L’ODEUR DOUCE ET SUCRÉE DE LA FARINE DE COCO (Jean-Pierre Asselin de Beauville)
YSENGRIMUS — Nous sommes ici de plain-pied dans l’écriture évocation. L’exercice est simple, droit, sans fioriture et parfaitement délectable. Il s’agit de rendre l’ambiance, l’émotion, et les particularités, sociohistoriques et sentimentales, d’une enfance masculine vécue en Martinique dans les années 1950. La Martinique c’est tout plein la France et en même temps ce n’est vraiment pas la France. Le Nouveau Monde est là, tout partout, dense et solide. Il apparait ouvertement, notamment dans les rapports hommes-femmes. De fait, ce qui nous frappe, dans cet univers très spécifique, c’est qu’il y a les garçons, les filles, les oncles, les tantes, les parents, les grands-parents. C’est un collectif humain formidablement chaleureux, armaturé et harmonieux qui se déploie sous nos yeux, tant avec grâce qu’avec solidité. Le lecteur et la lectrice tributaires de la famille nucléaire, cette particularité historiquement récente, vont prendre la mesure à la fois archaïque et ultramoderne de la famille caraïbe. Les figures masculines et féminines sont égales en force, en stature et en importance. Nous allons donc traverser une période qui va du milieu de la seconde guerre mondiale jusqu’à la toute fin des années 1950. Le récit s’amorce à Toulouse (France), au moment de l’inquiétant effilochement de la «France libre». Les tous premiers souvenirs d’enfance de l’auteur perlent déjà, dans ce contexte crépusculaire et décalé. Un de ces souvenirs est particulièrement saisissant et gorgé d’une remarquable et singulière charge symbolique. Voici notre narrateur, un petit garçon de quatre ans. Et il s’amuse, dans le Toulouse partiellement dévasté et déjà occupé, à mettre des gros cailloux sur les rails du tramway municipal. Il aime les voir s’écrabouiller, au moment du passage de la rame. C’est cela… et peut-être même un petit peu plus. Promptement, des soldats allemands lui mettent la main au collet. Il semble bien qu’ils se demandent pourquoi ce moutard du cru pose, comme ça, des caillasses sur les rails du tramway. Est-ce que c’est parce qu’il s’imagine que cela peut faire dérailler ce maillon des infrastructures de transport? Épinglé, le garçonnet ne fournit pas une réponse très précise. Il reste coi. Fatalement, il est très impressionné par ces soldats allemands qui l’encadrent et l’amènent il ne sait pas trop où…
Les soldats se mirent à me parler (en français) et me demandèrent la raison pour laquelle j’agissais ainsi en risquant de faire dérailler le tramway. Ne sachant que répondre, je me tus. Ils s’enquirent alors de mon adresse. Par la suite je retournai chez moi encadré par deux serviteurs du Reich. Maman, en me voyant entrer ainsi accompagné, blêmit. Les Allemands, après s’être assuré qu’elle était bien ma mère, lui recommandèrent de mieux me surveiller afin que cessent ces actes malveillants qui risquaient de causer un accident. Puis, après nous avoir salués, ils s’en allèrent. Encore aujourd’hui, je m’interroge sur les raisons de mes gestes? Étais-je guidé par le désir d’expérimenter ou alors était-ce déjà un acte de résistance avant la lettre?
Cette anecdote d’ouverture, à la fois insolite et terrible, fournit un petit peu l’état d’esprit principiel de l’aventure, à la fois ordinaire et incroyable, dans laquelle nous sommes entrainés, par Jean-Pierre Asselin de Beauville. Sans trop nous en rendre compte, nous allons être amenés à découvrir qu’il y a eu un discret, délicat et subtil côtoiement des dangers, dans la vie de ce jeune martiniquais et de son groupe de pairs. Dangers sur mer, dangers sur terre, dangers sur les toits, sur les piles de cageots de bois et dans les sites désaffectés où ces jeunes gaillards écervelés vont s’amuser, dans l’insouciance la plus flamboyante. Animaux venimeux. Poissons dentus ou hérissés de piquants. Embarcations chambranlantes. Naufrages improbables. Filets de pêche emberlificotants. Cyclones tropicaux. Marigots suspects. Sites miniers ou militaires insécuritaires. Ces enfants qui s’amusent en toute innocence, dans les années 1950 en Martinique, sont tributaires d’une toute autre problématique que nous ou que nos cyber-rejetons, en matière de gestions des risques. C’est l’aventure avec un grand A, que l’enfance par là, dans ces temps-là. Ces bambins vifs et attachants vont passer à plusieurs reprises à deux doigts de s’estropier ou de se tuer. Et puis… et puis… en les regardant aller, on en viendra tout doucement à comprendre qu’il y a là un ensemble de mésaventures qui nous sont plus ou moins arrivées, à nous tous, un jour ou l’autre. Et bon, finalement, quand on s’en sort, le souvenir chante, danse, et se laisse écrire ou raconter. Ça fait des choses à relayer, à méditer, à critiquer et à proscrire aussi, un petit peu, à mi-mots. Et, oui, ça fait des situations sur lesquelles s’élancent, sur nos dos désormais chenus et nos chairs maintenant flasques, un bon lot de frissons rétrospectif. Sauf que, pourquoi gamberger? En réalité, on ne retrouve jamais là que certaines des particularités raboteuses de la vie même.
