Surveillance, contrôle, traçage: les salariés n’ont jamais été aussi fliqués qu’au temps du Covid
Par Olivier Tesquet — février 2021.
Grâce à Claudio Buttinelli cet article est disponible en anglais, en italien et en espagnole ici:
Articles du 13 et 14 juillet[34093]
La crise sanitaire revitalise un mode de contrôle des salariés né dans les usines britanniques lors de la révolution industrielle, outils de surveillance à la pointe de la technologie et ceux qui peuvent télétravailler sont particulièrement sujets à l’invasion de leur sanctuaire. | Gabriel Benois via Unsp
«La crise sanitaire a mis au jour la présence de ces dispositifs de surveillance toujours plus nombreux, dont elle a dans le même temps assis la légitimité et accéléré la banalisation. On me demande souvent s’il faut craindre la généralisation d’une surveillance dite de masse; et s’il s’agissait plutôt d’une massification de la surveillance?» interroge le journaliste spécialiste du numérique Olivier Tesquet dans État d’urgence technologique – Comment l’économie de la surveillance tire parti de la pandémie, qui paraît le 4 février 2021 chez Premier Parallèle et dont nous publions ici un extrait.
Pourrait-on trouver meilleur symbole de cette double peine infligée aux moins fortunés que celui de Facebook? En mai 2020, son tout-puissant patron, Mark Zuckerberg, annonce son intention de faire de Facebook «l’entreprise la plus avancée au monde en matière de télétravail». Et de pronostiquer que, dans un délai de cinq à dix ans, la moitié de ses 45.000 salariés pourraient bûcher à distance. Alors que «Zuck» se prend pour Robert Noyce, le père fondateur et «maire» historico-symbolique de la Silicon Valley, inventeur du transistor, du microprocesseur et de l’open space, il ne dit rien des légions invisibles de modérateurs, environ 35.000 personnes, employées par des sous-traitants américains, indiens ou irlandais, chargées de nettoyer quotidiennement les déchets flottant à la surface du premier réseau social de la planète.
Pour ce précariat moderne, la présence physique ou rien. À Dublin, des centaines d’entre eux ont été sommés de revenir au bureau, malgré plusieurs cas déclarés de Covid-19. Alors qu’ils souffrent déjà de syndromes de stress post-traumatique, à force d’être confrontés à des images insoutenables et des propos haineux, ils doivent maintenant composer avec la peur de tomber malades. «Si je perdais mon mari, si quelque chose m’arrivait, qui s’occuperait de mon fils de 6 ans?», se demande l’une des modératrices en fondant en larmes.
La mesure visant à instaurer le télétravail chez Facebook, réservée à sa main-d’œuvre privilégiée et assortie de réductions de salaire en fonction du choix géographique des travailleurs, laisse certes augurer un dumping social covidé pour les ingénieurs –très– bien rémunérés de la firme de Menlo Park. Quand on sait à quel point, en quinze ans, le petit monde des nouvelles technologies a rendu la baie de San Francisco invivable pour tous ceux qui n’évoluent pas dans le secteur, ne leur laissant d’autre choix que de déménager, d’aucuns pourront souligner qu’il s’agit d’un rééquilibrage karmique. Mais si les pauvres sont indiscutablement les premiers à faire les frais d’un taylorisme sanitaire qui impose une nouvelle organisation scientifique du travail, une fois ce mécanisme enclenché, il risque fort de contaminer l’ensemble du marché du travail.
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Avec la pandémie, des millions de salariés, désormais rompus aux codes de la visioconférence et des tâches «distancielles», exercent désormais depuis chez eux. Illusion de liberté absolue pour certains, summum de l’aliénation pour d’autres, le télétravail «est un mode de fonctionnement qui s’oppose à l’activité politique et sociale», comme le formule la sociologue Eva Illouz. «Si la crise du sida a déjà rendu le contact sexuel dangereux, c’est ici la socialité dans son ensemble qui demande une vigilance permanente», poursuit-elle. De fait, le télétravail recompose tout à la fois nos comportements, le regard que nous portons sur les tâches que nous accomplissons, mais aussi –et surtout– nos relations hiérarchiques. D’une certaine façon, il marque la violation matérielle et symbolique du domicile.
