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FLORILÈGE EN TROIS TEMPS (Lise Gingras)

YSENGRIMUS — Dans son Florilège en trois temps, Lise Gingras nous donne à échantillonner les trois principaux types de textes courts dont elle est l’autrice.

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Partie I Nouvelles (pp 13-89). La première série de textes consiste en une collection de treize nouvelles. Ces dernières fonctionnent selon la procédure habituelle du texte court de fiction. Les nouvelles de Lise Gingras, dont je tairai discrètement la teneur pour ne pas compromettre votre plaisir de lecture, sont écrites dans un style très sobre, limpide et agréable à lire. Et surtout, elles ont la qualité de procéder à des évocations de tranches de vie qui sont tout à fait en conformité avec à la fois les réalités régionales et intimes. On prend ici contact avec un univers ordinaire, dont les particularités sont, peut-on supposer, largement celles de l’autrice. On a donc ici affaire à un style textuel réaliste, comme on disait autrefois, dans lequel arrivent à se manifester certains grincements. C’est que l’exercice narratif s’efforce discrètement de faire sentir l’incongruité de fond des situations ordinaires. Ainsi, insidieusement, une certaine inquiétude et une certaine angoisse se dégagent, entrent par la petite porte et finissent par s’installer. À partir de moments d’existence qui sont particuliers, concrets, courants, on altère tout doucement les angles. Le caractère incongru, insolite et difficile à appréhender, notamment émotionnellement, prend corps, de par le traitement de l’écriture et la fluctuation des thématiques.

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Doté d’une grande sensibilité, il n’arrivait pas à concilier les mondes de notre société ni à s’adapter à cette réalité. Jeune adulte, il copinait déjà avec le houblon.

Vous dire toutes ces soirées où ma patience subissait les supplices répétés cent fois, des histoires de guerre, d’astronomie ou de principe d’Archimède dans l’élaboration de son invention pour offrir de l’eau aux enfants d’Afrique… laquelle restera une velléité. Toutes ses idées, ses plans, se trouvaient dans sa petite valise noire, au cas où… pour sa fille issue d’un mariage éphémère.

Il sombrait déjà dans l’alcoolisme quand il est venu habiter avec nous lors de ses congés dans la marine marchande. Dix semaines de travail, trois semaines de congés. C’était la fête. (p.36, extrait de Michel)

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Les textes sont courts et Lise Gingras évite soigneusement de tomber dans l’impasse ritournelle de certains auteurs de nouvelles qui ont tendance à toujours essayer de s’efforcer d’avoir une chute pour leur texte. La problématique du fameux texte à punch est adéquatement esquivée par Lise Gingras. L’autrice arrive à nous faire sentir quelque chose qui s’autonomise de l’effet involontairement journalistique du texte court de fiction contemporain. L’univers mis en place est plus de l’ordre de ces petites tranches de vie très précisément évoquées et desquelles se dégage quelque chose comme une sagesse et une intendance sereine des émotions, même quand ces émotions peuvent s’épicer, de ci de là, d’un certain piquant douloureux.

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Partie II Poèmes (pp 91-121). La seconde partie de l’ouvrage nous donne à lire la poésie de Lise Gingras. Au fil des vingt-six poèmes publiés ici, l’autrice apparaît comme une poétesse qui cultive plutôt un style formaliste. On a donc des sonnets, des églogues, des ballades… des textes écrits en rythme, où d’ailleurs le souci du rythme esquinte et corsette parfois un petit peu l’expressivité.

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Tout est chaos

Chaos dans ma tête
Dans mon âme abîmée
Tournent des pensées
Sous la noire crête

Chaos des conquêtes
Autocratie imposée
Notre monde déchiré
La liberté en requête

Chaos chez l’homme honnête
À tue-tête cris étouffés
Sombre son œuvre ostracisée
Effaré, son cœur s’arrête

Chaos, cesse la tempête
D’un doux poème décliné
Danse, tourne et tourne sur un pied
le Derviche dans sa quête
(p.95)

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On retrouve ici, un peu inévitablement, les poncifs habituels de la poésie versifiée. Un certain nombre de ces textes feraient des chansons populaires fort passables. On fera par contre observer que Lise Gingras gagnerait à déconstruire son vers un petit peu et à envisager une rencontre avec la sagesse de Jean de la Fontaine. Rappelons-nous toujours que Jean de la Fontaine écrivait de la poésie versifiée, mais, fin finaud de lui, il travaillait en vers asymétriques. Cela le protégeait imparablement du cliquetis du boulier à conter les pieds… Il maximalisait ainsi son expression tout en maintenant solidement la qualité du rythme et la complète musicalité, toute classique, de la rime. Je pense que Jean de Lafontaine est une référence, en matière de versification françaises, que l’on peut se citer entre francophones (plutôt que Hugo, plus strict)… de la même façon qu’on se site, entre anglophones, disons Shakespeare (plutôt que Marlowe, plus confidentiel).

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Partie III Prose poétique (pp 123-135). La troisième partie de l’ouvrage s’intitule Prose poétique. L’exercice joue ici de textualité libre et il a comme qualité de nous placer dans une sorte d’état intermédiaire entre prose et poésie. État intermédiaire qui va donner à l’autrice, devenue philosophe, l’opportunité de nous faire sentir son intimité avec le monde et son souci de faire travailler ensemble, en toute fluidité de l’expression, réflexion et écriture. Et il y a là des moments très heureux, qui permettent de découvrir que derrière l’écrivaine se profile aussi une observatrice sagace du monde des faits et des idées. Je vais fournir un seul exemples, ici aussi, encore une fois en m’efforçant maximalement d’éviter de trop en livrer, Protéger le plaisir de lecture ne me privera pas de constater que Lise Gingras comprend intimement les poètes, ce qui permet tous les espoirs de la voir un jour effectivement joindre leurs rangs.

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Les poètes

Les poètes naissent avec un bourgeon au cœur.

Sensibles au son déclinant des mélodies. Humant les parfums du foin, déployant ceux du jasmin.

Leurs voix de baryton parcourent les longs chemins de la drave.

Leur écho se répercute sur les falaises escarpées.

En libretto, des notes suspendues dans le temps.

Dans les ruisseaux, trempent leurs pieds appelés à rafraîchir leurs lexiques.

Houperront dans leurs carnets, des bouquets de mots.

Ces mots qui racontent le monde, qui racontent l’humain et son humanité.

Les poètes poétisent. (p. 132)

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L’ouvrage s’ouvre sur une exergue d’Annie Ernaux (p. 7). Celle-ci est suivie d’une préface de l’auteur Denis Morin (pp 8-9), d’un avant-propos de Ruth Benchétrit, directrice des Éditions Le Baladin (pp 10-11). Quatre reproductions photographiques de tableaux de l’aquarelliste Nicole Gélinas décorent la page couverture ainsi que l’ouverture de chacune des trois sections, Nouvelles (p. 12), Poèmes (p. 90) et Prose poétique (p. 122). Deux autres images en couleur apparaissent à l’intérieur de l’ouvrage (p 102, bas de la p. 137). L’ouvrage se conclut sur des remerciements (p 136), suivis d’une notice biographique de Lise Gingras (p. 137) et de la table des matières (pp 138-139).

 

Lise Gingras, Florilège en trois temps — Nouvelles et poésie, Éditions le Baladin, 2023, 139 p.

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