GÉNÉRATION JONES (1955-1965). Ou… je ne suis PAS un Baby boomer
YSENGRIMUS — La présentation journalistique contemporaine du dispositif des cohortes générationnelles occidentales a habituellement tendance à se configurer de la façon suivante :
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Baby boomers : personnes nées entre 1945 et 1965 (cohorte de 20 années)
Génération X : personnes nées entre 1966 et 1980 (cohorte de 14 années)
Milléniaux : personnes nées entre 1981 et 1996 (cohorte de 15 années)
Génération Z : personnes nées entre 1997 et 2012 (cohorte de 15 années)
Génération Alpha : personnes nées depuis 2013
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Or, quand on observe attentivement cette configuration et son fonctionnement, on s’aperçoit que les Baby boomers se prévalent, dans la fantasmatique journalistique contemporaine, d’une période de temps d’étalement excessive, vingt années, par rapport à quatorze ou quinze années pour les cohortes ultérieures. Or, les boomers, issus des fortes pulsions natalistes de l’immédiat après-guerre, sont déjà une cohorte volumineuse en soi. Si, par-dessus le tas, on leur ajoute cinq ou six années de durée en plus, ça ne va pas arranger leurs problèmes de poids générationnel. Mais surtout, par-dessus tout, on se rend compte aussi qu’en étalant ainsi sur deux décennies le phénomène du boom des bébés, on l’édulcore passablement et on compromet radicalement sa pertinence sociologique. En un mot, on se comporte comme si vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale, il y avait encore des enfants qui étaient nés suite aux pulsions natalistes de l’immédiat après-guerre. Quand même… C’est là étirer la sauce une petit peu trop, pour le coup. En réalité, on a là une façon de présenter les choses qui est toc, journalistique et superficielle et qui n’est pas conforme aux réalités des cohortes générationnelles telles qu’elles fonctionnent effectivement. Et lorsqu’on se rend compte de ce fait, on s’aperçoit qu’il faut en fait casser la lourde génération du boom des bébés en deux cohortes bien distinctes, de la façon suivante.
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Baby boomers : personnes nées entre 1945 et 1955 (cohorte de 10 années)
Génération Jones : personnes nées entre 1955 et 1965 (cohorte de 10 années)
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Je suis donc personnellement… puisque je suis né en 1958… de la Génération Jones. Mes sœurs et mon frère (1957, 1961, 1965) sont de la même cohorte. Il est très important d’établir cette distinction, car il n’est tout simplement pas possible de prétendre que je suis de la même génération que Daniel Cohn-Bendit (né en 1945), Donald Trump (né en 1946), Plume Latraverse (né en 1946) ou même Rémy Girard (né en 1950). L’étalement générationnel est trop grand. Ça ne fonctionne tout simplement pas. Les vrais représentants du boom des bébés sont ceux et celles qui, étant nés entre 1945 et 1955, ont connu, concrètement et empiriquement, la résistance à la guerre du Vietnam aux États-Unis, Mai 68 en France, et/ou le Vive le Québec libre du Général de Gaulle au Québec (1967). Or, en 1967, j’avais neuf ans, j’étais dans mon bac à sable, je jouais avec mes petites autos dans le sable et je ne participais aucunement au grand mouvement sociétal qui a été celui des années 1960. La Génération Jones est plutôt une cohorte de garçons et de filles qui étaient enfants et adolescents pendant le Watergate (1972-1974), pendant le premier choc pétrolier (1973) et pendant la fin des Trente Glorieuses (1975). C’est aussi la première génération qui a comme cruciale caractéristique technologique et ethnoculturelle d’avoir vécu toute sa vie dans une maisonnée où il y a toujours eu un