7-de-lhexagoneTrouvailles

La guerre et l’évolution économique (Boukharine)

N. I. Boukharine – L’économie mondiale et l’impérialisme – 1915

CHAPITRE XIII

La guerre et l’évolution économique

Modification des rapports de force économique entre les trusts capitalistes nationaux (importance croissante de l’Amérique, effondrement des petits Etats). — 2. Economie mondiale et « autarchie » économique. — 3. Modification de la structure interne des trusts capitalistes nationaux (disparition des groupes intermédiaires, accroissement du pouvoir du capital financier, accentuation de l’ingérence étatique, monopoles d’Etat, etc.). Capitalisme d’Etat et aggravation de la lutte entre trusts capitalistes nationaux. — 4. Le capitalisme d’Etat et les classes.


La guerre, rendue inévitable par tout le cours des événements antérieurs, ne pouvait pas ne pas exercer une formidable influence sur la vie économique mondiale. Au sein de chaque pays et dans les rapports de force entre pays, dans les économies nationales et dans l’économie mondiale, elle a opéré une véritable révolution. Entraînant la dilapidation barbare des forces productives, la destruction des moyens matériels de production et de la main- d’oeuvre humaine, saignant à blanc l’économie par des dépenses phénoménales, funestes au point de vue social, la guerre, telle une crise gigantesque, a en outre aggravé les tendances fondamentales du développement capitaliste, en accélérant à un degré inouï, le développement des éléments financiers capitalistes et la centralisation du capital à l’échelle mondiale. Le caractère centralisateur (selon la méthode impérialiste) de la guerre actuelle ne fait pas de doute.

Il y faut voir, avant tout, l’effondrement des petits Etats indépendants, que ce soient des Etats d’un type supérieur (concentration horizontale et centralisation), ou d’un type agraire (centralisation verticale) ; comme phénomènes sans grande importance, il y a encore l’absorption des organisations plus faibles (et retardataires) par les grandes unités. Il est douteux que la Belgique, qui est un pays extrêmement développé, qui a sa propre politique coloniale, puisse continuer une existence indépendante ; dans les Balkans, la perspective d’un nouveau partage à caractère centralisateur est certaine ; il faut s’attendre à la suppression des enclaves dans les possessions coloniales de l’Afrique. D’autre part, nous assistons à un très fort rapprochement (sur le modèle d’une entente solide de syndicats industriels) entre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Quelle que soit l’issue de la guerre, il est d’ores et déjà certain (et l’on pouvait le supposer à priori) que la carte politique sera modifiée dans le sens d’une plus grande homogénéité étatique. Par là, justement, se traduit l’accroissement des « nationalités étatiques » impérialistes (Nationalitäten stäten).

Si la tendance générale de l’évolution, tendance que la guerre n’a fait qu’aggraver, réside dans le développement de la centralisation, cette guerre aura eu pour résultat de hâter l’entrée en scène d’un des principaux trusts capitalistes nationaux, dont l’organisation interne est d’une extraordinaire puissance. Nous voulons parler des Etats-Unis.

La guerre a placé les Etats-Unis dans des conditions exceptionnelles. L’arrêt des exportations de blé russe etc., a déterminé une augmentation de la demande de produits de l’agriculture américaine ; d’autre part, la demande prodigieuse de produits de l’industrie de guerre de la part des pays belligérants s’est également tournée vers l’Amérique1.


1 Voici le développement des exportations américaines pour les quatre premiers mois de 1914 et 1915 : janvier 1914, 204,2 ; janvier 1915, 267,9 ; février, 173,9 et 299,8 ; mars, 187,5 et 296,5 ; avril, 162,5 et 294,5 millions de dollars (Vestnik Finansov, n° 38). La déclaration du chef du Bureau of Foreiqn and Domestic Commerce Pratt est N. I. caractéristique : « Nous sommes en présence d’une nouvelle phase commerciale dans laquelle le terme « marché domestique » devient archaïque et fait place au mot d’ordre du « marché universel » (Vestnik Finansov, n° 16).

1 M. BOGOLIEPOV : Le marché américain des capitaux (Vestnik Finansov, 1915, n° 39, p. 501). Voir également son article sur le même sujet dans les nos 37 et 38 du Vestnik Finansov.

