7 au Front

De la rationalité comme fait anthropologique et historique

J’ai essayé de mettre en lumière que cette réflexion [au sein de l’organisation des savoirs et des pratiques dans les sociétés traditionnelles] procédait d’un appétit véritablement intellectuel, qu’il n’était pas du tout nécessaire d’introduire des éléments sentimentaux, mystiques ou émotifs, qu’il y avait, dans ce que nous appelons la vie sauvage, un désir de comprendre intellectuellement les choses de l’univers qui ne le cédait en rien, par son ardeur, par ses exigences, à ceux de la science moderne, bien que naturellement les résultats soient tout à fait différents.

Claude Lévi-Strauss, entretiens radiophoniques avec Jean José Marchand, 1972

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YSENGRIMUS — La thèse qui est mise de l’avant ici, notamment par Claude Lévi-Strauss, n’est certainement pas anodine. Elle repose sur un postulat fondamental dont le caractère définitoire doit être circonscrit adéquatement. Il s’agit du principe existentiel de la réflexion rationnelle même. On est en train de proposer qu’il existe une manifestation de souche, à la fois intrinsèque et déterminante, de l’approche intellectuelle des choses, chez l’humain historicisé. Le souci d’intellectualiser adéquatement le réel est une caractéristique anthropologique principielle et cela n’est pas un résultat historique tardif. Le service à la rationalité procède d’une configuration mentale et pratique non pas périphérique ou anecdotique mais centrale. Ici fonctionne probablement quelque chose comme la définition essentielle de ce qu’est l’hominisation et le statut de l’humanité, comme collectif. Ceci est capital pour comprendre qu’un bon lot de particularités humaines, présentes d’autre part, sentiments, mysticismes, émotions, impulsions, sont en place, certes, mais qu’elles sont densément imprégnées de ce qui amena l’être humain à passer de l’Afrique au reste du monde, à se déplacer, de rivages en rivages, d’îles en îles, à s’installer partout, à nager, à voler, à stabiliser, perpétuer, relayer, amplifier, troquer, commercer, l’ensemble des découvertes pratiques qui le feront devenir ce qu’il est devenu. Au nombre de ces découvertes pratiques anciennes figure, en bonne position, une conquête mentale et comportementale dialectique et collective. Celle de la rationalité.

Cette idée-force du primat anthropologique du rationnel ne se fera pas que des amis, surtout dans le miasme philosophique contemporain. Elle sera derechef attaquée. Que dire? Tous ceux qui rejettent abstraitement l’oppression, moins par solidarité subversive que par individualisme égomane, tous ceux qui stigmatisent une organisation systématique de l’existence, tous ceux qui ont des problèmes avec les figures d’autorité, tous nos grands et petits bourgeois blasés, qui baillent devant ce qui est industrieux, besogneux, laborieux (tout en en profitant amplement, et parasitairement)… semblent être tributaires d’une propension, d’une fixation, quasi réflexe, les poussant à s’attaquer hargneusement à la rationalité. Dans ce flux pulsionnel, on impute péremptoirement à la rationalité à peu près tous les défauts, intellectuels et matériels, contemporains qu’on peut imaginer. On associe la rationalité, dite parfois «rationalisation», au fric, au calcul mesquin, au profit capitaliste, aux coupures budgétaires, aux transports polluants, aux usines, à l’encabanement urbain docile, à la soumission bureaucratique, au militarisme, au systématisme étroit, à la rigidité mentale et pratique la plus terre-à-terre, aux dispositifs mécanistes de tous tonneaux. On traite dédaigneusement de «rationnel», ou pire de «cartésien», en vrac et de front, à peu près tout ce qui apparaît comme rigide, oppressif, émotionnellement livide, et fondamentalement déplaisant. Dans ce genre de prise de parti hautement intempestive, la rationalité ordinaire réelle sort particulièrement estourbie, déformée, caricaturée. Mais posons la question, ouvertement. Qui est l’irrationnel de qui, dans tout ceci? Vaste programme critique… Nous le ramènerons pour le moment à ses deux paramètres fondamentaux. Arrêtons-nous donc un petit peu aux deux grandes attaques, subies par la rationalité, de la part de ceux qui massivement la dénigrent, dans une perspective irrationaliste ou antiphilosophique. Deux grands corps d’arguments sont présentés par les penseurs, élitaires ou vernaculaires, qui considèrent que la rationalité est un comportement excessif, trop général, trop puissant, trop omnipotent, oppressif, glacial, ennuyeux et insensible.