Entre mon lit et mon bureau, la cloison étanche de l’intimité vole en éclats. Dans cette configuration, tous ceux qui peuvent télétravailler, c’est-à-dire les employés et cadres du tertiaire, sont particulièrement sujets à l’invasion de leur sanctuaire. Aux États-Unis, selon une étude du MIT, pas moins d’un tiers de la population active a basculé vers le travail à distance.
Parallèlement, les outils pour les surveiller ont connu un pic de popularité sans précédent. Au premier chef, les logiciels de time tracking qui, en analysant les mouvements de la souris et en effectuant à intervalles réguliers des captures d’écran de l’ordinateur, contrôlent l’assiduité du salarié épié. «C’est super stressant, tous les matins, on reçoit un rapport d’activité. J’arrive rarement à dépasser les 50% de temps de travail effectif», souffle Marine, analyste en renseignement d’affaires, dans Libération. Emprisonnés dans cet «hypertemps» dilaté, tel que le nomme le philosophe Pascal Chabot, «synchronisés en permanence» et chronométrés dans toutes nos tâches, nous luttons à armes inégales.
La crise sanitaire revitalise un mode de contrôle des salariés né dans les usines britanniques lors de la révolution industrielle.
Le droit à la déconnexion, pourtant garanti par la loi depuis le 1er janvier 2017, est percuté de plein fouet par des acteurs nommés Hubstaff, Time Doctor, FlexiSPY, ActivTrak ou Teramind. Le premier, leader du marché, a ainsi vu ses essais –gratuits– augmenter de 200% dès le mois de mars, avec l’annonce du confinement. Jusqu’ici réservé à des officines peu connues du grand public, ce marché porteur a même attiré l’attention de Microsoft, qui a annoncé en octobre 2020 l’intégration d’un score d’efficacité dans sa suite logicielle. Devant un scandale naissant, le géant de l’informatique a momentanément reculé, mais la démocratisation de ces mouchards laisse augurer le pire: à force d’être pervasifs, ils deviendraient omniprésents, et donc invisibles.
Pour mieux comprendre ce retour de la pointeuse, on peut s’intéresser à une étude commandée par Hubstaff. Réalisée auprès de 400 entreprises américaines, celle-ci montre que près de la moitié d’entre elles (respectivement 44 et 46%) attend du télétravail qu’il augmente les profits et la productivité. Ainsi que le rappelle Edward P. Thompson, le grand historien de la classe ouvrière britannique, «avant l’avènement de la production de masse mécanisée, l’organisation du travail était caractérisée par l’irrégularité». Tout ce que fait craindre le Covid-19. On peut alors comparer le sort des prolétaires du XVIIIe siècle et celui des télétravailleurs du XXIe; et si leurs conditions matérielles d’existence ne sont pas les mêmes, la crise sanitaire revitalise un mode de contrôle des salariés né dans les usines britanniques lors de la révolution industrielle.
Plus intrusifs encore, certains employeurs déploient des keyloggers, capables d’enregistrer tout ce qu’un individu tape sur son clavier, ce qui marque un détournement flagrant de leur fonction initiale. Aux États-Unis, on utilise le terme de mission creep pour désigner tout glissement mortifère d’une finalité vers une autre. Utilisée pour la première fois en Somalie en 1993, lorsqu’une aide humanitaire de l’ONU s’est transformée en opération militaire américaine, puis en fiasco lors de la bataille de Mogadiscio, l’expression fonctionne ici en sens inverse: d’ordinaire réservés à la lutte antiterroriste (les services de renseignement français les utilisent notamment contre des cibles islamistes), les keyloggers visent désormais un horodatage permanent de l’activité des travailleurs, au moment même où ceux-ci sont contraints de gérer leur vie personnelle et professionnelle derrière un écran.
Devant la menace, la CNIL a publié une mise au point à destination des entreprises: «Si l’employeur peut contrôler l’activité de ses salariés, il ne peut les placer sous surveillance permanente.» Ainsi, les partages permanents d’écran, les keyloggers ou l’obligation d’activer sa caméra pendant le temps de travail sont considérés comme «disproportionnés» et passibles de sanctions.
