Sergey Glazyev en conversation avec Radhika Desai et Alan Freeman sur la nouvelle guerre froide
Par New Cold War, sur Sergey Glazyev en conversation avec Radhika Desai et Alan Freeman (reseauinternational.net)
Par Claudio Buttinelli cet article est disponible en anglais, en italien et en espagnole ici:
Articles du 28 Aout 2023
Radhika Desai est analyste géopolitique et professeur d’économie à l’Université de Manitoba au Canada. Peu connue en France, elle fait partie, selon le statisticien mexicain Juan C Diaz-Herrera, des dix meilleurs analystes géopolitiques du monde, et c’est, également, la seule femme à figurer dans ce classement. Elle anime régulièrement avec Michael Hudson des entretiens, Geopolitical Economy Hour pour suivre et analyser l’histoire économique et les changements actuels, avec un focus tout particulier pour la dédollarisation, et parfois des invités comme Pepe Escobar, Ann Pettifor, Mick Dunford et d’autres. Elle dirige avec Alan Freeman, qui est également économiste, le Geopolitical Economy Research Group.
Radhika Desai et Alan Freeman ont participé aux rencontres du Club Valdaï en avril où ils ont interviewé, notamment, Sergey Glazyev. Cette interview, même si elle date de quelques mois, donne à voir l’évolution des enjeux et des tendances économiques en Russie. A. Meilhan.
Nous avons rencontré Sergey Glazyev au Forum économique de Saint-Peterbourg où, après avoir été longtemps une voix solitaire demandant à s’éloigner du néolibéralisme pour prendre un chemin vers la planification, vers une politique industrielle, vers la redistribution et l’intégration avec les économies de l’Asie, il figure désormais parmi une majorité d’intervenants qui sont d’accord avec lui. La guerre a remis la Russie dans son axe.
Glazyev nous a accordé une entrevue et nous avons commencé par lui demander ce qu’il pensait de la conduite de l’économie par le président Poutine. Glazyev a répondu en disant, simplement, que Poutine ne semblait pas avoir de stratégie. La conversation s’est tournée ensuite vers les sanctions imposées par l’Europe et nous avons discuté de la déclaration d’Angela Merkel, largement relayée, disant que les Européens ne s’étaient jamais engagés en bonne foi dans le processus de paix des accords de Minsk II mais uniquement dans l’objectif de laisser du temps à l’Ukraine pour s’armer, bien qu’une lecture actuelle de l’interview puisse suggérer qu’elle était bien plus ambiguë.
«Mais Hollande n’a-t-il pas dit quelque chose de similaire ?», a suggéré Glazyev. Et en effet il l’a dit, bien que cette posture révèle que les Européens agissent contre leurs propres intérêts. Glazyev en a convenu : «Pourquoi sont-ils si stupides ?» a-t-il demandé, s’interrogeant si ceci voulait dire que le «milieu des affaires européen» n’était pas si influent, et qu’il ne pouvait pas agir sur les décisions politiques. Nous avons suggéré qu’il y a une crise de la direction politique.
Glazyev a alors orienté la conversation vers la Grande Bretagne. «Pourquoi la Grande-Bretagne est-elle si agressive ? Tous les Premiers Ministres que nous avons eu ces deux dernières années ont agi envers la Russie avec beaucoup d’agressivité», a-t-il dit. «En fait, ils sont même plus agressifs que les Américains. Quelle en est la raison ?» Nous avons rappelé que «aucun dirigeant européen n’a jamais rompu avec l’Amérique à part Hitler», ce qui a fait rire Glazyev. Le fait est que les États-Unis ont quasiment reconstruit l’Europe d’après-guerre, imposé le dollar, détruit la Grande Bretagne, pris en main la reconstruction de l’Allemagne et toléré le fascisme pour leurs propres raisons. Aussi l’Europe est depuis longtemps un actif, une possession des États-Unis.