La première accusation que l’on porte à l’égard de la rationalité ordinaire, c’est de la qualifier de scientisme. On postule alors, sans jamais argumenter la question de façon très détaillée ou intelligible, que quiconque fait la promotion d’une approche rationnelle de l’existence est nécessairement un thuriféraire triomphaliste des sciences de la nature et que ce personnage considère donc que la science institutionnalisée est la panacée de tous les problèmes intellectuels qui peuvent se poser, en tous sens. Donc, ici, on accuse la pensée rationnelle d’être un exercice, explicite ou implicite, de promotion scientiste. Or la chose est beaucoup plus nuancée que ça, surtout à l’époque où on est entré aujourd’hui, celle de l’augmentation exponentielle des arguties en matière d’hégémonie des sciences. Il est fort inadéquat de prétendre qu’une pensée rationnelle est nécessairement une pensée scientiste. Le fait est que des tas de scientistes peuvent être parfaitement irrationnels, surtout quand ils entrent en dérive dogmatique, en matière de détention de vérité, de rigidité des hypothèses et de certitude doctrinaire. La philosophie spontanée des savants et de leurs admirateurs est, bien souvent, tout sauf rationnelle. S’attaquer au scientisme, c’est beaucoup plus affronter, en le sachant ou sans le savoir, le positivisme, c’est-à-dire cette branche fort roide de la philosophie, spécialisée ou ordinaire, qui hypertrophie l’heuristique circonscrite des sciences de la nature et l’érige en un modèle intellectuel absolu et abstrait. Or, on observe, en réalité, qu’une épistémologie rationnelle adéquate des sciences, surtout des sciences contemporaines, préconise plus que jamais le doute méthodique et la prudence sapientale, par rapport à ces dernières. Les sciences fondamentales ne sont pas tout à fait les mêmes que les sciences appliquées et le rayonnement de prestige des sciences ne va pas sans que se manifeste une nette rigidification et dogmatisation du tout de leur dynamique de diffusion. Une sociologie rationnelle des sciences est nécessairement placée dans la position de questionner l’absolu des sciences et le caractère de vérité incontestable de ce que produisent les disciplines de l’analyse de la nature. La diffusion et la vulgarisation (noter ce mot, dans toutes ses implications intellectuelles) des sciences de la nature se fait habituellement au détriment des sciences humaines et sociales, ces dernières étant perçues comme trop critiques et, de ce fait, potentiellement séditieuses, donc dangereuses (notamment pour le capitalisme). Une nette hypertrophie du naturo-biologique (Darwin est partout) au détriment du socio-historique (Marx est nulle part) amplifie souvent cet inquiétant phénomène. Le personnage cyber-guignol d’Einstein, qui dit tout et son contraire en étant automatiquement traité ad personam comme un puit quasi-mystique de savoir et de vérité, confirme si nécessaire qu’il existe bel et bien un scientisme du tout venant, qui se doit d’être fermement remis en question par une rationalité philosophique adéquate. On mentionnera aussi tous ces olibrius contemporains du paranormal qui se donnent intensivement les sciences de la nature comme emballage conceptuel de surface, pour légitimer des notions parfaitement inadéquates, genre création-big-bang, phénomènes surnaturel divers, spiritualisme objectif, angélisme, immatérialisme, particule(s) de Dieu, et autres farfeluteries de ce genre. Tout ça tend à confirmer, si nécessaire, que rationalité n’est pas scientisme.

