvre une femme hiératique ayant bataillé à chaque seconde, au nom de l’intimité définitoire de sa vie et de sa survie. La poétesse a eu trois enfants, deux filles et un fils, celui-ci sandwiché entre les deux filles. Dans son principe, ce que le présent opus évoque au départ, c’est le problème secret et omniprésent d’une enfant de sexe féminin qui, initialement, n’avait pas été désirée. Ma mère ne voulait pas d’enfant. Elle n’a pas su m’aimer. N’a rien fait pour s’y contraindre. N’aimait que mon père (p. 34). On retrouve avant tout une génitrice et une porteuse de parole qui a polochoné en permanence pour pouvoir se définir dans une acceptation de soi, en résistance constante à l’égard d’une mère la rejetant. Il est clair et net que cette tension de lutte figure au centre des déterminations qui engendrent la réflexion actuelle, notamment sur la maternité du fils (du fils… et non des filles, on notera). La question de savoir si la poétesse elle-même voulait avoir des enfants n’est pas soulevée. Elle en a eu. Ce qui est est. En elle, le jeu des déterminations cernant les femmes d’un temps s’est déployé. Fin de l’aparté. Le lancinant et fixatoire scotome artistique quasi-incantatoire, c’est le fait que sa mère n’en voulait pas, elle, d’enfants, qui récure en récurrence. Et c’est bel et bien un combat qui en émane.
Ma mère ne voulait pas d’enfant
Je suis sortie du néant
Sans fièvre sans attente
J’ai grandi au bout d’une baguette
Au bout d’une main cruelle
Celle d’une femme qui avait tout pour le bonheur
J’ai poussé à l’étroit dans son abdomen
Elle avalait des substances abortives
Espérant que ma toile se déchire et qu’elle soit libérée de moi
(p. 19)
Dans le rapport tendu qui s’établit ici à la maternité, il n’y a pas de cadeau lénifiant à se faire. L’articulation primale et première se joue dans les replis de la relation la plus profonde qu’on puisse imaginer entre deux êtres humains, celle entre une mère et sa fille. Et ici, en la présente occurrence, la situation va se développer dans cette dynamique d’antagonisme aussi virulente que définitoire. Et cet antagonisme, la poétesse comprend intimement qu’il ne va pas de soi. Surtout quand il s’agit d’en paramétrer les fondations pour éclairer la lanterne d’un rejeton de l’autre sexe. On ressent donc crucialement le besoin de s’expliquer maximalement. Cette tension critique entre la fille d’autrefois que fut la mère d’aujourd’hui et la mère d’autrefois, qui fut ce qu’elle fut…. qu’en dire encore? Et surtout, qu’en dire au fils?
De ma mère
Il a fallu, mon fils, que j’oublie les coups de bâtons
Ses rictus déchirants et cruels
Les égratignures du diamant de sa bague sur mes lèvres
Il a fallu que je m’éloigne de son mari, mon père pourtant
Pour éteindre l’incendie de son amour jaloux
Abattre la palissade d’airain
Qui retenait ma tendresse.
Oublier combien être amoureuse peut empêcher
L’amour filial
(p. 68)
Esquisse de la formulation de la problématique du rapport au père. Les déterminismes vont jouer, axiomatiques. Vouloir se distancier du père c’est vouloir se donner au monde. Et c’est aussi vouloir saillir et bien faire sentir à tous et à toutes la protubérance charnue et vive de sa propre vie. Un tel combat pour l’existence, pour la définition principielle de soi, porte son faix de conséquences sur la façon dont on veut se positionner dans le susdit monde. Avec Francine Allard, sous le licou de sa lourde problématique, on se retrouve en compagnie d’une artiste qui porte un peu en elle le mal du siècle. Le mal de la fringale de notoriété, le mal de la soif de reconnaissance. Comme un très grand nombre de figures dépaternisées d’aujourd’hui, notre poétesse est intégralement tributaire de l’Effet Cyber-gloriole, cette propension à vouloir absolument et à tout prix être reconnu(e), ne fût-ce que pour pouvoir enfin exister, pour ce vaste monde extra-papa… et par-delà les tentatives très explicites (de la mère de la mère) de résorber ou de nier cette existence, dès l’origine.