Glazyev est retourné à la question anglaise. «Je veux dire que la stratégie américaine est assez claire : ils veulent détruire la Russie parce qu’ils veulent conserver leur hégémonie et isoler la Chine, ils le disent ouvertement. Pourquoi l’Angleterre est-elle si impliquée dans ce conflit ? En fait, ils entrainent des soldats ukrainiens, ils sont impliqués très profondément même sur le front. Et ils poussent Zelensky tout le temps..».
Ceci fait partie, selon nous, d’une histoire plus longue qui remonte à la prise de position historique de la Grande-Bretagne en faveur du libéralisme américain contre le régionalisme productif de l’Allemagne, un choix pour lequel elle a été punie par les États-Unis qui ont joué un rôle majeur dans le déclin de la puissance britannique après la Deuxième Guerre mondiale. Depuis cette époque, l’élite britannique est dirigée par la notion stupide qu’elle a une «relation spéciale» avec les États-Unis et la Grande-Bretagne joue le rôle de partenaire junior et idéologiquement zélé des États-Unis dans leur quête de domination mondiale.
«Ainsi ils n’ont pas de stratégie propre ?» a demandé Glazyev. Non, ils n’en ont pas. La soumission de la Grande Bretagne a nécessité une capitulation précoce de la gauche du Parti travailliste, qui s’était opposée aux armes nucléaires après 1945 jusqu’à ce que son dirigeant vénéré, Nye Bevan, change de position en 1951. L’intérêt américain pour la Grande Bretagne se tourne également vers le chapelet de bases navales qu’elle possède, particulièrement dans l’hémisphère Sud, raison pour laquelle les Îles Malouines sont si importantes.
Glazyev en est alors arrivé au cœur de sa préoccupation à propos de l’agressivité de la Grande Bretagne :
«Je vous demande, parce que ce n’est pas clair, après la décision, vous savez, de la Cour pénale internationale, d’arrêter notre président. J’ai analysé les membres de cette cour, qui ils sont, qui a pris la décision. Leur procureur est anglais, et son frère est en prison, le frère du procureur. Parce qu’il est homosexuel et pour des violences sur des enfants, ou quelque chose comme ça. Ainsi il n’est pas seulement homosexuel mais également pédophile. Et juste avant que le procureur de cette Cour pénale internationale envoie l’ordre, son frère, sa peine a été réduite de deux tiers. Ainsi c’est assez clair que la Cour Internationale est manipulée par les Anglais. Pas par les Américains, je pense. Mais cette décision est très importante, elle a un caractère symbolique, parce que je pense que jusqu’à cette décision, il y avait une certaine entente entre notre élite et les Américains pour penser que d’une manière ou d’une autre nous devions arrêter la guerre. Mais après que cette décision a été prise, plus de négociations».
Ceci, bien sûr, raisonnait avec comment la visite de Boris Johnson à Kiev a arrêté les négociations pour la paix en mars 2022. Au même moment, nous lui avons rappelé que les États-Unis ne parlaient pas toujours d’une même voix. Il y a des factions en faveur de la guerre et d’autres contre. L’Angleterre semble être alliée avec ces factions qui veulent pousser en direction de la guerre. Et puis il y a le problème de la crise de la direction politique en Europe et en Occident de manière plus générale qui amène des gens comme Trump, Johnson et même Truss à des positions de premier plan. Qui plus est les États-Unis, en particulier, se battent pour maintenir ce qu’il reste de leur position mondiale déclinante. Ils n’ont jamais réussi à accepter le développement, même modeste, du reste du monde, et sûrement pas avec leur accord.
Une des autres raisons de cette manie de la guerre en Occident est, bien sûr, les opportunités commerciales qu’elle offre. «Opportunité dans la production d’armement ?» a demandé Glazyev ? Et bien ça, et aussi l’intérêt du capital occidental pour acheter les installations productives et les terres ukrainiennes, tout particulièrement dans un contexte où Zelensky, ayant interdit l’opposition, fait passer des lois à toute vitesse de manière à ce que l’Ukraine soit économiquement encore plus libérale, contre les intérêts des travailleurs et des syndicats, et ainsi de suite. Ainsi, s’il reste quoi que ce soit de l’Ukraine après la guerre, ce sera un paradis pour cette sorte de gens, nous avons suggéré. «Alors ils veulent aller en Ukraine pour faire des affaires ?» a demandé Glazyev. Oui, selon nous.