La seconde accusation à laquelle font face les penseurs qui servent la rationalité ordinaire, c’est qu’on les taxe de simplisme. Ainsi, après leur avoir reproché de trop s’organiser dans le cadre d’une pensée perfectionnée et d’un savoir scientifique élaboré, on fait tout juste le contraire. Dans l’autre angle, on reproche maintenant à la rationalité d’être trop simplette, trop clairette, trop carrée, trop mécaniste, trop étroite, trop charpentée, trop structurée, trop méthodique, et de rater le rendez-vous avec un grand nombre de particularités, relevant notamment du monde de l’imprévu, du pulsionnel, du passionnel, et de l’étrange. Il y a notamment le mythifiant, l’émotionnel, le sentimental, que la rationalité ne verrait pas, réduisant tout à une sorte d’approche insensible du monde. Encore une fois, ce qu’on fustige, dans ce genre de développements, c’est moins une rationalité qu’une caricature de rationalité. C’est ici que l’intervention de Claude Lévi-Strauss, citée en tête de cet article, prend tout son sel et acquiert toute son importance critique. Lévi-Strauss a su prudemment tourner le dos au primitivisme béat, cette croyance, très occidentale et bien ethnocentriste, selon laquelle quand on retourne, ou croit retourner, au fondamental primitif de l’être humain, c’est pour y rencontrer l’émotionnel, l’affectif, le pulsionnel, le mystifiant et le lot bringuebalant de tous les bonheurs de nos infantilismes perdus. Lévi-Strauss nous suggère qu’il est tout à fait possible de retracer, dans les sociétés traditionnelles, le paramétrage principiel de ce qu’a pu être quelque chose comme la révolution néolithique… Une observation et des hypothèses sont exécutées par des peuplades qui vont conquérir des résultats, qui, eux, ne déboucheront pas nécessairement sur des options scientifiques patentées, dans le style occidental. Ces cultures arriveront à adéquatement manier et manipuler la simplicité, en fabriquant des outils, des pirogues, des céramiques et bien d’autres objets astucieux, fonctionnels, esthétiques, dynamiques, transmissible, et fondamentalement significatifs. Il n’y a pas le moindre simplisme dans ceci, mais plutôt une version alternative du perfectionné et du sophistiqué. On se retrouve donc dans une situation où, lorsqu’on se tourne vers les sociétés traditionnelles, c’est pour s’apercevoir que, hors-simplisme, elles sont arrivées à s’organiser sur un mode de rationalité ordinaire qui a produit des résultats aussi perfectionnés que différents de ceux qu’ont pu capter les canaux de la recherche scientifique conventionnelle, tout en continuant de fonctionner, empiriquement et intellectuellement. Nous ne savons pas tout et ceux qui accusent la rationalité de prétendre tout savoir vont devoir envisager de s’ouvrir, en méthode et sans sentimentalisme, aux acquis… des rationalités autres.

Il est non avenu et inadéquat d’opposer, de façon binaire et polarisée, le rationnel, le froid, le radicalement auto-contrôlé et auto-régulé d’un côté, et, de l’autre côté, l’émotionnel, le pulsionnel, les religiosités, l’art. Quand on procède comme ça, en réalité, la critique qu’on prétend produire de la rationalité pêche par une inadéquation de la définition initiale de ce phénomène. La radicalité gnoséologique de la rationalité traverse toutes les démarches, y compris les démarches artistiques, pathétiques ou cathartiques. En encadrant les choses de cette façon, on s’aperçoit que la rationalité est beaucoup plus souple, beaucoup plus dialectique, que voudraient le laisser croire certains objecteurs. Les accusations de scientisme et de simplisme qui ont été formulées envers la gnoséologie rationnelle et l’intelligence de la méthode, procèdent elles-mêmes d’une méthode, celle consistant à dénaturer argumentativement l’adversaire, par avance, pour faciliter l’acheminement des bottes qu’on lui porte, tout en esquivant les subtilités qu’on lui nie implicitement. La rationalité est le modus operandi vernaculaire de la vie ordinaire. Elle a émergé, en nous, collectivement, depuis des millions d’années. De ce fait, elle fait certainement désormais partie de la définition principielle de ce qu’est l’être humain. Ce n’est pas un cadre de représentations exclusif, mais c’est certainement une vision du monde. La rationalité se sert et se conquiert. Et elle mérite certainement mieux que le sort que lui font un certain irrationalisme et une certaine antiphilosophie. Mollo mollo, donc, envers cette halle intellectuelle par excellence où déterminisme anthropologique et historicisation progressive se rejoignent, soit nul autre que le crucial espace pratique et mental de la curiosité rationnelle.

Fabrication de grandes pirogues au Mali

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Une réflexion sur “De la rationalité comme fait anthropologique et historique

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