2 Dès le début de la guerre Kautsky, dans la Neue Zeit, avait signalé le rôle grandissant de l’Amérique.


Enfin, il n’est pas jusqu’à la demande de capital de prêt (emprunts extérieurs, etc.-), qui ne se soit tournée de ce côté. L’Amérique ayant été jusqu’alors débitrice de l’Europe, la guerre retourna bien vite cette situation : la dette générale de l’Amérique fut rapidement éteinte et, dans le domaine des opérations courantes et des crédits à court terme, celle-ci devint créditrice de l’Europe. Ce rôle financier grandissant des Etats-Unis a un autre côté très important. Nous savons déjà que les Etats américains de second ordre importaient du capital de l’Europe, principalement d’Angleterre et de France, et que l’importation de capital des Etats-Unis, eux-mêmes importateurs de capital européen, ne venait qu’en dernier lieu. Or, pendant la guerre, des emprunts du Canada, de l’Argentine, du Panama, de la Bolivie, de Costa-Rica furent placés non pas en Europe mais en Amérique. « Des pays américains ont obtenu des fonds de peu d’importance, mais ce qu’il y a là de caractéristique, c’est que les pays énumérés appartiennent à la clientèle habituelle du marché de Londres. Ainsi, pendant la guerre, New-York s’est substitué à Londres et, pour ainsi dire, a fait progresser la partie financière du programme panaméricain1. Le développement de la guerre, le règlement des dépenses militaires et des emprunts, puis la demande considérable de capital dans la période d’après- guerre (par suite de la reconstitution du capital de fonds détruit, etc.) accentueront encore l’importance financière des Etats-Unis, accéléreront l’accumulation du capital américain, accroîtront son influence dans les autres parties dé l’Amérique et mettront rapidement les Etats-Unis au premier plan dans l’arène mondiale de la concurrence2.

Les Etats-Unis nous fournissent un exemple de consolidation et de développement d’un vaste trust capitaliste national en train de s’assimiler des pays et des contrées qui étaient auparavant dans la dépendance de l’Europe. Parallèlement à l’extension des relations mondiales de l’Amérique, on constate dans ce pays un développement intensif de la cohésion nationale. Les tendances nationalistes sont encore plus apparentes chez les groupes belligérants : l’échange international est désorganisé, la circulation des capitaux et de la main-d’oeuvre entre pays belligérants a pris fin, presque tous les liens qui les rattachaient sont rompus. Dans les cadres de l’économie nationale (le meilleur exemple est fourni par l’Allemagne du fait qu’elle est le pays le plus hermétiquement fermé), une nouvelle répartition des forces productives s’opère hâtivement. Il ne s’agit pas seulement de l’industrie de guerre (on sait qu’en Allemagne il n’est pas jusqu’aux fabriques de pianos qui ne soient adaptées à des nécessités nouvelles : la fabrication des balles), mais encore des produits de l’alimentation et de l’agriculture en général. [2] Ainsi la guerre a singulièrement aggravé la tendance à une « autarchie » économique, à la conversion de l’économie nationale en un système se suffisant à lui-même, plus ou moins isolé du reste du monde. Peut-on supposer que cette tendance continuera à prévaloir et que l’économie mondiale se décomposera en une ou plusieurs parties indépendantes totalement isolées les unes des autres ? L’impérialisme utopique le croit ou est bien près de le croire. Les idéologues de l’impérialisme aspirent à tout produire « eux-mêmes » pour ne pas dépendre des étrangers. Un « complément économique » adéquat, des matières premières assurées et, selon eux, le problème est résolu. Ces raisonnements, cependant, ne résistent pas à la critique. MM. les impérialistes oublient complètement que leur politique de conquête implique le développement des relations économiques mondiales, l’extension des exportations de capital et de marchandises, l’extension des importations de matières premières, et ainsi de suite.