Et il y a la question de la Russie que l’Occident a toujours voulu briser. Glazyev connaît bien ce sujet aussi : «Une des choses à comprendre à propos de la stratégie américaine, c’est est-ce qu’ils suivent la théorie de Mackinder ?» C’est la théorie du début du XXe siècle selon laquelle qui contrôle le «heartland» de l’Eurasie, précisément le territoire qui est aujourd’hui la Russie, contrôle de monde. Nous avons discuté combien cette théorie était loin d’être dépassée et quelle forme moderne elle prend, par exemple, dans le travail de Zbigniew Brzezinski. L’hostilité anglo-américaine envers la Russie n’était pas juste motivée par le fait qu’elle était communiste : ce n’était pas juste de l’idéologie. C’était aussi à propos du fait que le monde communiste dans son intégralité, et toutes les parties du Tiers monde qui étaient soutenues par le monde communiste, essayaient de mener leurs économies de manière à ne pas se soumettre aux intérêts occidentaux. Le communisme n’est que le bord le plus tranchant de la résistance à l’impérialisme.
Après cela Glazyev a mené la conversation dans une direction intéressante :
«Maintenant je vous pose cette question : si les élites américaine, les élites des affaires particulièrement, voulaient contrôler le marché russe, l’économie russe, ils n’avaient aucun intérêt à faire ce qu’ils font actuellement en Russie. Parce que dans les faits, le business classique russe était sous leur contrôle, la participation occidentale était très élevée. L’industrie de l’aluminium, même l’industrie du pétrole, ils avaient tous beaucoup de directeurs occidentaux. En fait, le commerce du pétrole était contrôlé principalement non pas par des responsables russes mais presque toutes les compagnies pétrolières avaient des responsables américains ou européens aux postes de direction. Si on regarde la politique monétaire, elle est totalement alignée sur les recommandations du FMI. La Russie est le plus gros donneur national du système financier anglo-américain. Ils n’avaient aucune raison d’avoir peur ou de se battre avec Poutine, parce que notre politique économique étaient exactement celle qui était bonne pour l’Occident».
Un ensemble de points très intéressants, nous avons pensé et nous nous sommes demandés si ce dont l’Occident avait réellement peur n’était pas le potentiel qu’un gouvernement fort d’une Russie intacte, le gouvernement d’un très grand pays, puisse à un certain moment s’affirmer d’une manière qui n’était pas envisageable pour l’Occident, et, dans tous les cas, ils trouvaient même la moindre affirmation des intérêts de la Russie sous Poutine, après la soumission de Yeltsin, tout simplement effrayante.
C’est, a dit Glazyev, la raison de son intérêt pour la théorie de Mackinder :
«Parce que je pense que s’ils suivent les idées de Macinder, c’est assez compréhensible. Mais si vous voulez contrôler l’économie russe, c’est une politique absurde, parce que maintenant (après le commencement des hostilités l’année dernière) ils ne contrôlent plus rien. Toutefois, même maintenant, l’aluminium russe est contrôlé par le Trésor américain. Rusal était sous sanctions et ils ont trouvé un accord. Ils ont trouvé un accord selon lequel le Trésor américain, pas les partenaires commerciaux mais le Trésor, a le droit de contrôler le directeur de Rusal. Ainsi tous les responsables directs de Rusal sont membres d’une direction nommée ou approuvée par le Trésor américain».
«Est-ce que c’est toujours le cas ?» «Toujours maintenant. Je pense que c’est formel, bien que dans la réalité cela ne fonctionne pas. Mais ça donne juste un exemple pour comprendre que les Américains pouvaient tout faire en Russie, tout ce qu’ils voulaient, tout ce que voulait telle ou telle compagnie, les compagnies européennes contrôlaient toute l’industrie automobile».
