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Revenu universel : une universelle mystification

Extrait du texte de notre revue Matériaux Critiques N° 8 : « Revenu universel : une universelle mystification » https://materiauxcritiques.wixsite.com/monsite/textes L’idée que la solution à la précarisation du monde et à la paupérisation des classes subalternes consisterait à octroyer à tous les citoyens un revenu de subsistance de base comme filet social minimum apparait régulièrement au sein des cénacles où s’élabore la pensée radicale bourgeoise. Une fois celui-ci établi, chacun serait libre de travailler au-delà s’il désire plus de revenu. Cette proposition rallie un ensemble disparate de rénovateurs du capital allant du Pape aux libéraux, en passant par les verts et les restes de la social-démocratie. Il s’agit d’une fausse « bonne idée », qui est déjà tendanciellement en voie d’accomplissement et qui donnerait à l’État un control démocratique « totalitaire » sur l’ensemble de la population, camouflant au passage la constance de la lutte entre classes antagonistes. Nous allons critiquer cette fausse solution qui substitue une dépendance étatique orwellienne à l’exigence communiste de l’abolition du salariat et du travail. Pour ce faire, nous reviendrons sur la définition marxiste du salaire et du salariat afin de mieux comprendre ce qui se cache derrière une proposition qui pourrait paraître alléchante. Nous analyserons ensuite quelques enjeux politiques de ce qui constitue une « ubérisation » du marché de l’emploi ainsi qu’une réalisation dictatoriale et formelle de la démocratie sociale.

Dessin de Soulcié
L’idée que la solution à la précarisation du monde et à la paupérisation des classes subalternes consisterait à octroyer à tous les citoyens un revenu de subsistance de base comme filet social minimum apparait régulièrement au sein des cénacles où s’élabore la pensée radicale bourgeoise. Une fois celui-ci établi, chacun serait libre de travailler au-delà s’il désire plus de revenu. Cette proposition rallie un ensemble disparate de rénovateurs du capital allant du Pape aux libéraux, en passant par les verts et les restes de la social-démocratie.
Il s’agit d’une fausse « bonne idée », qui est déjà tendanciellement en voie d’accomplissement et qui donnerait à l’État un contrôle démocratique « totalitaire » sur l’ensemble de la population, camouflant au passage la constance de la lutte entre classes antagonistes. Nous allons critiquer cette fausse solution qui substitue une dépendance étatique orwellienne à l’exigence communiste de l’abolition du salariat et du travail. Pour ce faire, nous reviendrons sur la définition marxiste du salaire et du salariat afin de mieux comprendre ce qui se cache derrière une proposition qui pourrait paraitre alléchante. Nous analyserons ensuite quelques enjeux politiques de ce qui constitue une « ubérisation » du marché de l’emploi ainsi qu’une réalisation dictatoriale et formelle de la démocratie sociale.
Qu’est-ce que le salaire ?
Le salaire représente la forme privilégiée de rémunération sous le mode de production capitaliste. Mais il n’est pas la seule ; pour certaines professions comme pour les notaires ou les avocats on parle d’honoraires. Existent également une série d’allocations relatives à des questions particulières telles que le chômage, les maladies, les études, le logement ou les enfants. Sans oublier bien entendu les rémunérations du capital ; rentes mobilières, immobilières et autres dividendes. Quoi qu’il en soit, pour la grande partie des travailleurs qui n’ont comme seule richesse que leur force de travail, la vente de celle-ci en échange d’un salaire est l’unique moyen de subsistance. La force de travail désigne donc une marchandise spécifique correspondant à « l’ensemble des capacités physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire
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des choses utiles » K. Marx, Le Capital, Livre I, p.170, éditions sociales, Paris, 1975. Ce que vend le prolétaire n’est pas son travail mais sa force de travail. Le patron consomme celle-ci en s’appropriant la totalité des marchandises produites durant la journée de travail contractuellement fixée (contrat de travail signé démocratiquement entre vendeur et acheteur, fixant un prix pour un certain nombre d’heure de prestation). Un différentiel va alors se créer entre la valeur de la force de travail (correspondant au prix moyen des marchandises qui entrent dans sa (re)production) et la valeur des marchandises produites par le travailleur dans un temps imparti. Cet écart constitue en fait le degré d’exploitation du travailleur.