Ainsi, d’un certain point de vue, la politique de l’impérialisme est contradictoire : d’une part, la bourgeoisie impérialiste doit porter au maximum le développement de ses relations économiques mondiales (« dumping » des cartels) ; d’autre part, elle se retranche derrière une muraille douanière ; d’une part, elle exporte du capital ; d’autre part, elle crie à la violence étrangère ; en un mot, elle internationalise la vie économique et, en même temps, elle cherche de toutes ses forces à l’encastrer dans les cadres nationaux. Or, malgré tous les obstacles, les liens internationaux se développent sans arrêt. D’où la très juste remarque de F. Pinner : « Si l’on songe que l’extraordinaire développement du commerce extérieur s’est produit juste à l’époque de la politique économique rigoureusement nationaliste, il faut admettre que la guerre et la mentalité politique qu’elle a engendrée dans les grandes puissances ne peuvent pas plus détruire les rapports internationaux que les tendances à la fermeture hermétique des frontières n’ont pu le faire jusqu’ici1 ».


1 Felix PINNER : Die Konjunktur des wirtschaftlichen Sozialismus (Die Bank, avril 1915).


En réalité, déjà pendant la guerre, la disparition ou l’affaiblissement des liens économiques dans un pays avait pour effet de les renforcer dans un autre. La violence des « Allemands en Russie a simplement disparu pour faire place à la « violence » des Alliés ». Mais ce n’est évidemment pas tout. Nous devons nous rappeler que le facteur régulateur de l’activité capitaliste est l’obtention de profit. La guerre est une des « affaires » du « bourgeois moderne ». La guerre terminée, il recommence, avec le même empressement qu’auparavant, à rétablir les anciennes relations (nous ne parlons pas des opérations de contrebande pendant la guerre). Ainsi le veut l’intérêt capitaliste. La division internationale du travail, la différence des conditions naturelles et sociales est un prius économique qui ne peut être supprimé, même par une guerre mondiale. De ce fait, nous avons là des éléments-valeurs bien définis et, par conséquent, les conditions d’obtention d’un profit maximum dans le processus des opérations internationales. Ainsi l’évolution ultérieure n’aboutira pas à une « autarchie » économique, mais au développement des rapports internationaux, en même temps qu’à une plus grande cohésion nationale et à l’apparition de nouveaux conflits sur le terrain de la concurrence mondiale.[3] Si la guerre ne peut arrêter le cours général du développement du capital mondial, si elle est, au contraire, l’expression d’une expansion maximum du processus de centralisation, par contre elle agit sur la structure des économies nationales isolées pour en accroître la centralisation dans les limites de chaque corps national et pour organiser, parallèlement à une dépense considérable de forces productives, l’économie nationale en la plaçant de plus en plus sous le pouvoir conjugué du capital financier et de l’Etat.

Par son influence économique, la guerre rappelle, sous bien des rapports, les crises industrielles, dont elle se distingue, cela va de soi, par une plus grande intensité de bouleversements et de ravages. Economiquement, ces ravages atteignent avant tout les couches moyennes de la bourgeoisie qui, dans ces conditions, de même que dans les périodes de crises industrielles, succombent beaucoup plus vite. Quand des marchés disparaissent, quand des branches entières de production périssent, quand des liens, solides jusqu’ici, se déchirent, quand tout le système de crédit est bouleversé, etc., ce sont les couches moyennes de la bourgeoisie qui sont le plus frappées (il va de soi que nous ne parlons pas des travailleurs), ce sont elles qui, au premier chef, sont atteintes par la faillite. Par contre, la grande industrie « cartellisée » est loin d’être mal en point. On pourrait recueillir quantité de chiffres illustrant l’augmentation du profit (bénéfices de guerre) d’un grand nombre d’entreprises, notamment des entreprises touchant aux fournitures de l’armée, c’est-à-dire en premier lieu de la grosse industrie. Bien que la somme de plus-value produite n’accuse pas d’augmentation (elle est en diminution par suite de l’appel d’un nombre formidable de travailleurs sous les drapeaux), les profits des grands groupes bourgeois sont en hausse. Cet excédent de profit est obtenu, en grande partie, aux dépens des autres groupes, moins forts et non « cartellisés », de la bourgeoisie. (La hausse des profits s’explique également par l’accroissement des titres de valeurs qui correspondent à des besoins futurs.) Le formidable gaspillage de forces productives, l’engloutissement du capital de fonds de la société1 entraîneront fatalement un déplacement accéléré et un développement relatif des grandes catégories bourgeoises.


1 Les emprunts de guerre ne sont pas autre chose que l’absorption des éléments constitutifs qui s’usent du capital de fonds remplacé par du papier ; les valeurs réelles, dans leur forme matérielle, se dissipent en mitraille et, de la sorte, se consomment improductivement.