Après une discussion sur les élections américaines, la conversation s’est tournée vers la situation mondiale et ses potentiels. Pour Glazyev, la situation était :
«Assez claire. Que la Chine et l’Inde vont devenir les leaders mondiaux au niveau économique, dans les prochaines années et jusqu’à la fin du siècle. Et si vous regardez les plans quinquennaux de la Chine, ils peuvent les accomplir. Et maintenant, dans l’actuel plan quinquennal, leur principal objectif est la souveraineté technologique. Et si vous regardez les dépenses de Recherche et de Développement en Chine, ils sont en pointe dans la 5 G, et je suis sûr qu’ils vont passer en première position au niveau technologique dans les dix prochaines années. Ils produiront et exporteront alors plus de marchandises high-tech que les États-Unis. Ça c’est dans cette partie du monde. J’ai été en Indonésie en janvier. Jakarta se développe de manière fantastique. Ainsi, toute cette région est en train de grandir».
«Et pour cette partie du monde, il est assez clair que, selon les prévisions d’Arrighi, le monde est en train de bouger vers le cycle asiatique d’accumulation du capital. Et dans tous ces pays vous avez une idéologie socialiste. En Chine c’est assez clair, mais en Inde, je suppose, la constitution indienne est plutôt socialiste».
Nous avons discuté la difficulté à saisir la position indienne, étant donné la politique visant à diviser du gouvernement, les performances économiques désastreuses délibérément cachées par des mesures statistiques très problématiques et les forces potentielles pro-occidentales qui restent prédominantes. Cependant, «l’Inde est, bien sûr, très importante. Parce que si l’Inde conserve une position neutre, le monde sera stable. Si les Américains et les Anglais interfèrent dans la politique indienne, ils essayeront d’organiser une guerre entre l’Inde et la Chine, ce qui serait un cauchemar. Mais pour eux, cela leur donnerait une bonne opportunité pour gagner. Tellement de choses dépendent de l’Inde, parce que je suis sûr que, en fait, je ne connais pas le détail, mais je regarde seulement les statistiques officielles, que l’Inde a le taux de croissance le plus élevé, la population la plus importante, des opportunités immenses de croissance. La connexion avec la Russie et notre région se développe aussi très rapidement. Le commerce avec l’Inde a été multiplié par trois l’année dernière. Et l’Inde peut produire tout ce qui peut être utile en Europe. Ainsi ça prendra peut-être un an ou deux pour que le commerce avec l’Inde soit multiplié peut-être par cinq. Vous voyez, pendant la période soviétique, le commerce était dix fois plus important que ce qu’il est maintenant, parce que presque toutes nos ressources allaient vers l’Occident. Ainsi si l’Inde pouvait rester tranquille et stable, je pense que les pays occidentaux n’auront aucune chance. Parce qu’en Europe, c’est la catastrophe. Aux États-Unis, vous dites que le chaos grandit».
Avec les élections américaines de 2024 qui passent déjà à la vitesse supérieure, les choses pourraient devenir assez problématiques, nous pensons, et Glazyev en convient : il pourrait y avoir une «guerre civile» il suggère. Même ainsi, il pense qu’en dépit du désordre politique aux États-Unis, «les Américains ont gagné la première phase de cette guerre, et ils ont achevé tous les objectifs qu’ils s’étaient fixés dans un premier stade. Ils contrôlent l’Europe, qui était l’objectif pour le premier stade de la guerre. L’Europe est structurellement sous leur contrôle. Ça c’était la première étape. La deuxième étape était de détruire la Russie. Et là, je pense qu’ils ne vont pas réussir. Ainsi, en dépit de tous les problèmes, je suis sûr que cette guerre, en fait, sera économiquement dommageable pour la Russie. Mais la situation politique fait que, si nous ne finissons pas cette guerre, la position de Poutine se durcira. Un ou deux millions de personnes ont peut-être quitté la Russie. Le problème est que c’est principalement des jeunes, hautement éduqués. Et bien sûr, c’est un dommage immense pour notre économie. Mais néanmoins, je suis sûr que nous survivrons et que l’Amérique n’atteindra pas ses objectifs pour la deuxième étape. Nous avons seulement besoin d’une année, parce que selon nos prévisions, que nous avions fait il y a près de quinze ans, l’année prochaine sera cruciale. Vous connaissez les grandes vagues ?»