Le rapport salarial est donc d’abord un rapport d’exploitation camouflé par un libre échange entre acheteur et vendeur de la marchandise force de travail. Dans le cours du développement capitaliste la productivité du travail social s’exprime par une dévalorisation des moyens de subsistance et se traduit par une augmentation et une prépondérance de l’extorsion de la survaleur relative : c’est le mode de production spécifiquement capitaliste.
Le salaire est le prix de cette marchandise force de travail. «La valeur d’échange d’une marchandise, évaluée en argent, c’est précisément ce qu’on appelle son prix. Le salaire n’est donc que le nom particulier donné au prix de la force de travail appelé d’ordinaire prix du travail, il n’est que le nom donné au prix de cette marchandise particulière qui n’est en réserve que dans la chair et le sang de l’homme. » K. Marx, Travail salarié et capital, p.24, éditions sociales, Paris, 1975.
Le profit en tant que forme mystifiée de la survaleur (surtravail-travail non payé) est dans un rapport inversement proportionnel au salaire ; si celui-ci augmente, le profit baisse et pour augmenter ce dernier, il suffit de baisser d’une manière ou d’une autre les salaires. Ce rapport de force (et d’exploitation) va se traduire en une loi générale du M.P.C. « Le tendance générale de la production capitaliste n’est pas d’élever le salaire normal moyen, mais de l’abaisser. » K. Marx, Salaire, prix et profit, éditions sociales, p.74, Paris, 1969.
Cette tendance était déjà observée d’un point de vue plus « philosophique » dans les Manuscrits de 1844 : « L’ouvrier s’appauvrit d’autant plus qu’il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L’ouvrier devient une marchandise. Plus le monde des choses augmente en valeur, plus le monde des hommes se dévalorise ; l’un est en raison directe de l’autre. Le travail ne produit pas seulement des marchandises ; il se produit lui-même et produit l’ouvrier comme une marchandise dans la mesure même où il produit des marchandises en général. » K. Marx, Manuscrits de 1844, traduction de M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, 1968, p. 58-59.
C’est pourquoi Marx introduit le taux de survaleur c’est-à-dire le rapport entre la survaleur et le capital variable : la somme des salaires distribués. Ce taux permet de calculer le degré d’exploitation qui coïncide avec le point de vue du prolétariat. Ce qui n’est pas le cas du taux de profit : le rapport entre la survaleur et le capital total (le capital constant et le capital variable) correspondant lui, au point de vue de la bourgeoisie. Il y a donc un lien direct entre profit et exploitation puisque, toutes choses étant égales par ailleurs, une augmentation du taux de survaleur (ou taux d’exploitation) conduit à une augmentation du taux de profit. Ces deux rapports expriment l’antagonisme entre profits et salaires engendrant l’affrontement
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permanent entre les classes propres au rapport social salarial : « Rapport inverse entre le profit et le salaire. Antagonisme des deux classes dont le profit et le salaire sont l’existence économique. » K. Marx, Annexe de Travail salarié et capital, p.57, éditions sociales, Paris, 1975.
Marx va de plus, très clairement définir les trois classes fondamentales de la société en fonction même du type de revenu qu’elles génèrent : « Les propriétaires de la simple force de travail, les propriétaires du capital el les propriétaires fonciers dont les sources respectives de revenu sont le salaire, le profit et la rente foncière ; par conséquent, les salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers constituent les trois grandes classes de la société moderne fondée sur le système de production capitaliste. » K. Marx, Le Capital, Livre III, p.796, éditions sociales, Paris, 1976.
Ce conflit historique se synthétise, comme l’indique le premier chapitre du Manifeste du Parti Communiste, dans l’affrontement entre les deux classes principalement antagonistes du rapport social capitaliste ; la classe des oppresseurs et celle des opprimés : la classe bourgeoise et celle prolétarienne. Marx démontre que le travailleur libre, tout comme le mode de production capitaliste qui lui a donné naissance, est un produit historique c’est-à-dire non éternel et déterminé par le rapport social du salariat pour lequel ce travailleur a été libéré de son attache à la glèbe lorsqu’il était encore un serf. La lutte dans le cadre du salariat (et qui, de fait renforce celui-ci) ne peut suffire à l’émancipation ouvrière et à son corolaire, l’abolition définitives des classes.