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Pour autant, l’imposition à bas bruit de cette surveillance bureautique ne se limite pas au télétravail. Avec l’impératif de maintien –ou de reprise– de l’activité économique, certaines entreprises, sur le modèle de Ferrari, conditionnent la présence sur site de leurs salariés à un traçage ubiquitaire et permanent. Chez le géant du conseil PricewaterhouseCoopers (PwC), afin de garantir «la sécurité et la productivité», chaque employé qui souhaite venir sur site –et possiblement échapper à une intrusion domiciliaire quotidienne– doit obligatoirement installer Check In, une application qui permet de suivre leurs mouvements et de détecter les malades le cas échéant. PwC, qui a également développé une balise miniature, calibrée pour les lieux où le smartphone n’est pas autorisé et pour les visiteurs, a d’abord testé sa solution dans ses bureaux new-yorkais, avant d’en faire une véritable opportunité de diversification économique: une soixantaine d’autres entreprises en sont désormais équipées.
Poursuivi en justice outre-Atlantique pour avoir insuffisamment protégé ses travailleurs du Covid-19 tandis que Jeff Bezos consolidait sa place d’homme le plus riche de la planète[1], Amazon a également développé un dispositif maison pour ordonner sa main-d’œuvre dans l’espace. Distance Assistant, qui se présente sous la forme d’un écran de télévision agrémenté de capteurs télémétriques et d’une caméra intelligente, mesure ainsi la distance entre les salariés dans les entrepôts. S’ils se rapprochent trop les uns des autres, un cercle rouge apparaît sur le moniteur. D’abord testé dans quelques entrepôts, le prototype a ensuite été déployé par centaines.
Banalisées par l’épisode pandémique, ces technologies sont d’autant plus redoutables qu’elles étaient déjà expérimentées avant l’irruption du Covid-19.
Outre les applications de contact tracing, dont ces dispositifs sont cousins, certains employeurs préfèrent recourir à de véritables bracelets électroniques. Aux États-Unis toujours, Radiant était jusqu’à présent une société spécialisée dans le traçage logistique, utilisant le GPS et le Bluetooth pour localiser des lits d’hôpital ou des robots sur une chaîne de montage. Désormais, Radiant suit des personnes et vend des gourmettes espionnes à des constructeurs automobiles, qui peuvent ainsi savoir si leurs équipes respectent la distanciation sociale. Si un signal fort entre deux salariés est détecté pendant plus de quinze minutes, l’interaction est stockée sur le cloud, prête à l’usage en cas de test positif. En quelques mois, Radiant a écoulé plus de 10.000 unités. Et tous les secteurs sont égaux devant ce pistage systématisé. La NFL, la ligue de football américain, a acheté 25.000 traqueurs de la taille d’un paquet de chewing-gums à Kinexon, une start-up munichoise. Joueurs, entraîneurs et staffs techniques doivent tous le porter au poignet ou dans la poche.
Estimote, une entreprise américaine, produit des milliers d’objets connectés en Bluetooth, wearables aux couleurs pastel et au design impeccable, qui permettent aux employeurs de suivre eux-mêmes leurs troupes infectées. Quant au personnel hospitalier, il trimbale un disque plus petit qu’une pièce de un dollar autour du cou, fourni par une autre société, AiRISTA Flow, qui vend sa technologie de localisation à des institutions psychiatriques depuis une dizaine d’années, pour empêcher les patients de s’enfuir.
Banalisées par l’épisode pandémique, ces technologies sont d’autant plus redoutables qu’elles étaient déjà expérimentées avant l’irruption du Covid-19, au nom de la sociométrie, cette discipline qui entend étudier les relations interpersonnelles au sein d’un groupe et les cartographier pour réorganiser le travail. On pense ici à Humanyze, cette création du MIT que j’évoquais dans les premières lignes d’À la trace et qui, portée en sautoir, écoute les salariés de la NASA ou de Bank of America et épouse leurs mouvements pour optimiser leurs performances.
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On pourrait aussi convoquer Emotiv –les marchands de surveillance en milieu professionnel affichent toujours des raisons sociales bienveillantes–, qui commercialise des écouteurs capables, paraît-il, d’enregistrer les ondes cérébrales, révélant du stress ou de la fatigue, afin de mieux organiser le travail. Dans un cas comme dans l’autre, et c’est encore plus vrai en temps de coronavirus, cette intrusion s’opère au nom du bien-être.
1 — Sa fortune a augmenté de 70 milliards de dollars entre mars et novembre 2020. Retourner à l’article
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