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DÉVORE (Loana Hoarau)

YSENGRIMUS — À mesure que le corpus romanesque de Loana Hoarau se densifie et s’intensifie, on commence, de plus en plus, à prendre la mesure de ce que sont ses fixations, ses obsessions, ses hantises, ses lubies. De fil en aiguille, dans la série d’ouvrages de fiction que Loana Hoarau a produit, au cours des deux dernières décennies, force est de constater un imparable point fixe, se dressant dans le magma sanguinolent et délirant du propos. Une pulsion émerge, ferme, saillante et palpable. Elle s’installe avec force. Cette ligne directrice, obsédante, récurrente, aussi cyclique que polymorphe, c’est la problématique de la brutalité homosexuelle masculine. Dans l’univers paumé et sinistre que campe Loana Hoarau, très souvent, en récurrence, on va rencontrer des mecs turlupinant d’autres mecs, tout en rudesse. Dans la majorité de ces cas, la voix d’emprunt de l’autrice est, elle-même, une voix d’homme. Et ce mec, souvent mobilisé et déterminé par un micro-collectif de marginaux, va exécuter, en long, en large, en travers, et sans hésitation particulière, un lot d’activités tortionnaires sur un autre mec. En gros, Loana Hoarau cultive, de façon aussi lancinante qu’itérative, l’évocation d’un auto-sadisme mâle. Elle procède, sous tous les angles possibles, à la description du tabassage, physique et psychologique, du mec par le mec. Et elle est, de ce fait, très attentive à la question de l’émergence dialectique de la violence masculine intérieure. On étudie ici, très explicitement et à la dure, de quelle manière le masculin se tourne contre sa propre existence et en arrive à s’auto-mutiler, tout en continuant de passionnellement s’aimer lui-même. Cela se joue et se formule, en manifestant à la fois énormément de précision et de cruauté, mais aussi en exaltant et expurgeant une douleur et une vulnérabilité qui, elles non plus, n’échapperont pas aux regards incisifs tant de l’autrice que de ses lecteurs et lectrices.

Le court roman Dévore ne fait pas exception, pour ce qui en est de la configuration de cette ligne thématique. On se retrouve, encore une fois, et désormais sans surprise, dans une situation où l’homme torture l’homme… au sens très précisément et étroitement masculin du terme. Cela ne réduit en rien la particularité de cet ouvrage, car Loana Hoarau produit, à chaque livraison, des romans radicalement originaux. La spécificité du texte, ici, consiste dans la dimension monologuée et oralisante de la narration. Et, même au cœur de cette mimesis de parole, on continue d’avoir affaire à une écriture solidement dominée. Cet exercice de texte narré va donc nous donner à lire la voix d’un homme qui parle seul. Il adresse à sa victime, présente mais muette, plus précisément amuïe, un long commentaire, en forme d’explication. De fait, il s’agit d’une manifestation de (mimésis de) discours cursif, pour reprendre cette notion de linguistique énonciative. L’énonciateur, ici le tortionnaire, s’adresse à sa victime en décrivant ce qu’il lui a fait, s’apprête à court terme à lui faire, ou est en train de lui faire. Le discours suit l’action, au fur et à mesure que celle-ci se déploie. Il l’accompagne, la pimente, la ponctue et, de ce fait, la livre à notre connaissance. À mesure que cette action prend corps, le texte en parle. La victime, pour sa part, ne produit que des monosyllabes et ce, très sporadiquement. Les sons oraux émis par la victime, dont on finit par comprendre qu’elle est ligotée et bâillonnée, se présentent comme des graphies aléatoires, relativement informes, représentant des sons soufflés ou marmonnés. Tyrannie des tyrannies et toute torture est tyrannie. Ainsi, la possibilité d’une dynamique dialogique entre ces deux hommes, est, de ce fait, réduite à sa plus simple expression. Elle est bâillonnée, au sens fort.