2 Voir KUNOW : Vom Wirtschaffsmarkt (Neue Zeit, 33e année, t. II, n° 22, Der Bank und Geldmarkt im ersten Kriegsjahr). Voir également les ouvrages du docteur WEBER : Krieg und Banken ; Volkswirtschaftliche Zeitfragen ; Krieg und Volkswirtschaft.

3 En ce qui concerne l’Allemagne consulter les notes de Johan MULLER : Nationalökonomische Gesetzgebund. Die durch Krieg hervorgerufenen Gesetze, Verordnungen, Bekanntmachungen, etc. dans Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, 1915.

4 Voir JAFFÉ : Die Militarisierung unseres Wirtschaftslebens (Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1915, 40 B. 3 Heft).


Cette tendance ne prendra pas fin avec la guerre. Si, au cours de la guerre, la grande bourgeoisie défend et affermit ses positions, il est certain qu’après la guerre les immenses besoins de capital favoriseront le développement des grandes banques et, partant, la centralisation et la concentration accélérées du capital. Ce sera le début d’une période de traitement fébrile des blessures de la guerre : restauration des chemins de fer, des fabriques et usines, des machines, du matériel roulant, détruits ou usés et, —~ ce qui ne sera certainement pas à la dernière place — réparation et développement de l’appareil militaire national. Tout cela accroîtra dans une vaste mesure la demande de capital et renforcera la position des consortiums bancaires 2

Parallèlement au renforcement des groupes capitalistes financiers, il faut encore signaler l’intervention de l’Etat dans la vie économique3.

Il s’agit de la constitution de monopoles d’Etat (monopoles de production et de commerce), de l’organisation d’ « entreprises mixtes » où l’Etat (ou les municipalités) est actionnaire de l’entreprise, au même titre que des syndicats privés ou des trusts ; du contrôle de l’Etat sur le système de production des entreprises privées (production obligatoire, régularisation des méthodes de travail, etc.) ; de la régularisation de la répartition (obligation de fournir et de recevoir des produits ; organisation d’ « offices centraux nationaux de répartition », magasins nationaux de matières premières, de combustible, de produits alimentaires, taxation des prix, cartes de pain, de viande et autres, interdiction des importations et exportations, etc.) ; de l’organisation du crédit national ; enfin, de l’organisation de la consommation nationale (réfectoires communaux)4.

En Angleterre, on a institué l’assurance nationale des cargaisons, la garantie nationale des traités commerciaux, le paiement par l’Etat des sommes appartenant aux commerçants anglais à l’étranger et ne pouvant être recouvrées à l’heure actuelle. Des mesures analogues ont été prises plus ou moins, par tous les Etats belligérants.

La « mobilisation de l’industrie », c’est-à-dire sa militarisation, s’est effectuée avec d’autant moins de difficultés que les organisations patronales, cartels, syndicats, trusts, étaient plus fortement développées. Ces unions patronales, dans l’intérêt desquelles, à vrai dire, la guerre a été entreprise, ont mis tout leur appareil régulateur au service de l’Etat impérialiste auquel elles sont étroitement apparentées. Ainsi, elles ont donné la possibilité technique et économique de militariser la vie économique, depuis le processus direct de production jusqu’aux subtilités des opérations de crédit. Et partout où l’industrie était organisée par des cartels, sa « mobilisation » a pris des proportions gigantesques.

« De vastes branches industrielles — écrit M. Pinner au sujet de l’Allemagne — fondues depuis des dizaines d’années dans d’étroites associations dont l’activité économique avait un caractère quasi collectif, ont absorbé une partie de la production et l’ont placée sous une direction unique : les cartels et les syndicats industriels »1.


1 PINNER : Organisierte Arbeit (Handels-Zeitung des Berliner Tageblatt, 28 août 1915).

2 Nous tirons cette citation du Vestnik Finansov, n° 24, 1915, p. 518.

3 Voir Yves GUYOT : Les problèmes économiques après la guerre (Journal des économistes, 15 août 1915).

4 Voir E. MEYER : Die Drohung mit dem Zwangssyndikat (Neue Zeit, 33 année, t. II, n° 18). Voir également : Die Bergwerksdebatte im Reichstag (Handels-Zeitung des Berliner Tageblatt, n” 435, 26 août).