«Les grandes vagues, les cycles Arrighi, tous les cent ans. Nous allons avoir un tournant autour de l’année 2024. Et nous arrivons à ce tournant. Et ce tournant, il arrivera avec les élections présidentielles. Quand nous avons fait cette prévision il y a quinze, nous n’avons pas pensé aux élections, maintenant cela devient clair comment cela pourrait arriver. Un tournant dans les cycles majeurs… l’ordre mondial qui a commencé à changer après l’effondrement de l’Union soviétique est maintenant dans une période de transition, cela arrive avec l’effondrement de la Pax Americana».
«Ainsi, la Pax Americana est en train de s’effondrer, parce qu’en dépit du fait qu’ils contrôlent désormais l’Europe, ils ont perdu leur monopole d’imprimer la devise mondiale. Juste hier nous avons eu l’information que même la France a décidé de faire des échanges avec la Chine en yuan».
«Le Brésil a commencé à faire du commerce en devise nationale. Le gouvernement indien a déclaré qu’il payerait ses exportations en roupies. Ainsi le dollar a perdu sa position. Et c’était très stupide de leur part de saisir les réserves russes. Et bien sûr, en se basant sur leur pensée court-termiste, ils auraient dû être dans une très bonne position. Ils contrôlent l’Europe, ils ne dépensent par leur argent pour la guerre ; 80% des crédits qu’ils accordent à l’Ukraine sont dépensés pour acheter des armes américaines et sont garantis par les réserves russes. Ainsi ils n’ont pas dépensé un seul dollar dans cette guerre. Et ils ont achevé leurs objectifs. Mais à long terme ils ont perdu le monopole de la devise mondiale. Et avec en plus la crise bancaire, leur position financière a empiré. Et tant qu’ils n’ont pas une économie qui fonctionne… vous voyez les chaines de production sont détruites, alors ils ne comptent que sur la monnaie qu’ils impriment, et c’est fini».
La tendance du système financier américain à créer des bulles spéculatives qui vont inévitablement exploser, selon nous, teste, au bout du compte, les limites de la tolérance mondiale, Glazyev en a convenu, «oui, et maintenant plus personne n’achète de bons du trésor américains».
Enfin, nous nous sommes tournés vers le sujet de l’intégration eurasiatique que la guerre a définitivement accélérée. «Nous avons des accords avec l’Inde, l’Iran et la Russie depuis l’année 2000 à propos des corridors de transports Nord-Sud», a rappelé Glazyev :
«Pendant vingt ans, nous n’avons rien fait. Rien du tout. Maintenant, après ces sanctions occidentales, le président Poutine a pris la décision et le gouvernement est maintenant en train d’investir beaucoup d’argent dans ce corridor. Et je suis sûr, peut-être dans deux ans, ce serait utile de faire une bonne route de transport depuis la Russie jusqu’à l’Inde à travers l’Iran ; le commerce va augmenter et la coopération va grandir. Ainsi les ressources russes seront allouées à l’Inde, et c’est très bien pour la Russie parce que nous avons besoin de concurrencer la Chine. Parce que les Chinois sont des négociateurs très durs : ils veulent contrôler les prix. Et peut-être que cela aidera l’Inde à se développer».
Et cela créerait très probablement de justes incitations pour que les gouvernements indiens abandonnent leurs inclinations occidentales, selon nous. Glazyev s’est alors tourné vers le Brésil :
«Le Brésil est un autre sujet intéressant et incertain. Je ne sais pas si les Américains contrôlent le gouvernement du Brésil ou pas, du moins ils contrôlent la banque centrale, jusqu’à maintenant, ça j’en suis sûr. Parce que la banque centrale brésilienne mène une politique épouvantable, comme la banque centrale russe. Toutes les recommandations du FMI».