Tu es le fils d’une femme ordinaire
Qui a fui le rejet
Qui a voulu laisser son empreinte
Sur un plein rayon de la Grande Bibliothèque
La tête appuyée sur son avant-bras
À pleurer, ses échecs
Esquintée par la vie
(p. 43)
Notre poétesse admet sa quête compulsive d’adulation avec une très candide sincérité. Elle voit parfaitement clair dans sa soupière. Ceci étant dit, au soir de sa vie, la poétesse devenue inexorablement philosophe, comprend aussi que toutes ces questions de saillance de soi et de gloriole, cybernétique ou autre, sont, finalement, assez ancillaires et secondaires par rapport au cycle immense de la vie et du déploiement cosmique des entrailles et des faits. Et, d’avoir beaucoup ferraillé pour qu’on la regarde, l’écoute, la lise et la cite, la poétesse cherche à rassurer son fils, en assumant qu’effectivement toutes ces bricoles de reconnaissance ne valent pas grand-chose au regard de la relation profonde dont l’évocation se met ici en place. Tu n’as rien à craindre d’une auteure ensachées dans une grande robe de coton qui tente de sortir du peloton à tout prix (p. 42). On quitte donc graduellement cette problématique de la reconnaissance, qui n’est que périphérique dans le présent propos, au profit de la relation centrale… qui est celle au personnage central, c’est-à-dire, comme le dit la dédicace de l’ouvrage, celui du milieu (p. 7). S’il est une reconnaissance et s’il est une corrélation humaine urgemment requise ici par la poétesse, c’est celle justement du fils, et avec le fils. Je suis marquée au fer rouge. J’ai trop aimé pour être libre. Et j’ai besoin de toi, mon fils (p. 70). Sauf que la question de la reconnaissance ne disparaît pas complètement, pour autant. Il s’agit toujours, pour notre poétesse, de saillir, d’être considérée, d’être perçue, d’être enchâssée dans la mire du collimateur qui compte. Et cela persiste. Lancinance. Obsession. Récurrence. Avoir besoin du fils, oui, et notamment, avoir besoin du fait qu’il parle de moi à sa descendance.
Avec ta descendance
À qui tu n’as pas oublié de parler de moi
Sans crainte et sans reproche
Mon fils
Mon seul fils
(p. 70)
C’est que, bon, le fils est libre. C’est un rouage flottant. Il fait bien ce qu’il veut. Il vole de ses propres ailes. Et la pensée critique du fils est un phénomène intellectuel qu’on installe de façon assez sentie, dans cet ouvrage. Comme tout parent, et d’une façon finalement assez ordinaire, spontanée et authentique, il y a, chez la mère qui s’exprime ici, une certaine propension à s’imaginer qu’elle est le modeste démiurge de l’articulation de la pensée de son enfant. Il faudrait lui citer… et nous citer à nous tous, qui nous imaginons toujours un petit peu la même chose… le fameux aphorisme qu’on impute aux Chinois mais qui, bien avant d’être chinois, est universel, et qui dit: ton enfant n’est pas ton enfant, il est l’enfant de son temps. Ici, notre poétesse oscille encore plus ou moins en deçà de cette sagesse séculaire. Maman s’imagine toujours que c’est l’éducation qu’elle a fournie, ou cru fournir, ou cru ne pas fournir, qui fonde le paramétrage de la vision du monde filiale.
Je ne t’ai jamais rien enseigné
Aucun dogme aucun rite
Qui puisse embarrasser ta route-fleuve
Tu as choisi la liberté
Déconnecté d’un dieu
(p. 60)
Voilà qui est dit. Et pourtant, fugitivement, on nous fait bien comprendre que le fils est avant tout un homme de son temps. C’est-à-dire qu’à travers lui, les priorités d’époque s’expriment, s’installent, se mettent en place sans jamais vraiment devoir se démarquer, en matière de relations avec papa, maman, sœurettes. Le fils formule de facto la voix d’une phase historique qui le traverse. Et le tout revêt une sorte de dimension un peu mystérieuse, pour la mère. Entre Darwin (darwinisme naturel ou darwinisme social?) et les ci-devant déistes naïfs, c’est avec tout ce qu’il nous reste de ressources cognitives que l’on s’efforce de comprendre, au mieux, la vision du monde écolo-anxieuse contemporaine du fils.
Tu crois l’Homme responsable de sa perte
Et tu veux refaire le monde
Comme il l’était avant
Quand Darwin l’a perçu
Dans l’opprobre
Dans le déni
Dans la disconvenance des déistes naïfs.