La spécificité de la revendication syndicale réside dans la négociation du prix de la force de travail. Or, se limiter à cette transaction, même avec fermeté consiste à maintenir le rapport salarial et donc le capitalisme. Uniquement focaliser la lutte de résistance ouvrière sur celle pour l’augmentation du salaire entre ainsi tendanciellement en contradiction avec le projet communiste d’abolition du salariat et du travail. C’est pourquoi les syndicats se sont historiquement révélés être tendanciellement contre-révolutionnaires au-delà de leur positionnement politique formel (sur cette question, voir les travaux de Benjamin Péret et G. Munis). Marx anticipa ce penchant et critiqua vertement le mouvement syndical lorsque celui-ci limitait sa lutte à cette négociation pour obtenir un salaire « équitable ».
« Ils (les syndicats) manquent entièrement leur but dès qu’ils se bornent à une guerre d’escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu de travailler en même temps à sa transformation et à se servir de leur force organisée comme d’un levier pour l’émancipation définitive de la classe travailleuse, c’est-à-dire pour l’abolition définitive du salariat. » K. Marx, Salaire, prix et profit, éditions sociales, p.74, Paris, 1969.
On comprend donc qu’à l’échelle du « capital social total », il est impossible de dissocier les variations dans les salaires de celles des profits : les salaires ne sont nullement « une variable indépendante » qui pourrait s’autonomiser du rapport de force entre les classes. De la même manière capital et salariat se présupposent réciproquement, ils ne pourront donc disparaitre qu’ensemble : « Capital et travail salarié sont consubstantiels et antagoniques. Salariat et capital, saisis dans leur milieu spécifique se supposent et s’impliquent mutuellement, soumis aux mêmes lois. Ces dernières ne peuvent qu’exprimer au mieux le caractère irréductiblement contradictoire de leur dépendance réciproque. » H. Nadel, Marx et le salariat, p.227, Le Sycomore, Paris, 1983.
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Précarisation et paupérisation
L’idée d’un revenu universel de base provient pour partie du mythe keynésien d’un État-Providence, à la fois protecteur et garant d’une égalité (relative) entre citoyens. Cette vieille idée se présente aujourd’hui sous les dehors d’un « État social actif », défendu comme solution à la crise politique que connaissent la social-démocratie et la droite moderniste, plombées à la fois par la crise fiscale des États, les déficits budgétaires et les politiques d’austérité imposées par l’inflation. Benoît Hamon, par exemple, en tant que pitoyable candidat socialiste à la présidentielle de 2017 avait essayé de défendre sans succès cette idée. En Belgique aussi, cette « idée » fait débat mais c’est plutôt l’inénarrable libéral Georges-Louis Bouchez (président du M.R.) et l’économiste écologiste, Philippe Defeyt qui sont à la manœuvre. Bien entendu, les modalités, comme le montant de ce revenu universel de base varient en fonction de leurs zélateurs : 400, 600, à 1000 euros conditionnés par la disparition totale ou partielle de toutes les autres allocations. La première constatation est que les revenus proposés sont en général inférieurs au seuil de pauvreté (1102 euros pour un isolé en France et 1230 euros en Belgique et au Pays-Bas.). Il s’agit donc bien d’une paupérisation qui pousserait parallèlement à la dérégulation du marché de l’emploi. Le taux de pauvreté en fonction du type d’activité et de revenus fonctionne ainsi comme une indication du pourcentage et de la répartition des personnes survivant sous ce seuil dans une pauvreté absolue et/ou relative.
Taux de pauvreté selon le statut de l’activité en 20191
Source INSEE
En 2019, en France métropolitaine, 9,2 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté monétaire. Le taux de pauvreté est ainsi de 14,6 % (Source INSEE). En France, en 2020, 4,8 millions de personnes sont pauvres selon l’Insee (donnée communiquée pour information mais non validée). Autrement dit, 7,6 % de la population vit sous le seuil de pauvreté fixé à 50 % du niveau de vie médian, soit 940 euros par mois pour une personne seule en comptant les prestations sociales. Un autre élément significatif de la paupérisation actuelle est le développement des « travailleurs pauvres » : des travailleurs avec contrat de travail qui ne parviennent plus, par exemple, à maintenir un logement minimum décent pour eux-mêmes et leur famille.