La politique monétaire restrictive a d’assez sérieuses répercussions, estime Glazyev : «pas de crédit, pas de contrôle des capitaux. Et c’est pour cette raison, je pense, que Mme Dima Roussef a perdu le pouvoir, à cause de la politique de la banque centrale brésilienne» :
«Pour en finir avec les affaires mondiales, dans cette discussion, je pense au futur. Je pense que beaucoup trop de choses dépendent de l’Inde et du Brésil. Parce que la situation des États-Unis est assez claire : leur seule chance de maintenir au moins une part de leur leadership et de leur hégémonie sur le monde est d’organiser toujours plus de guerres, la guerre entre l’Inde et la Chine. Mais je pense qu’ils n’y arriveront pas. Parce que les Indiens et les Chinois ne sont pas si stupides pour démarrer la guerre entre eux. Bien sûr, ils peuvent organiser une sorte de révolution islamique en Inde, mais je pense que ça n’aboutira pas…»
«Aussi je pense que la Pax Americana est en train de s’effondrer. Le système du dollar s’effondre. Ce que nous sommes en train de penser maintenant… c’est très drôle. J’ai dit, quand j’étais ministre du commerce extérieur en Russie, c’était l’année 1993, et j’ai dit au Président Yeltsin que nous devions exporter le gaz et le pétrole en roubles, pas en dollars. Et pendant ces trente dernières années, j’ai plaidé pour que le commerce en Russie se fasse en roubles, à cause de l’énorme fuite des capitaux. Et ça continuait, très simplement, à cause de l’immense corruption. Nous fournissions du pétrole et du gaz à l’Europe à un prix, et le prix de vente était cinq fois plus élevé. La différence était deux ou trois fois plus importante. Et tout cet argent allait dans les poches des responsables corrompus des compagnies de gaz et de pétrole, et sur les marchés étrangers. Si on commerçait en roubles, cela n’arriverait pas. Ils m’ont dit pendant tout ce temps, c’est impossible, nous ne pouvons pas faire des échanges en roubles parce que nous avons des accords qu’il faut beaucoup de temps pour changer, nous allons perdre de l’argent. Mais quand la guerre a commencé, nous avons immédiatement basculé vers le rouble, en une semaine».
Toutefois les pressions pour retourner à nouveau vers le néolibéralisme ne sont totalement absentes :
«Vous voyez, lorsque la banque centrale a été isolée du marché des devises parce qu’elle avait perdu toutes ses réserves de devises, le rouble est monté. C’est arrivé à cause des énormes excédents commerciaux. Ainsi, 80% des recettes des exportations étaient vendues à la Bourse de Moscou. Et pour cette raison, le rouble est remonté, pas à cause d’une quelconque politique de la banque centrale. Et la banque centrale était isolée, et le rouble était valorisé. Et puis après le premier choc, Nabiulina, trois mois après, a recommencé à libéraliser la réglementation des exportations. Et maintenant, ils rejettent complètement cette vente obligatoire des recettes des exportations».
«Ainsi ils ont de nouveau libéralisé la régulation et dit aux exportateurs qu’ils devaient garder les revenus des exportations à l’étranger. À mon avis c’était une décision épouvantable et premièrement parce que vous ne pouvez pas garantir la sécurité de cet argent. Deuxièmement, s’ils gardent l’argent en roupies, en renmibi ou en autres devises, il y a toujours un risque sur les taux de change. Néanmoins, l’année dernière, le montant de la fuite des capitaux s’est élevé à 240 milliards de dollars. C’est beaucoup plus que n’importe quelle autre année, nous avions des fuites de capitaux de plus de 100 milliards de dollars chaque année, mais maintenant c’est 240 milliards de dollars. Cet argent n’est pas rentré à cause de la politique de la banque centrale. Vous voyez, le problème c’est qu’il n’y a pas de décision sur la mobilisation de l’industrie, seulement sur la mobilisation des personnes. Alors que pour l’industrie, pour la politique économique, il n’y a rien eu de tel. Les usines n’atteignent qu’environ 60% de leur capacité de production. Dans certaines industries, comme les machines outils par exemple, seulement 25% de la capacité de production est utilisée. Ainsi, la politique économique est toujours pro-libérale».
