Quand une ouvreuse de cinéma anonyme en remontre silencieusement à Merleau-Ponty (et à Sartre) sur la corrélation entre les catégories de QUANTITÉ et de QUALITÉ

Cet article est disponible en anglais et en italien ici: Articles anglais-italien-du 1 Mars 2024

Maurice Merleau-Ponty: [Sartre] m’avait dit à peu près ceci. Quand on parle d’un accident qui a fait cent, deux cents, trois cents morts. Euh… c’est naturellement très émouvant et personne ne peut échapper à cette émotion. Mais, quand on y pense, disait-il, qu’il y ait trois cents morts ou qu’il y en ait deux, ben, pour chacun, c’est exactement la même chose. Le nombre n’a pas de signification.

Georges Charbonnier: Absolument pas. Tuer un homme c’est la fin du monde. Et la bombe atomique n’est pas plus effrayante que la scarlatine ou un autobus. Ça, c’est sûr.

Maurice Merleau-Ponty: Voilà. Eh bien, quand on pense comme cela, n’est-ce pas, on est aussi loin que possible, je dirais, du collectif. Ça veut dire que une une collectivité, des hommes lui apparaissait toujours comme une somme de consciences, n’est-ce pas. Dix hommes, ce sont dix destinées, ce sont dix vies. Et chacune est, en un sens, autant que toutes les autres réunies, sans qu’on puisse les compter. On dit… On peut pas mettre des hommes les uns à côté des autres et les compter, en disant ils sont… En un sens, il y a autant de réalité et de valeur dans une seule vie que dans quinze vies. Eh bien, cette… ce raisonnement n’est généralement pas apprécié par les… les non-philosophes. L’autre jours, je me rappelle que j’entrais dans un cinéma, et l’ouvreuse me plaçait. Et alors, en passant du côté où nous nous trouvions, il fallait faire lever cinq personnes. Et, en passant de l’autre côté de la salle, à condition de faire tout le tour de la salle, on ne dérangeait que deux personnes. Et l’ouvreuse m’a imposé ce très long détour. Alors je lui ai dit, sans bien entendu me fâcher, je lui ai dit: mais enfin, pour chacun, c’est tout pareil. Et elle m’a regardé comme si je me moquais d’elle. Elle n’a absolument pas saisi cette idée de Sartre. C’est une idée évidemment strictement individualiste. Alors, c’est assez frappant de voir que Sartre est parti de là.

(Entretien radiophonique de Maurice Merleau-Ponty avec Georges Charbonnier, 1959)

 

YSENGRIMUS — On se demande souvent ce qu’est la métaphysique et on la ramène trop aisément à des abstractions brumeuses, lointaines, sapientales, générales et éthérées, alors que la posture métaphysique est présente dans l’installation la plus concrète des catégories philosophiques, en nos esprits. Ici Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty jouent pleinement de métaphysique, au sujet de l’être humain. Qu’en est-il exactement, de cette mise en place d’une position métaphysique? Et surtout, qu’est-ce que ça signifie? Eh bien, ça signifie que nos deux penseurs bourgeois, dans leurs jongleries explicatives sur la problématique émotionnelle des morts accidentelles, isolent la quantité d’êtres humains du lot de leurs autres caractéristiques. La métaphysique, c’est la pensée qui sépare, qui isole conceptuellement les catégories philosophiques, et qui hypertrophie (sacralise presque) l’élément valorisé et brandi, du moment. Ici, tout est censé se ramener au sort unique d’individus isolés, en monades.