téléviseur (unique ou multiple, mais initialement sans télécommande ni magnétoscope… le téléviseur tyrannique, donc). Ceci, alors que les représentants du boom des bébés ont vu le téléviseur entrer dans leur maison, ce qui n’est pas mon cas. J’ai toujours évolué dans une maisonnée où il y avait un téléviseur. Comme les Milléniaux (mes fils, 1990, 1993) ont toujours évolué dans une maisonnée où il y avait un ordinateur. Et comme les Z ont toujours évolué dans une culture familiale où il y avait un ou des téléphones portables. La Génération Jones est donc celle qui se retrouva dans le creux de la vague entre la génération des Baby boomers et la Génération X. La Génération Jones est une cohorte qui a connu, en son temps, la stagflation, les difficultés économiques, graves et subites, des chocs pétroliers (1973, 1979) et un très fort chômage des jeunes, résultant de l’encombrement démographique du à la masse des boomers. Nos profs de cégep et d’université, de vrais Baby boomers (de 1945-1955), eux, nous regardaient de haut. Et, avec une condescendance bien ostensible, ils nous disaient (vers 1977, ma première année d’université) qu’on avait pas connu les années 1960 et que l’effilochement du plein emploi faisait désormais de nous une génération de sacrifiés. En gros, on avait manqué le bateau annéessoixantard et on se le faisait dire. C’était pas très guilleret. Pour tout dire, quand c’était cool et pop d’être un digne représentant du boom des bébés, nous, les Jones, on n’en était pas, parce que trop jeunes. Maintenant que les boomers sont des ringards et des parasites sociaux, là, nous, les vagues inconnus de l’aval boomer, subitement, on en serait, sous prétexte que, dans le journal, ils viennent, sans justification sociologique particulière, d’étirer de dix ans le boom des bébés. Holà les petits folliculaires-bambins qui n’y connaissent rien, qui n’ont rien vécu de tout ça, et qui se posent en donneurs de leçons, revoyez votre copie. J’ai vraiment beaucoup de difficulté, aujourd’hui, maintenant que j’ai la barbe blanche, à me faire dire OK Boomer… tu as vécu la période de prospérité… etc… etc… alors que, dans le temps, je me faisais dire ti-pit, tu te souviens plus d’où t’étais quand Kennedy est mort (1963… effectivement, j’avais cinq ans) et t’es trop jeune pour chanter California dreamin’, va pointer au chômage… OK Boomer, ça s’applique aux gens qui sont nés entre 1945 et 1955, pas à ceux qui sont nés entre 1955 et 1965. De par un effet de mauvais recul, sans validité historique effective, la notion de Baby boomer gonfle démesurément avec la distance, comme une baloune sur le point de péter.
Notre culture-incurie journalistique contemporaine amplifie donc excessivement la cohorte des Baby boomers vers son aval. Incidemment, on notera qu’on a souvent tendance aussi à balouner cette cohorte vers son amont. Il est effectivement important de faire observer qu’un certain nombre de personnalités, que l’on prend d’office pour des boomers, n’en sont tout simplement pas, parce que trop vieux. John Lennon (né en 1940), Ringo Starr (né en 1940), Paul McCartney, (né en 1942), George Harrison (né en 1943) ne sont pas des boomers. On ajoutera d’autres figures majeures de la contre-culture, toutes nées pendant la guerre, Bob Dylan, Joan Baez, Buffy Sainte-Marie, Denis Arcand (tous et toutes nés en 1941, soit l’année de l’Opération Barbarossa). Tous ces braves gens ne sont pas des Baby boomers. Ils sont en fait de la cohorte qu’on a appelé la Génération silencieuse, génération pas très silencieuse, au demeurant… ahem…. quand on prend la mesure de la stature contre-culturelle des personnalités en cause. Enfin, tout ça pour dire qu’on voit toujours un peu trop grand pour les boomers, en amont comme en aval.
