INVENTION DE L’ÉCRITURE ET SOCIÉTÉS DE CLASSES (Lévi-Strauss, 1959)
Invention de l’écriture et sociétés de classes
Grâce à Claudio Buttinelli cet article est disponible en anglais, en italien et en espagnole ici:
Articles du 2 Aout 2023 (1)
Claude Lévi-Strauss,
fragment d’un entretien radiophonique sur RTF,
émission de Georges Charbonnier,
1959
.
Essayons de cerner cet élément temps. En quoi consiste-t-il? Je crois qu’ici, il faut faire intervenir une acquisition essentielle de la culture et qui est la condition même de cette totalisation du savoir et de cette utilisation des expériences passées dont nous sentons, de façon plus ou moins intuitive, qu’elle a été à l’origine de notre civilisation. Et cette acquisition culturelle, cette conquête, qu’est-ce que c’est? C’est l’écriture. Il est certain qu’un peuple ne peut profiter des acquisitions antérieures que dans la mesure où elles se trouvent fixées par l’écriture. Je sais bien que les peuples que nous appelons primitifs ont souvent des capacités de mémoire tout à fait stupéfiantes. On nous parle de ces populations polynésiennes qui sont capables de réciter sans hésitation des généalogies qui portent sur trente, quarante ou cinquante générations. Mais ça a tout de même manifestement des limites. Il fallait que l’écriture fut inventée pour que le savoir, les tentatives, les expériences heureuses ou malheureuses de chaque générations fussent accumulées et qu’à partir de ce capital, il devienne possible aux générations suivantes non pas seulement de répéter les mêmes tentatives mais d’utiliser celles qui avaient été faites avant, pour améliorer ces techniques et accomplir de nouveaux progrès. […]
Alors là, nous avons un petit point à quoi nous accrocher parce que l’invention de l’écriture est quelque chose que nous pouvons étudier. Nous savons que ça s’est produit, dans la Méditerranée orientale, entre le troisième et le quatrième millénaire et qu’il y avait là quelque chose d’indistant. […] Pourquoi ici? Alors je vais avoir l’air de contredire ce que je suggérais il y a un instant. Mais il me semble qu’à ce point, il faut que nous introduisions une nouvelle réflexion. C’est que l’écriture est apparue dans l’histoire de l’humanité, entre le troisième et le quatrième millénaire avant notre ère, je le disais il y a un instant, c’est-à-dire à un moment où l’humanité avait déjà accompli ses découvertes les plus essentielles et les plus fondamentales, c’est-à-dire non pas avant mais au lendemain de ce qu’on a appelé la révolution néolithique. La révolution néolithique qui a consisté dans la découverte de ces arts de la civilisation qui sont toujours à la base de notre existence, tels que l’agriculture, la domestication des animaux, la céramique, le tissage, et, d’une façon générale, de tout un ensemble de procédés qui permettent aux sociétés humaines, non plus comme aux temps paléolithiques, de vivre au jour le jour, au hasard de la chasse et de la collecte quotidienne, mais d’accumuler… d’avoir un volant. Or, nous aurions tort de penser que des découvertes aussi essentielles ont pu surgir d’un seul coup, comme l’effet du hasard. L’agriculture, pour ne prendre que cet exemple, représente une somme de savoirs, d’expériences accumulés pendant des générations et des générations, transmise de l’une à l’autre, avant qu’elle devienne vraiment quelque chose d’utilisable. On a souvent remarqué que les animaux domestiques ne sont pas du tout simplement des espèces sauvages qui ont passé à l’état de la vie domestique, que ce sont des espèces sauvages qui ont été complètement transformées par l’homme et que cette transformation, qui était la condition même de leur utilisation comme animaux domestiques, a dû demander des périodes de temps et une persistance, une application dans l’expérimentation extrêmement longue. Or, tout ça a été possible, sans écriture. Donc, si l’écriture se trouve, ou nous est apparue il y a un instant, comme une condition du progrès, néanmoins nous devons prendre garde que certains progrès essentiels, et peut-être les progrès les plus essentiels que l’humanité ait jamais accomplis, l’ont été sans l’intervention de l’écriture. […]
Il n’est nullement certain que les grandes conquêtes du néolithique se soient produites en un seul endroit, et en un seul moment. Il est même vraisemblable que, dans certaines conditions, qu’on a d’ailleurs essayé de déterminer, l’isolement relatif de groupes humains dans des petites vallées montagneuses, bénéficiant d’une irrigation naturelle, protégées par cet isolement contre les invasions de populations étrangères… Mais il semble que dans diverses régions du monde, les conquêtes du néolithique aient pu apparaitre indépendamment. Tandis que pour ce qui est de l’écriture, alors là, semble-t-il, c’est beaucoup plus net. L’apparition de l’écriture, pour ce qui est de notre civilisation, était moins bien localisée. Et alors il faut se demander à quoi est-ce qu’elle est liée? Qu’est-ce qui s’est produit, en même temps que l’invention de l’écriture? Qu’est-ce qui a accompagné? Qu’est-ce qui, peut-être, l’a conditionnée? À cet égard, il faut faire une constatation qui me semble assez frappante, c’est que le seul phénomène qui semble toujours et partout lié à l’apparition de l’écriture, non pas seulement dans la Méditerranée orientale mais dans la Chine protohistorique et même dans ces régions de l’Amérique où des ébauches d’écritures étaient apparues avant la conquête, l’écriture semble partout liée à la constitution de sociétés hiérarchisées, de sociétés… simplifions beaucoup… composées de maitres et d’esclaves, et de sociétés utilisant une certaine partie de leur effectif pour travailler au profit de l’autre partie. Et quand nous regardons quels ont été les premiers usages de l’écriture, bien il semble bien que ces usages aient été essentiellement des usages de pouvoir. Il n’y a que quelques années qu’on est arrivé à déchiffrer certaines de ces tablettes mycéniennes qui étaient restées très énigmatiques et qui représentent sinon la première au moins une des plus anciennes manifestations de l’écriture, dans le bassin méditerranéen. Il est frappant que ces tablettes soient presque entièrement consacrées à des inventaires de richesses. Ce sont des catalogues d’objets précieux. Que les textes les plus anciens que nous possédions se rangent assez facilement dans différents groupes. Ce sont des lois. Ce sont des ordres de missions. C’est-à-dire, dans tous les cas, qu’il s’agisse de la commande des biens matériels ou de la commande des êtres humains, en tout cas, la manifestation de puissance de certains hommes sur d’autres hommes et sur les biens matériels. […]
Contrôle de la puissance et moyens de ce contrôle. Et, en fin de compte… voyez nous avons suivi un itinéraire assez tortueux. Nous sommes partis de ce problème du progrès. Nous l’avons ramené à celui de la capitalisation ou de la totalisation du savoir. Cela même ne nous est paru possible qu’à partir du moment où l’écriture existe. Et l’écriture elle-même ne nous parait associée de façon permanente, dans ses origines, qu’à l’institution des sociétés qui sont fondées sur l’exploitation de l’homme par l’homme.
Versão em Língua Portuguesa:
https://queonossosilencionaomateinocentes.blogspot.com/2023/08/invencao-da-escrita-e-das-sociedades-de.html
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