1 «Tableau de bord de l’économie française », INSEE, [en ligne], https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/tableau/30 RPC/33_PAU#:~:text=Ce%20seuil%20correspond%20%C3%A0%20un,de%20moins%20de%2014%20ans
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« Alors que les Français – classes moyennes et aisées comprises, salariés en CDI et travailleurs indépendants inclus – ont bénéficié d’un soutien massif de leurs revenus en 2020, dans une crise sanitaire et économique inédite, on laisse persister dans notre pays les situations les plus indignes. Nous consacrons un dossier complet à la grande pauvreté. 300 000 personnes sont sans domicile selon la Fondation Abbé Pierre en 2021. Près de 150 000 n’avaient trouvé qu’un toit très précaire, en hébergement d’urgence ou à l’hôtel lors du décompte d’août 2022 réalisé par l’Unicef et la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS). Entre 2 et 4 millions de personnes font appel à l’aide alimentaire, selon l’estimation la plus prudente de l’Insee. »2
Ces éléments se sont bien évidemment consolidés depuis le développent de l’inflation principalement sur les denrées alimentaires, biens qui entrent directement dans la reproduction de la force de travail. Il s’agit en termes des catégories marxistes d’une baisse du salaire réel et du salaire relatif, alors que le salaire nominal (le moins démonstratif) a lui tendance plutôt à augmenter (en tout cas en Belgique où il existe un mécanisme d’indexation des salaires basé sur certains prix permettant des augmentations salariales mécaniques). Mais, il est aussi à noter actuellement (juin 2023) un effet économique « d’aubaine » dû à l’augmentation des prix des denrées alimentaires qui se traduit par une augmentation significative des profits surtout pour les « grandes surfaces » qui ne se sont pas privé d’utiliser le prétexte de l’inflation pour augmenter bien au-delà de celle-ci certains prix. Ces augmentations « sauvages » renforcent le processus de paupérisation et de précarisation des classes inférieures et « moyennes » de la société.
D’autre part, en France, la propagande gouvernementale relaye souvent le caractère relativement limité du taux de chômage (selon l’INSEE : au premier trimestre 2023 le taux de chômage serait de 7,1 %, stable sur le trimestre et inférieur de 0,3 point à son niveau d’un an auparavant). Or, celui-ci s’explique en partie par la dérégulation du marché de la force de travail et la démultiplication des sous statuts précaires, des CDD aux temps partiels, des nouveaux « entrepreneurs » au « travailleurs étudiants » en passant par l’intérim et les contrats d’apprentissage… Cette « ubérisation » permet de sortir un nombre sérieux de travailleurs précarisés des statistiques du chômage, donnant ainsi une impression de bonne santé économique même si le mythe du plein emploi n’est nullement réalisé. Face à cette dérégulation massive, les travailleurs se retrouvent encore plus isolés et dépendants des nombreux aléas des variations saisonnières ou du « turn over » de l’offre et de la demandes d’emplois précaires et mal payés. « Le taux de précarité atteint 15,3 % des emplois salariés, soit plus de deux fois son niveau des années 1980, selon nos estimations, d’après les données de l’Insee. »3
Un levier de domestication
Dans le cadre de cette « flexibilisation » et de la baisse des protections sociales qu’elle induit, la « solution » d’un revenu universel de base serait donc une simplification basée sur une plus grande égalité et une plus grande liberté. Chaque citoyen âgé de 18 ans recevrait ainsi ce revenu de base ; libre à lui de s’en satisfaire ou d’agir afin de gagner plus.