(p. 47)
De fait, aujourd’hui autant qu’autrefois, comme la poétesse le fait ouvertement observer, le fils n’aime pas trop se reconnaître dans les écrits de sa mère (p. 42). Mais, oh… maman persiste et signe. Et, en plus, elle est très explicite sur le fait qu’elle n’est aucunement animée par ce genre de culpabilité vieillotte qui fonde souvent le discours compensateur de certaines mères à l’égard de certains fils. Le propos de cet opus n’est pas celui d’une amende honorable. C’est plutôt une intervention verbale qui se veut comme une manifestation dense et intense du triomphe, de l’amplitude et de la maximalité du fils. Je n’écris pas ce long poème pour me faire pardonner. Je le fais pour que tu saches combien tu es bon (p. 64). Il faut alors jouer le jeu et suivre la vieille route. Segment incontournable du développement, l’évocation de l’enfance du fils traversera ce texte qui, bien sûr, se déploie dans un univers lancinant et distendu où la matrice sent bouger le fils en soi. Et, entre autres, on sentira aussi bouger son enfance. Causer enfance. Ce n’est peut-être pas là, en soi, une loi du genre mais c’est certainement ici, disons, une contrainte du thème. Et donc, fatalement, une certaine dimension régressante s’installe, dans la dynamique évocatrice de Toi en moi. Bon, il est un peu inévitable que, lorsqu’une femme, avec tout ce que ça entraîne d’intimité profonde, tant émotionnelle que charnelle, évoque sa maternité, elle ne puisse pas se sortir du fait de s’installer au sein du moelleux souvenir de l’enfance du rejeton. Et pourquoi non? Pourquoi ne redeviens-tu pas mon petit gars, dans l’embrun de ma jeune vie de mère? (p. 56) Et le problème qui se met en place plus précisément ici, le problème qui se perpétue et perdure, c’est derechef le problème du moi. Moi, telle que j’ai été définie, telle que j’ai été configurée, telle que je me suis amplifiée, telle que je me suis boursouflée… Ainsi croit-on, à raison ou à tort, que le fils enfant serait… comme ça… un peu honteux et un peu contrarié justement par cette volumineuse amplitude maternelle, cette hantise de la mère qui, physiquement et mentalement autoporteuse, ne cesse jamais vraiment d’être lourdement consciente de soi.
Tu vois, mon fils
J’oublie que je suis volumineuse
Mais je m’en souviens chaque fois
Que j’aperçois ton regard
Sur mes bourrelets
Ta gêne devant tes camarades
Que je te vois courir derrière le vent
(p. 38)
Le ton est donné. Dans ce court recueil, l’évocation de l’enfance du fils sera fugitive, allusive, et cela nous fournit l’opportunité de prendre la mesure de quelques traits fulgurant de la force poétique de Francine Allard. La boîte de photos laissée derrière ton enfance me rappelle tes yeux de loup brillant de leur acier (p. 24). On dégage aussi de cette furtive dynamique évocatrice un certain nombre d’aphorismes sublimes. Pourquoi l’enfance mène-t-elle la barque alors qu’elle renie le pouvoir du capitaine? (p. 29) On renoue toujours un peu avec cette puissante sagesse de la jeunesse parentale et enfantine qui n’est plus, quand on cause enfance.
Les déterminismes jouent, axiomatiques. La matrice bouge, flageole et fait sourdement face à la Storia. Fondamentalement, ce texte est femme. Et quelque part, ce qui y perdure, de façon inévitable, étant donné la courbure historique qui nous détermine encore, c’est la résistance. Les femmes articulent la douleur de la femme… et la douleur de la mère. Certains faits cuisants et profonds ne peuvent se réduire aux menues et friables particularités pluralistes et plurielles de la peccadille historico-journalistique. La femme la sort de son ventre, de son con et de ses tripes, cette vie. Et cette chienne de vie catapultera tout partout des enjeux tellement contradictoires. Et si souvent… trop souvent dans les conditions actuelles… elle se déchiquettera elle-même.
Alors ne viens pas me dire que l’homme souffre en Ukraine
Quand la femme voit son enfant déchiqueté par les mines
Il me faut te dire mon fils
Que la guerre tue toutes les mères
Celles qui voient leur enfant mort
Et celles qui voient leur fils tuer d’autres enfants
La femme est née pour souffrir de l’absence
De quel côté qu’elle se trouve
(p. 13)
Le recueil de poèmes se subdivise en dix courtes sections: Mon fils (pp 11-21), Ta tête (pp 23-29), Tes bras (pp 31-36), Tes jambes (pp 37-40), Ton cœur (pp 41-49), Ton sexe (pp 51-54), Ton âme (pp 55-61), Toi et moi (pp 63-64), Les adieux (pp 67-70), Post maternam (pp 71-73). L’ouvrage s’ouvre sur une courte citation de Simone de Beauvoir en exergue (p. 9). La page couverture est la reproduction d’une des nombreuses aquarelles non-figuratives de Francine Allard, photographiée par André Côté. Une photographie de Beatrice Cardin, figurant sur la quatrième de couverture, donne à voir le visage de l’autrice.
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Francine Allard, Toi en moi, Saint-Narcisse, Éditions du wampum, coll. Poésie, 2023, 73 p.
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