L’humain, qui meurt dans un accident ou qui va s’assoir dans une salle de cinéma, est ici séparé, comme individu égocentré, de toutes les différentes caractéristiques le déterminant, y compris, crucialement, des caractéristiques procédant naturellement de ce que Merleau-Ponty appelle le collectif. Cela a comme conséquence qu’une chose qui arrive à un être humain spécifique, par exemple de mourir subitement, est aussi intégralement grave, problématique ou douloureuse, dans le cas d’un seul que dans le cas de deux, ou de plusieurs centaines. En procédant comme ça, en mettant en relief, en portant aux nues, l’humain qui meurt, on ne rougit pas d’une minimisation, pourtant assez simpliste, de la différence qualitative entre une bombe atomique, la scarlatine ou un autobus, autant de causes de morts humaines dont les motivations et les déterminations, essentielles ou accidentelles, varient pourtant grandement. Le jugement de valeur douloureux porté sur la mort de l’individu se veut un absolu métaphysique et, en ce sens, l’absolu ne peut se voir amplifier par une accumulation quantitative du nombre de morts. L’absolu c’est l’absolu. On ne le gonfle pas. On se retrouve donc dans une situation où, donnée comme négligeable, la catégorie de quantité est séparée des différentes particularités du changement qualitatif qu’elle entraîne. Pour bien montrer la difficulté de cette façon de procéder, en raisonnement, on peut d’abord, avant de s’enrichir (noter ce mot) de la sagesse vernaculaire de l’ouvreuse de cinéma, pensez à l’argent. Dire que gagner ou perdre un dollar, ce serait aussi grave, ou aussi anodin, que de gagner ou perdre cent ou dix milles dollars, c’est procéder intellectuellement comme si la quantité isolée spécifique… un dollars… était radicalement indépendante du changement qualitatif apporté par l’accumulation quantitative de dollars. Ce qui paraît parfaitement concevable dans le cas du drame d’une mort humaine, ce qui pousse à assumer, au moins au plan éthique, que la perte d’une vie humaine ou de quelques vies humaines est aussi grave que la perte d’un grand nombre de vies humaines, apparaît soudain du plus haut bizarre, dans le cas de l’argent. Il faudrait être Nelson Rockefeller pour prétendre que la perte de dix dollars ou de dix milles dollars, c’est kif-kif bourricot. Mais pourquoi cela apparaît-il non défendable, spécifiquement, dans ce cas, du pognon? Mais c’est tout simplement parce que le pognon a comme fonction exclusive d’être un indicateur quantitatif, c’est-à-dire quelque chose qui fait fonctionner des quantités d’avoirs, en leur instillant, inévitablement, des particularités qualitatives. Or ces dernières, dans le cas de la thune, ne peuvent venir que d’une accumulation quantitative, puisque l’argent n’est rien d’autre qu’un dispositif d’organisation des quantités. Si on veut exemplifier, pour notre esprit, de façon limpide, triviale presque, la corrélation directe entre les catégories de quantité et de qualité, il n’est que de s’aviser de l’impact sur la qualité de la vie de la détention d’une bonne quantité d’argent… nos sociétés fonctionnant comme elles fonctionnent encore.

Arrivons-en à l’ouvreuse de cinéma de Merleau-Ponty. Cette dame anonyme, d’abord, c’est une travailleuse. Elle est donc intimement engagée dans la plénitude dialectique (non-métaphysique donc) des problèmes qu’elle rencontre. Et ensuite, ce qualificatif de non-philosophe, ouvertement utilisé par Merleau-Ponty pour la décrire, sous prétexte qu’elle ne pense pas automatiquement comme Jean-Paul Sartre dans le déploiement de sa vie pratique, m’apparaît parfaitement non avenu et de fort mauvais aloi. Je dirais plutôt que cette ouvreuse de cinéma est bel et bien une penseuse, une philosophe, comme vous et moi, mais une philosophe tributaire d’une pensée ordinaire, c’est-à-dire ici, moins d’une pensée métaphysique, formulée et propre, que d’une pensée dialectique, active et malpropre. Ça veut dire que cette travailleuse en action, qu’on ne peut pas soupçonner d’hypertrophier le cogitatif contemplatif et passif, établit et reproduit, dans son esprit, les rapports de tensions qui sont associés aux jeux de connexions entre un lot de cinq spectateurs de cinéma, versus deux spectateurs de cinéma. Aussi, l’ouvreuse formule et reproduit, dans son esprit, les rapports de connexions et de tensions qui sont implicitement établis entre Merleau-Ponty lui-même, en train d’entrer dans le cinéma, et les autres personnes qu’il s’apprête à devoir déranger. Il semble qu’il faille rappeler qu’une ouvreuse de cinéma est une spécialiste empirique de ce genre de questions, et qu’à côté d’elle, nous, philosophes, ne sommes que de pâles néophytes, sur les arguties, plus délicates qu’il n’y parait, qu’elle rencontre au sujet des actions et des réactions des gens qu’on bouscule et percute dans une salle de cinéma, en y prenant place, après eux. Quand l’ouvreuse de cinéma décide qu’elle ne fera se déplacer que deux spectateurs plutôt que cinq, quitte à faire faire un plus long trajet au spectateur unique, et pleinement libre de ses mouvements, qui est en train d’entrer dans le cinéma en sa compagnie, eh bien, elle pondère ses alternatives, sans que la moindre ratiocination de l’individualisme n’entre en ligne de compte. Elle procède en percevant le groupe des deux et le groupe des cinq comme deux masses qualitativement distinctes. Les égos individuels composant ces deux masses comptent, pour le moment, moins que ces masses elles-mêmes, quinticéphales ou bicéphales. C’est en cela que la mobilisation de cet exemple par Merleau-Ponty est particulièrement réussie, au plan philosophique. La situation ordinaire qu’il y évoque est effectivement diamétralement opposée à celle des morts tragiques, quantifiables sans résidu, qu’avait commenté Sartre.