On pourrait être ici dans du sadisme simple, de la cruauté unilatérale, un passage à tabac sanglant, sans plus. Or, en réalité, la dynamique d’écriture nous fait graduellement sentir que le tortionnaire est, lui aussi, victime, victime de lui-même, rescapé de son rapport à sa mère (et à son père absent, dont il n’est fait nul mention dans le roman). Fier de lui, matamore, rustaud, bravache, égomane, ce protagoniste tortionnaire est aussi, subrepticement, cerné par une autre instance, qui gagne en importance et se thématise très fermement dans cet ouvrage. Le darkweb. De fait, on finit par découvrir que le tortionnaire de notre situation actuelle, qui s’appelle Albert (et qui ne s’en vante pas trop, auprès de ses cyber-pairs), est en réalité une sorte de marionnette internet, une sinistre marotte à clics. On comprend finalement qu’on a affaire à un de ces personnages trop contemporains, un epsilon du tout-venant qui bouffe sa merde au bénéfice de sa webcam, et, pour le coup, produit et reproduit toutes sortes de co(rni)chonneries devant son écran d’ordi, pour amplifier son nombre de vues. C’est bien qu’à un moment donné, on entre dans une dynamique, hautement dialectique, d’inversion victimaire. Ce mouvement comportemental est passablement complexe, problématique, surchargé. Qui est la victime ici? Qui manipule? Qui a torturé qui, finalement, dans tous les cas? Albert ou ses cyber-pairs de l’ombre? Une chose reste certaine en tout cas, c’est que, dans ce roman spécifique, la femme est absente. Victime, tortionnaire, bourreau, bourrique, individus, collectifs, qui vous voudrez… il n’y a que des hommes. La seule femme qui apparaît, c’est la mère du protagoniste. Et on verra qu’elle est vouée, du début à la fin, à un sort effacé… si effacé et pourtant si insoutenablement central.

Divisé en deux parties de longueurs inégales, l’ouvrage fait distinctement entendre deux voix ou, plus précisément, les deux tonalités d’une même voix. La première partie (en discours cursif) est très orale, très verbale. Elle prend la forme de ce long monologue, cet exposé explicatif cruel et arrogant, extrêmement senti, subtilement précis et d’une justesse linguistique parfaitement satisfaisante. La seconde partie (en discours détaché) est, elle, plus écrite. On y évolue plus dans une situation où le tortionnaire, s’il est encore tortionnaire, rédige une sorte de compte-rendu ou de journal, où il rapporte les aléas de son cyber-cheminement. Aussi, il compulse des documents, configure des raisonnements, en nous expliquant, un petit peu, le détail des choses, aussi obscures qu’exaltantes, qui lui sont arrivées, en rapport direct, et secret, avec ses activités sur le ci-devant darkweb. Apparaissent alors de singuliers formulaires, qui ont, eux aussi, une nature très écrite, et lapidaire. Par exemple, le protagoniste nous donne à lire des questionnaires, portant sur les procédures sadiques revendiquées, moyennant émoluments, par quelque chose comme des crypto-clients du darkweb. Cela nous donne à lire de courts paquets de questions en oui et non, portant sur les types de tortures envisagées, leurs variations, leurs contraintes, leurs restrictions. Le tout s’articule en interaction avec un mystérieux groupuscule de crypto-tortionnaires. Il y a deux phases bien distinctes dans ce roman, donc. Une première facette au ton oral. Une seconde facette, de facture écrite. Accrochez-vous solidement, dans les deux cas…. mais sans pour autant quitter le scintillant parquet de la République des Lettres. Car force est d’observer que l’autrice ne fait pas que traiter des thèmes durs et ostensibles. Elle travaille aussi sa dynamique d’écriture. Celle-ci s’affermit, se gondole, se nuance, se problématise. Loana Hoarau nous entraine à l’intérieur d’une expérience textuelle. Cette dernière est largement autonome, par rapport aux thèmes traités et même, osons le mot, aux thèses défendues. L’aventure fictionnelle, à laquelle nous convie cette autrice, n’est pas exclusivement une sorte de transposition de ce qui pourrait être un solide script cinématographique, âpre et gory au possible. Nous sommes aussi conviés à un exercice littéraire, dont le déploiement gagne en richesse et en complexité au fil du tout de l’œuvre. Chez Loana Hoarau, prend de plus en plus corps une rencontre cruciale entre l’image visualisée et le texte. En même temps, dans les derniers romans, et notamment dans Dévore, l’écriture est plus brève, plus serrée, plus sèche, plus nerveuse, plus concise. Le trait s’abrège. Les romans raccourcissent. Ils deviennent graduellement presque des novellas, ce genre à part et beaucoup plus spécifique et subtil qu’on peut le croire. C’est que Loana Hoarau avance de plus en plus vers l’essentiel de ses hantises, vers ce qui s’annonce, ce qui va finir par se crier. Et l’essentiel, ici, c’est la ligne directrice de la douleur. Spécialement, de la douleur masculine, comme segment inexorable de la douleur humaine… comme dans you men