2 «L’essentiel des données sur la pauvreté en France », Observatoire des inégalités, [en ligne], https://www.inegalites.fr/L-essentiel-des-donnees-sur-la-pauvrete-en-France
3 « La précarité du travail a été multipliée par deux en quarante ans », Centre d’observation de la société, [en ligne], https://www.observationsociete.fr/travail/statuts/evolution-precarite/
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Il deviendrait donc ipso facto, dépendant et soumis à l’État. Celui-ci aurait alors un contrôle total sur son débiteur qui lui serait redevable à vie. C’est la généralisation du système mafieux pour lequel seul la soumission (et le respect de toutes les conditions et règles) est possible. C’est la transformation du travailleur, d’esclave salarié en esclave « domestique » étatique ; une domestication correspondant à la dystopie d’Ira Levin d’un « bonheur insoutenable ». D’autre part, ce citoyen atomisé et soumis aurait beaucoup moins de probabilités de se manifester, par la lutte, au sein de la classe travailleuse dont il a été éjecté comme marchandise superflue pour et par son maître, le capital, renforçant par là ce que Marx avait affirmé en 1845-1846 dans L’Idéologie Allemande : « Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence ».
Outre le fait d’essayer d’éviter la paupérisation absolue (la paupérisation relative étant quant à elle permanente) d’une bonne partie de la classe qui ne possède que sa force de travail à vendre aux détenteurs des moyens de production, tous ces subsides octroyés « de façon altruiste » par le capital contribueraient à l’atomisation et à l’isolement des individus-marchandises, utilisables et jetables à souhait. Le revenu universel, comme tous les autres subsides actuels ne jouerait ainsi que le rôle d’une aumône jetée en pâture aux plus miséreux, ceux dont le capital n’a plus réellement besoin dans sa course au profit effrénée et insatiable.
Un moyen de masquer les inégalités entre les classes
Outre la transformation de l’ensemble des citoyens en de « petits hommes » (W. Reich) serviles et dépendants, le revenu universel fonctionnerait dans les faits comme une « égalisation » de la misère pour ce qui est des prolétaires et des sans-réserves, ce revenu de base ne tenant bien évidement pas compte de la richesse accumulée grâce au droit bourgeois, à la propriété et à l’héritage. Ce n’est pas pour rien qu’une des premières mesures révolutionnaires transitoires visant la destruction des droits de propriétés et des rapports de production bourgeois, proposées par Marx-Engels dans le Manifeste du Parti Communiste était l’« abolition du droit d’héritage »4. Cette « égalisation » dissimulerait en effet l’inégalité entre les prolétaires d’une part et les détenteurs préalables de la richesse privative accumulée et des revenus, rentes et dividendes que celle-ci génère. Il s’agirait donc bien d’une paupérisation relative puisque les revenus du capital progresseraient plus vite par rapport à un revenu de base qui lui resterait relativement fixe. On peut également imaginer qu’un travailleur souhaitant travailler en plus du revenu de base se trouverait confronté à une exacerbation de la concurrence entre travailleurs, l’autre « solution » demeurant le travail au noir, constituant lui-même une dégradation du salaire et des conditions de travail.
Revenu universel et « salaire politique »
Mais la question centrale posée par le revenu universel reste celui de la création de suffisamment de richesse supplémentaire (A-M-A’). Nous savons en tant que marxistes que la
4 MARX, Karl, ENGELS, Friedrich, Manifeste du Parti Communiste, p.61, éditions Science Marxiste, Paris, 1999.
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valeur se crée uniquement grâce au travail salarié productif.5 Ce n’est que dans la sphère de la production que l’exploitation des prolétaires permet la poursuite du procès de valorisation : c’est là que la valeur se valorise. Le revenu universel n’est quant à lui qu’un simple transfert improductif des impôts et taxes de l’État, vers les citoyens par le biais d’une allocation unique. Dans cette sphère de circulation et de transfert, il s’agit d’un simple « changement de forme de la valeur » qui ne fait apparaitre aucune valeur nouvelle, bien au contraire car elle vient en déduction de la survaleur déjà créée ; c’est ce que Marx définit comme des « faux frais » qui permettent néanmoins la reproduction du système dans son ensemble.