L’ouvreuse de cinéma fait ici face à un bon nombre de connexions qualitatives. Et celles-ci peuvent être de toutes natures. Ainsi, par exemple, on pourra évoquer un certain nombre de risques aléatoires. Si on dérange deux personnes, on réduit le risque que l’une d’entre elles soit excessivement contrariée, alors que si on en dérange cinq, ce risque pourrait tendre à augmenter. De plus, en dérangeant deux personnes, le petit brouhaha est plus minime qu’en en dérangeant cinq. L’impact sur le reste de la salle s’en trouve altéré, fonction de ces choix. C’est bien que tous ces gens, y compris Merleau-Ponty lui-même, en train d’aller s’asseoir à sa place, risquent moins de trébucher ou de se trouver emmerdés par la masse formée par le groupe de plusieurs personnes. On peu aussi supposer que l’ouvreuse, en entrainant ce spectateur unique un peu pincé, dans un grand déplacement autour de toute la salle de cinéma, soupèse ses risques. Elle présume, ou à tout le moins suppute, que ce personnage sera peut-être un petit sartrien bon teint qui évoquera pour elle, sous métaphysique intempestive, le dérangement, intégral et indiffèrent, de chaque égo isolé, assis sur son fauteuil, comme exclusif à chacun et quantitativement inerte… exprimant, de ce fait, le sien propre, de dérangement. Elle se doute qu’il faut faire avec cela aussi. Elle en a vu d’autres.

Comprenons-nous bien. Le caractère sartrien de cet argument, présenté par Merleau-Ponty à l’ouvreuse de cinéma, réside justement dans le fait de lui laisser entendre que chaque individu, dans son égo auto-centralisé, sera aussi intégralement dérangé, en monade absolue, comme s’il mourait, deux fois et/ou cinq fois, si bien que l’accumulation quantitative de ces dérangements serait dénuée de conséquences qualitatives. Eh bien, monsieur le philosophe, cela n’est pas conforme aux faits. Dans la réalité dialectique de l’existence, ce qui s’avère, c’est qu’une accumulation quantitative, y compris une accumulation quantitative de personnes humaines, est susceptible d’en amplifier qualitativement le réseau de connexions, y compris le réseau de connexions de résistances. On comprend bien que cette ouvreuse de cinéma n’est pas là seulement pour permettre à monsieur-individuel Merleau-Ponty d’aller s’asseoir dans une place confortable. Elle se doit aussi de s’assurer que tout est en ordre, globalement, dans sa salle de cinéma et qu’il ne se met pas à y avoir des contrariétés, des soucis, ou des olibrius qui se mettent à résister parce qu’on se plante debout devant eux, ou pour toutes autres raisons, dans ce genre. Petite instance d’autorité discrète, non-neutre et ayant plus de responsabilités que de pouvoir, l’ouvreuse de cinéma a conscience que la quantité humaine a des conséquences qualitatives, dans un espace où on requiert le calme et où les déplacements doivent être réduits à leur minimum. Elle voit à ce que les possibilités qualitatives d’altération de ce calme et de ce consensus minimum, soient, elles aussi, réduites au minimum. Pour ce faire, la quantité de personnes dérangées joue un rôle qualitatif capital. Aussi, si cette travailleuse n’a pas compris le raisonnement de Sartre, c’est à cause de l’imperfection limitée, je dirais la limitation distillée, de la pensée sartrienne, ayant, selon sa lancinante habitude, comme caractéristique d’encore une fois isoler métaphysiquement l’égo humain, surtout l’égo philosophant. Et de lui donner une amplitude monadique tellement grande que son accumulation semble apparaître comme négligeable. Toute accumulation quantitative, même minime, est susceptible de porter des rayonnements qualitatifs de toutes natures. Telle est la teneur dialectique fondamentale de la corrélation entre les catégories de quantité et de qualité. Et c’est cela, au niveau du principe des catégories philosophiques, et bien avant d’invoquer des critères moraux, éthiques ou humanistes, qui fait qu’il faut tenir compte des collectifs, même des petits collectifs, et même dans une ambiance aussi tranquille, feutrée, socialement stabilisée et fort peu contestataire, que celle d’une salle obscure.

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