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Au Canada, la bombe « climatique » des puits pétroliers et gaziers abandonnés par les voraces multinationales

Dans les années 1940, le grand capital énergétique en Alberta a tout misé sur l’exploitation de ses champs pétrolifères et gaziers. Des centaines de milliers de puits parsèment la province canadienne, mais nombre d’entre eux ont suspendu leurs activités ou ont été abandonnés par des entreprises qui ont déclaré « faillite » afin d’éviter d’être saisies, entraînant des dommages sanitaires et environnementaux qui ont été mis à la charge de l’État capitaliste albertain. (NDÉ)

Un puits de pétrole orphelin au bord d'une route de l'Alberta, au Canada, le 30 novembre 2023.
Un puits de pétrole orphelin au bord d’une route de l’Alberta, au Canada, le 30 novembre 2023. © Léopold Picot / RFI

Le puits d’extraction de pétrole est situé juste sur le bord d’une route parallèle à l’autoroute qui traverse l’Alberta, province de l’ouest canadien, du nord au sud. Un immense réservoir rouillé recueillait le pétrole pompé. « Ce réservoir devrait être situé à au moins 60 mètres de la route. Là, il est à combien ? Peut-être 12 ou 15 mètres au maximum. Si le gaz s’en échappe, ce qui est le cas, et que des gens passent sur la route, il y a un risque d’explosion », prévient Mark Dorin, un ancien employé dans l’industrie pétrolière, en descendant de son immense pick-up.

Ce puits-là a été abandonné il y a quelques années, par une entreprise qui a fait faillite. « Je ne suis pas contre l’industrie pétrolière et gazière, loin de là. Mais il y a des règles, et il faut que l’industrie les respecte », insiste Mark.

Un organisme pour les puits orphelins

En effet, des lois existent pour assurer que les puits soient correctement scellés. Déjà, un mécanisme est en place pour sécuriser les puits qui appartenaient à des entreprises désormais en faillite. On les appelle les puits orphelins, et ces derniers sont gérés par l’Alberta, via l’Orphan Well Association (OWA). Tous les ans, l’industrie des énergies fossiles paie plusieurs centaines de millions de dollars pour financer l’OWA, un organisme étatique unique au monde, tout comme l’État de l’Alberta.

Lars DePauw, le président de l’OWA, assure que les puits de la province, qui ont été surtout creusés depuis moins de 80 ans, sont tous référencés et surveillés. « Je pense qu’il faut remettre dans le contexte qu’il y a un peu moins de 10 000 puits orphelins à sceller à l’heure actuelle, alors qu’il y a 300 000 puits dans la province. C’est donc moins de 1 % ». Le processus de sécurisation peut toutefois durer des années : le puits visité par Mark est géré par l’organisme, qui n’a pas encore eu le temps de s’en occuper.

À quelques kilomètres seulement de ce puits, un agriculteur a connu le même souci pendant plusieurs années. Quand une entreprise pétrolière, qui avait obtenu le droit d’exploiter le pétrole sous son champ par la province, est venu creuser un puits, Joe Lovell n’a pas eu son mot à dire, en vertu de la loi albertaine.

L’entreprise lui donnait néanmoins un loyer pour occuper son champ. Lui estime qu’il n’a pas été dédommagé correctement. « En règle générale, ils nous paient environ 3 500 dollars canadiens par site et par an. J’estime que nous perdons entre 5 600 et 7 000 dollars en perte de production sur le site », regrette l’agriculteur. Quand l’entreprise a fait faillite, Joe Lovell s’est retrouvé avec le puits désaffecté sur son champ. « Il y a eu plein de paperasses pendant des années, mais finalement, l’OWA a fait un super travail. (…) Tout est 100 % exploitable maintenant », assure le producteur de céréales.

Un enjeu environnemental majeur

Pour les opposants, le problème ne concerne pas tant les puits orphelins, que tous ceux qui ne sont pas comptabilisés. Certains puits sont ainsi « suspendus » par les exploitants, selon le terme consacré. Ils n’ont pas fait faillite, mais ils n’utilisent plus leurs puits… et certaines compagnies ne les entretiennent même plus. Certaines associations évoquent jusqu’à 80 000 puits abandonnés et orphelins juste pour la province de l’Alberta.

Outre l’enjeu de sécuriser les puits pour éviter des explosions ou des problèmes sanitaires, il y a aussi celui de faire durer les scellements de ciment. « Dans le cadre de l’exploitation de gaz de schiste par exemple, les liquides utilisés sont plutôt acides et peuvent venir dégrader ce scellement », explique Romain Chesnaux, professeur titulaire à l’université du Québec à Chicoutimi et spécialisé dans le domaine des eaux souterraines. Le gaz résiduel, qui s’accumule encore les années suivant l’exploitation, pourrait alors remonter à la surface.

Les fuites d’anciens puits de gaz et de pétrole dégageraient des dizaines de milliers de tonnes de méthane chaque année dans l’atmosphère. Or ce gaz est 25 fois plus puissant que le CO2, rappelle Romain Chesnaux : « Rien que pour le nord-est de la Colombie-Britannique, et seulement pour les 25 000 puits de gaz de schiste que j’ai étudiés, les fuites représentaient 75 000 tonnes annuelles de CO2 équivalent. C’est l’équivalent des émissions annuelles d’une ville nord-américaine d’environ 15 000 habitants ». Et il n’y a pas que les émissions de GES qui posent de nombreuses questions, ajoute le chercheur : « Pour les fermiers par exemple, il y a des problèmes de microsismicité entraînés par la fragilisation du sous-sol ou encore des problèmes de contamination des eaux de surface et souterraine ».

Lanceurs d’alertes et associations se retrouvent face à un double problème : encourager l’industrie à respecter les lois et à sceller correctement les puits, tout en ayant conscience que ce scellage n’est pas parfait. Une équation complexe, qui nécessitera davantage que les 1,7 milliard de dollars annoncés en début d’année 2023 par le gouvernement canadien de Justin Trudeau pour la résoudre.

Robert Bibeau

Auteur et éditeur

Une réflexion sur “Au Canada, la bombe « climatique » des puits pétroliers et gaziers abandonnés par les voraces multinationales

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