«[Poutine] pense que l’Europe s’effondre et qu’ils ne seront plus capables de continuer cette guerre, et il attend les élections présidentielles aux États-Unis. Et en même temps, au niveau interne, il pense que tout va bien, vous savez, parce qu’il y a un an les prévisions du FMI et de la Banque mondiale disaient que l’économie russe allait chuter de 12%. Notre banque centrale lui avait immédiatement re-traduit que nous étions dans une très mauvaise situation, que nous nous battions contre l’Occident entier, ce qui était votre décision, nous devons payer, l’économie va chuter d’environ 10%. C’était une prévision de la banque centrale, j’ai insisté dans mes rapports que nous pouvions avoir une croissance de 10% parce que nous avions désormais un immense marché qui est libéré des produits européens. A peu près 25% de la consommation venait des importations européennes. Ainsi, nous pouvons augmenter la production [pour fournir la demande]. Nous pouvons produire par nous-même au moins la moitié de ce que nous importions d’Europe. Ainsi, du côté de la demande, nous avons 25% d’opportunité de croissance. Et du côté de l’offre, nous sommes à 60% de capacité, aussi nous pouvons augmenter la production de 40%. Pourquoi ne pas avoir 10% de croissance ? Et Poutine a dit que nous devions accélérer les substitutions d’importation. Il a dit cela, mais la banque centrale a augmenté les taux d’intérêt. Et il n’y a pas de crédit, alors maintenant il y a une immense fuite des capitaux, et les investissements n’augmentent pas».
Nous avons discuté sur les raisons pour lesquelles Poutine n’a pas changé la direction de la banque centrale. Est-ce que c’était pour plaire aux oligarques ? Glazyev ne le pensait pas : «vous voyez, les oligarques ne sont plus si influents parce qu’ils sont très mécontents de la situation et qu’ils ont perdu beaucoup d’argent». Et leurs maisons, et leurs yachts ! Alors qu’elle était la raison pour laquelle Poutine n’a pas mis quelqu’un d’autre à la tête de la Banque centrale ?
«Vous voyez le problème principal est que, bien sûr, il y a un gouvernement fort qui est maintenant plus ou moins efficace. Ainsi, ils ont organisé le contrôle général de toutes les dépenses du gouvernement, ils ont introduit les technologies numériques pour suivre ce que le gouvernement fait, ils poursuivent clairement les objectifs qu’ils ont annoncé, les projets nationaux et ainsi de suite, mais ils ne peuvent pas le faire sans crédit. Et l’année dernière, le gouvernement allait très bien parce qu’avec les prix élevés du pétrole et des exportations de matières premières, il y avait un énorme excédent commercial. Et alors, en dépit du fait que le volume d’échanges commerciaux avait baissé, l’argent avait augmenté. À cause des prix. Et ils ont eu beaucoup d’argent pour le budget. Maintenant, la situation est en train d’empirer. Les prix sont en train de descendre».
Est-ce qu’ils vont continuer à descendre ? Nous avons demandé.
«Et bien nous ne les contrôlons pas. Le coût de l’importation est maintenant plus important et il augmente, ce qui fait que le surplus commercial n’est plus si important, pas aussi élevé que l’année dernière, aussi les conditions, les conditions externes pour l’économie de la Russie empirent. Et en même temps, nous avons atteint une baisse de 2% du PIB l’année dernière. Et il [Poutine] pense que c’était un succès parce que ce n’était pas une baisse de 12%. Et que ça aurait pu être pire. Ainsi nous avons survécu. C’était l’objectif principal de l’année dernière – juste survivre. Et maintenant nous avons prévu que nous aurions peut-être une croissance de 2%».
Nous avons terminé en nous demandant combien de temps durerait la guerre : Glazyev pensait que «si elle se poursuit jusqu’à l’année prochaine, je pense que l’opinion publique sera très négative. Parce qu’en fait, tout le monde pense que nous pouvons en finir en une semaine».
source : New Cold War
Versão em Língua Portuguesa:
https://queonossosilencionaomateinocentes.blogspot.com/2023/08/sergey-glazyev-conversa-com-radhika.html