Ce que Loana Hoarau produit s’assimile de plus en plus à ce qu’on pourrait appeler une œuvre à scotome, c’est-à-dire une série calibrée de variations fictionnelles qui reproduit, en boisseau, en foison, un corps de fixations. On varie sur un thème parce ce thème hante l’époque et, de ce fait, il hante aussi l’autrice. Elle aussi, quelque part, s’avère façonnée par ses lecteurs, ses observateurs, son temps. Douleur, douleur, douleur. Le roman Dévore est difficile à lire, désagréable, cuisant, obsessionnel, barjo, lancinant. Il amplifie, en fait, la particularité la plus saillante de l’écriture gore. Il s’agit de chercher, en méthode, à tourner la lame dans la plaie. On procède ainsi de façon à tirer un plaisir sensoriel, et une jubilation romanesque, de l’expression et de l’exaltation de la douleur et, surtout, de la virulence contemporaine de l’être cyber-social. Quand on est un homme, et qu’on lit cet ouvrage en sachant qu’il est écrit par une femme, on prend la mesure, terrible et vraie, du vaste changement d’époque qui est en cours. Désormais, la grande guerre des genres est de plus en plus une petite guerre civile pégreuse, une gangrène du ventre, une implosion. Le sadisme masculin rencontre, avec une profondeur amplifiée, son masochisme propre, et, de ce fait, il rebrousse et se boucle. Tant et tant que l’intégralité de la masculinité est désormais fort affairée à se dévorer (noter ce mot), elle-même.

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Loana Hoarau (2023), Dévore, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub, Mobi, papier.

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2 réflexions sur “DÉVORE (Loana Hoarau)

  • Genèse du patronyme de Loana Hoarau.
    Les patronymes Hoarau, Hoareau, Houareau proviennent tous du même individu : René Le Hoarau, Le Hoareau, Le Horeau, né à Menneville (Pas-de-Calais) le 30 novembre 1639, arrivé dans l’Île Bourbon (La Réunion), au bout de trois mois et demi de navigation, le 9 juillet 1665, à l’âge de 25 ans, en compagnie de son épouse Marie Baudry, née à Calais (Pas-de-Calais), fille de Georges Baudry (fils de Jean Baudry et de Françoise Bomblé) et de Catherine Courbot (fille de Jean Courbot et de Jeanne Desmarets).
    Leurs cinq enfants ont été orthographiés Hoarau. L’orthographe Hoareau est apparue dans certains des enfants de leurs trois enfants ayant fait souche sur l’île, car Marie Hoarau et Charles Hoarau ont quitté l’île et n’y sont jamais revenus.
    -René Le Hoarau est le fils de Jean Le Hoareau (né en 1615 à Menneville) et de Renée Robin (née en 1618 à Menneville, fille de François Robin et de Renée Touchet).
    -Petit-fils de Jean Le Hoareau (né en 1575) et de Renée Bidet (née en 1578, fille de Jean Bidet et de Marquise Joubert : Dame Joubert et Marquise des Touches).
    Arrière-petit-fils de Jean Le Hoareau (né en 1545 à Etriché, 49132, Maine-et-Loire, Pays de la Loire, France), et de Françoise de Launay (née en 1555, fille de Bastien de Launay, Sieur de Launay et de la Touche).

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