C’est déjà le cas du travail domestique ou du travail de supervision, certes indispensables mais improductifs au sens de la valorisation capitaliste. Les féministes qui veulent faire du travail domestique un travail salarié, rémunéré au même titre que le « salaire politique » de certains opéraïstes se trompent là encore de combat : la lutte contre le capital est une lutte contre le salariat, non pas une lutte pour la généralisation de celui-ci. Même si la théorisation de ce « salaire politique » se base sur un fort mouvement ouvrier de refus du travail, elle ne peut se concevoir que comme une autonomisation du politique par un affrontement frontal à l’État. En ce sens, ce type de mot d’ordre dissocie la lutte politique de celle « économique » et se distancie ainsi par un volontarisme parfois « armé » de la réalité de la lutte de classe.
« Le salaire des opéraïstes est politique en tant qu’il exprime une insubordination, une pure négativité qui rejette la domination capitaliste et sa logique économique. D’une certaine manière, il n’existe pas de « bon » niveau de salaire dans la logique politique opéraïste. Ou plutôt, le seul bon niveau de salaire est celui qui excède les capacités d’absorption du capitalisme et le fait dérailler. Ce salaire à l’excès, par opposition aux revendications syndicales « raisonnées » ou « raisonnables », est pour les opéraïstes l’expression d’un double refus : refus de la relation de subordination et refus du rapport social d’exploitation que matérialise le salaire capitaliste. On retrouvera cet usage politique de la revendication d’un salaire « hors de la raison commune » dans le geste des féministes revendiquant un salaire au travail ménager. » Karel Yon6
Cette dissociation exprime le fait que le « salaire politique » devient une « variable indépendante » du rapport de force entre les classes et n’est déterminée que par la volonté « substitutioniste » des « révolutionnaires », qui plaquent sur les luttes immédiates des objectifs « transitoires » qu’elles ne portent nullement. La fonction des communistes se caractérise au contraire, par le fait de toujours mettre en avant les « intérêts communs du prolétariat tout entier » et « de comprendre la marche et les résultats généraux du mouvement prolétarien. » Marx-Engels, Manifeste du Parti Communiste, éditions Science Marxiste, p.41, Paris, 1999. La revendication syndicale purement et exclusivement salariale est
5Le travail productif est très clairement défini par Marx comme étant celui qui crée directement de la survaleur et qui s’échange contre du capital. « Tout travailleur productif est salarié, mais il ne s’en suit pas que tout salarié soit un travailleur productif. » K. Marx, Un chapitre inédit du Capital, p.228, 10/18, Paris, 1971.
6 YON, Karel, « Le salaire de l’opéraïsme. Première partie (années 1960) : qu’y a-t-il de politique dans le salaire politique ? », Salariat, [en ligne], http://www.revue-salariat.fr/index.php/2022/11/10/le-salaire-de-loperaisme-premiere-partie-annees-1960-quy-a-t-il-de-politique-dans-le-salaire-politique/#:~:text=Le%20salaire%20des%20op%C3%A9ra%C3%AFstes%20est,dans%20la%20logique%20politique%20op%C3%A9ra%C3%AFste
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foncièrement inopérante car le capital à court ou moyen terme s’y retrouve toujours comme par exemple après les accords de Grenelle qui ont entériné le fameux mouvement de Mai 68. En effet, le SMIG fut alors augmenté d’un coup de 35% et les bas salaires de 25%. Le capital, comme on le sait, a récupéré tout ça haut la main et très vite ! Le « salaire politique » peut aussi devenir une version maximaliste de la rémunération universelle lorsqu’elle s’adresse à l’ensemble de la population. Cette déviation, portée notamment par A. Negri, un des plus importants théoriciens du « post-opéraïsme » va, par exemple, élargir la notion du prolétariat à l’ensemble du travail vivant dissocié du travail productif. La classe ouvrière est dissoute, et niée au sein de la « multitude », version moderniste du peuple.
« La crise marque le surgissement subjectif, irréversible et définitif du prolétariat contre sa définition comme simple force de travail. Mais ce prolétariat révolutionnaire n’est plus le simple travailleur productif. La crise et la restructuration capitaliste étendent la catégorie du prolétariat à l’ensemble du travail vivant et salarié disséminé dans la société. »7
Le post-opéraïsme est ainsi devenu progressivement une nouvelle idéologie bourgeoise qui renforce la contre-révolution.