De par cette superbe chronique de l’enfance, on s’immerge intimement dans cet univers particulièrement savoureux et intense qu’est la Martinique du temps des débuts des Trente Glorieuses. Un univers disparu, révolu, parti au vent… On le voit ici revivre, sémillant et retors. Et alors, tout le dispositif culturel y est, solidement en place et déployé tout naturellement. Les espèces de poissons, les aventures pharmaceutiques, les innovations culinaires, la vie sociale et les grands paramétrages sociologiques, la navigation de besogne et de plaisance, la musique et les boums, les petits et les grands métiers, la résistance sourde et tendue au colonialisme métropolitain, Aimé Césaire… Précis, disert, mais aussi méthodique et limpide, Asselin de Beauville arrive à nous fournir, grâce à son écriture extrêmement sobre et magnifiquement tempérée, une expérience de lecture qui saisit et charme, en même temps. Tout en détenant une très solide dimension ethnologique, le discours ne bascule jamais dans une dissertation de spécialiste. On parvient vraiment à balancer harmonieusement toutes les particularités fines d’une aventure qui apparaît superbement originale, et crucialement dépaysante, pour un lecteur occidental (qui plus est, un lecteur occidental vivant dans un pays nordique). Puis, tout doucement, l’acuité de l’exotisme s’atténue, se dilue, se banalise presque. Une sorte d’intimité s’installe. Ça prend. On devient cette bande de jeunes d’autrefois. Graduellement, quelque part, on rejoint ces enfants, ces jeunes garçons et ces jeunes filles, et on découvre, ou redécouvre, avec eux et elles que, finalement, l’enfance a aussi un lot de caractéristiques éminemment stables, communes, universelles peut-être. J’ai appris des choses à la fois simples et extraordinaires, au beau risque de cet ouvrage. Je ne vais certainement pas ouvrir ici l’intégralité de ce coffre aux trésors, de mes acquis du cœur. Il faudra lire. Je ne vais en donner qu’un infime exemple, qui ne trahira strictement rien. À un certain moment, les jeunes garçons jouent au cerceau. C’est là un jeu que je n’ai pas pratiqué moi-même mais que j’ai souvent pensivement observé dans la littérature pour enfants de mon temps, notamment les illustrés. Je n’ai jamais vraiment trop compris à quoi ça rimait de jouer au cerceau, et quel segment de l’imaginaire cela pouvait bien stimuler. Les types courent joyeusement et poussent devant eux un cerceau, à l’aide d’une petite baguette. Mais ici en Martinique, quelques années seulement avant ma propre naissance (1958), soudain tout devient à la fois limpide et jubilatoire. Le cerceau est une jante de vélo où le pneu orphelin d’un autre véhicule. Et le gars qui pousse le cerceau s’imagine en réalité qu’il est en train de piloter une machine dont le cerceau ou son substitut est l’exclusive trace empirique perdurant en monde. Subitement, et en toute simplicité, tout trouve son sens. Et, d’un seul coup d’un seul, j’ai compris le jeu du cerceau que je n’avais jamais moi-même pratiqué et ce, grâce à ce développement, bien digne de l’œuf de Christophe Colomb.
Nous transformions une jante de roue de bicyclette, voire un pneu usagé, en cerceau que nous guidions à l’aide d’un bâton à l’extrémité duquel on fixait un fil de fer recourbé qui servait de guide au cerceau. Munis de nos cerceaux, nous pouvions parcourir les rues, les trottoirs et même la campagne environnante avec le sentiment de conduire un engin beaucoup plus puissant…
Et roule le bolide de tous nos rêves enfantins. Soudain le minimalisme du cerceau rencontre la densité imaginative du pilote de course qui… trottine derrière. Et cela fait une rencontre de plus… De fait, ce livre est le livre des rencontres. La rencontre du monde continental avec le monde caraïbe et insulaire. La rencontre aussi avec une époque, qu’on doit désormais appeler par son nom terrible : le milieu du siècle dernier. Oh, la distance se fait amplement sentir. Et le passage du temps montre sa grosse bosse. Le jeu mémorialiste est d’autant plus saillant que, dans cette peinture d’époque, rien ne se passe de spectaculaire, de dramatique ou de pathétique. Rien ne se déroule ou se déploie, autre que l’enfance. Y a pas de nœuds, de tensions, de coups de théâtre, de crime à résoudre ou d’atterrissage de soucoupes volantes. C’est une tranche de vie et tout est dit. Cela commence avec l’arrivée d’une jeune famille à la Martinique et cela se termine quand le narrateur, jeune homme, doucement éclos à la vie adulte, quitte son île chérie, en paquebot, pour aller étudier en métropole. Ce qu’on a devant nous, donc, c’est un segment d’existence. Une chronique, évoquant cette période de l’enfance, dans son intensité, sa spécificité, sa candeur… mais aussi sa généralité fraternelle, sororale, humaine. Et idiosyncrasique. Et sans égal. Un délice de tous les instants, frappant sec et martelant juste, par sa précision de miniature. Qui relayera cette beauté insulaire unique et le parfum tranquille de cette farine de coco là, le jour où ces eaux, ces vents et ces sables ne bruisseront plus que sur la surface des pages d’un livre?
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