Revenons-en à la Génération Jones. En fait, elle est entrée dans l’attention générale, aux États-Unis, au moment de l’élection de 2008. Lors de ce scrutin historique, on avait, en position centrale d’attention, Barack Obama (né en 1961) et Sarah Palin (née en 1964). C’est alors qu’on s’est mis à se dire… mais ces gens-là ne sont pas vraiment des Baby boomers, car ils sont trop jeunes. Ils ont des caractéristiques qui ne sont pas celles des X non plus, car ils sont trop vieux. Et c’est là qu’est ressortie cette idée de la Génération Jones. Elle avait été formulée antérieurement, par un commentateur télévisé du nom de Jonathan Pontell. Nous sommes de plain-pied ici dans de la sociologie à l’américaine. Toutes ces désignations générationnelles sont mollement qualitatives, et en grande partie disposées ethno-culturellement, un peu sur le tas. Il ne faudrait pas y voir nécessairement une rigueur méthodologique excessive. Par contre, quand on regarde, par exemple, les cohortes précédentes, Génération silencieuse, Génération grandiose, on s’aperçoit qu’il se manifeste quand même des segments de réalité socio-historique exprimés dans ces grandes phases, notamment au plan de la résonnance ethnoculturelle et sociologique des technologies de masse. Disons encore un petit mot sur ceci.
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Génération grandiose : personnes nées entre 1901 et 1927 (cohorte de 26 années)
Génération silencieuse : personnes nées entre 1928 et 1945 (cohorte de 17 années)
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La Génération grandiose, qui est la cohorte de mon père (né en 1923) et de ma mère (née en 1924), c’est la génération de la radio. Et, de la même façon, la Génération X (1966-1980) est la cohorte du baladeur, du fameux Walkman. Le baladeur, à l’époque, était un petit objet technologique qui a eu un grand retentissement sociologique et ce, même si aujourd’hui on ne discerne plus trop quelle peut être l’importance de ce phénomène. Pour la première fois, il était possible de se promener dans la ville, en se coupant des stimulations extérieures et en écoutant la musique qu’on avait configurée dans notre monde intérieur. Cela a eu beaucoup d’impact et suscita toutes sortes de questionnements, en son temps, notamment autour de la riche problématique de l’interaction des ados avec leurs parents (dont ils se coupaient, plus souvent qu’à leur tour, de par les vertus isolantes et frondeuses des écouteurs du baladeur). Il faut bien remettre ces faits de sociologie vernaculaire des technologies de masse dans leurs contextes effectifs. Retour aux temps de mes chers parents. L’apparition de la radio fut un phénomène extraordinaire. Ma mère, jeune fille, a écouté de la fiction à la radio, des radioromans, de la même façon que j’allais, une génération plus tard, écouter de la fiction à la télévision, des téléromans. On peut aussi mentionner les fameuses Causeries au coin du feu (fireside chats) de Franklin Delano Roosevelt (entre 1933 et 1944) qui eurent énormément d’impact sue la Génération grandiose. Sur les Milleniaux (1981-1996), on signalera la mise en place de la culture hautement perfectionnée et durable du Jeu Vidéo, dont mes fils sont des experts consommés et dont je ne connais pas le premier mot. Ces phénomènes générationnels d’appropriation collective des technologies de masse comptent, socio-historiquement. Le fait que leur formulation descriptive procède plus de la stabilisation intellectuelle collective du résultat d’une manifestation de culture vernaculaire plutôt que de l’organisation savante d’une sociologie, articulée et précise, ne doit en rien minimiser leur importance.
Je tiens donc à insister sur ce point. Je ne suis pas un membre de la génération du boom des bébés. Je suis un membre de la Génération Jones. Cela me place tout juste entre le boom des bébés et la Génération X. Et cela a une incidence très profonde sur la définition que je me donne de moi-même. Les Peace and Love, les Hippies, les Yippies, les militants contre la guerre du Vietnam et les soixante-huitards m’ont précédé. Les enfants du baladeur, du boombox, du Punk, du New Wave et du No future m’ont succédé. J’apparais entre les deux, C’est comme ça que je me définis. S’il vous plaît, ne m’appelez pas un Boomer. Appelez-moi un Jones. C’est à la fois plus insultant, plus insignifiant, plus obscur… et plus précis.
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Exact nous avons le même âge et je ne me suis jamais considéré comme un boomer.
Vous aviez raison…
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