En guise de conclusion
Pour revenir à la critique du revenu universel, il nous faut rappeler, comme nous l’avons vu plus haut que le rapport entre salaire et profit est certes inverse mais indissociable du procès de production de valeur. Il ne s’agirait donc plus d’un salaire antinomique au profit, mais d’une sorte de rémunération étatique perfectionnant la démocratie sociale au même titre que le congé parental ou la semaine de quatre jours. Il s’agit de changements cosmétiques dans la gestion capitaliste typique du réformisme mais surtout orientés en direction des classes supérieures qui verraient leur positionnement dans la hiérarchisation sociale renforcée. Le filet social minimum que représente ce revenu universel, octroyé à tous les citoyens (encore faut-il savoir ce que recouvre cette catégorie et qui en serait exclu) égaliserait par une paupérisation moyenne généralisée la situation de tous les sans-réserves tout en favorisant grandement ceux qui en plus posséderaient des propriétés et surtout des moyens de production. En ce sens, c’est une mécanique qui à la fois généralise la précarité et la paupérisation tout en favorisant grandement les détenteurs de capitaux. C’est la logique même du M.P.C.
« Les prolétaires, eux, doivent, s’ils veulent se mettre en valeur en tant que personne, abolir leur propre condition d’existence jusqu’ici, laquelle est en même temps celle de toute la société jusqu’à nos jours, je veux dire abolir le travail. Ils se trouvent de ce fait en opposition directe avec la forme que les individus de la société ont jusqu’à présent choisie pour expression d’ensemble, c’est-à-dire en opposition avec l’État, et il leur faut renverser cet État pour réaliser leur personnalité. » Marx –Engels, L’idéologie Allemande, p. 96, éditions sociales, Paris, 1968.
Novembre 2023 : Fj, Pb & Mm. 7 PIOTTE, Jean-Marc, « Le cheminement politique de Negri », Multitudes, [en ligne], https://www.multitudes.net/le-cheminement-politique-de-negri/
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Bibliographie
Livres
 MARX, Karl, Le Capital, Livre I, éditions sociales, Paris, 1975.
 MARX, Karl, Le Capital, Livre III, p.796, éditions sociales, Paris, 1976.
 MARX, Karl, Travail salarié et capital, éditions sociales, Paris, 1975.
 MARX, Karl, Salaire, prix et profit, éditions sociales, Paris, 1969.
 MARX, Karl, Un chapitre inédit du Capital, p.228, 10/18, Paris, 1971.
 MARX, Karl, Manuscrits de 1844, traduction de M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, Paris, 1968.
 MARX, Karl, ENGELS, Friedrich, Manifeste du Parti Communiste, éditions Science Marxiste, Paris, 1999.
 MARX, Karl, ENGELS, Friedrich, L’idéologie Allemande, éditions sociales, Paris, 1968.
 NADEL, Henri, Marx et le salariat, Le Sycomore, Paris, 1983.
Articles
– YON, Karel, « Le salaire de l’opéraïsme. Première partie (années 1960) : qu’y a-t-il de politique dans le salaire politique ? », Salariat, [en ligne], http://www.revue-salariat.fr/index.php/2022/11/10/le-salaire-de-loperaisme-premiere-partie-annees-1960-quy-a-t-il-de-politique-dans-le-salaire-politique/#:~:text=Le%20salaire%20des%20op%C3%A9ra%C3%AFstes%20est,dans%20la%20logique%20politique%20op%C3%A9ra%C3%AFste
– PIOTTE, Jean-Marc, « Le cheminement politique de Negri », Multitudes, [en ligne], https://www.multitudes.net/le-cheminement-politique-de-negri/
Sitographie
– « Tableau de bord de l’économie française », INSEE, [en ligne], https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/tableau/30_RPC/33_PAU#:~:text=Ce%20seuil%20correspond%20%C3%A0%20un,de%20moins%20de%2014%20ans
– « L’essentiel des données sur la pauvreté en France », Observatoire des inégalités, [en ligne], https://www.inegalites.fr/L-essentiel-des-donnees-sur-la-pauvrete-en-France
– « La précarité du travail a été multipliée par deux en quarante ans », Centre d’observation de la société, [en ligne], https://www.observationsociete.fr/travail/statuts/evolution-precarite/

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FRIOT BERNARD

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