5 Dr. WEBER : Krieg und Banken, p. 14.


Les buts de la mobilisation industrielle, de même que sa portée, ressortent très bien du discours prononcé, le 3 juin, à Manchester, par Lloyd George :

La loi sur la défense du pays, déclare le ministre, donne au gouvernement un pouvoir complet sur toutes les usines. Elle nous confère la possibilité de faire passer avant tous autres les travaux nécessaires au Gouvernement. Nous pouvons disposer de l’usine entière, comme de chaque machine et si quelque part nous devions rencontrer des obstacles le ministère du ravitaillement, se servant de cette loi, pourrait appliquer les mesures les plus efficaces2.

Des mesures analogues ont été prises en France3 et en Russie. En dehors de ce contrôle direct de l’Etat sur la production des entreprises privées, la guerre a fait surgir un certain nombre de monopoles d’Etat : en Angleterre, les chemins de fer sont devenus propriété nationale ; en Allemagne, on a constitué le monopole du blé, des pommes de terre, de l’azote, etc., et l’on en envisage encore plusieurs autres (nous reviendrons sur cette question) ; l’industrie houillère Se transforme à son tour en « cartel mixte », où le syndicat industriel coopère avec l’Etat4.

Si, dans les exemples ci-dessus, on constate une ingérence directe de l’Etat dans le domaine de la production, d’un autre côté, le développement de cette ingérence s’accomplit, en grande partie, au moyen des éléments de crédit. Une fois de plus, l’organisation de la « mobilisation financière » et des opérations qui en découlent est typique. Si au début de la guerre, la Reichsbank opérait par l’intermédiaire de certaines grandes banques, par la suite, sa fonction s’est accrue d’une autre façon. Nous voulons parler, notamment, de la création des « caisses de prêt », établissements d’Etat dépendants de la Reichsbank, qui sont devenus en peu de temps un facteur important dans les opérations de crédit du pays5. Vinrent ensuite les emprunts de guerre intérieurs, placés dans le public par les soins de la Reichsbank et qui jouèrent un rôle considérable. Ainsi, la Reichsbank qui, déjà avant la guerre, avait une importance exceptionnelle dans la vie économique de l’Allemagne, a singulièrement développé cette importance, en devenant un centre puissant d’attraction de capitaux libres. Elle opère de plus en plus en tant qu’établissement finançant les entreprises d’Etat florissantes et ses organisations économiques. Ainsi l’institut central d’émission de l’Etat devient la « tète d’or » du trust capitaliste national tout entier.

L’Allemagne n’est pas seule à connaître une évolution de ce genre. Le même processus s’opère, mutatis mutandis, dans tous les pays belligérants (il s’opère même dans les pays qui ne sont pas belligérants, mais, bien entendu, à un moindre degré).

Nous devons nous arrêter plus en détail sur une question, selon nous, de la plus grande importance, à savoir, les monopoles d’Etat et leur avenir.

« D’après des calculs précis — a déclaré, au Reichstag, le Dr Helferich, au mois d’août dernier — la guerre mondiale a coûté à tous ses participants à peu près 300 millions de marks par jour, c’est-à-dire 100 milliards de marks environ. C’est la plus formidable destruction, le plus vaste déplacement de valeurs que l’histoire mondiale ait enregistré »1. Il va de soi que les chiffres du « maréchal financier », le Dr Helferich, ne donnent en réalité aucune idée du coût général de la guerre, car ils ne concernent que les dépenses directes de guerre effectuées par l’Etat. Mais, en l’occurrence, ce sont précisément ces dépenses qui nous intéressent. Aussi bien, il ne sera pas inutile de donner de plus amples renseignements sur les emprunts de guerre. Quoique les Etats dépensent encore pour mener la guerre une partie de leurs recettes particulières, on peut néanmoins se faire une idée relative, par les chiffres que nous donnons plus loin, de l’ampleur formidable des dépenses militaires2.


1 Vorwärts, 21 août 1915.

2 Ces chiffres sont incomplets ; d’autre part les Etats ont recours à la presse à billets pour émettre de l’argent-papier ce qui constitue une espèce d’emprunt sans intérêt. Le tableau ci-après indique que l’Autriche-Hongrie a réussi à se procurer jusqu’en août 1915 (du fait que les chiffres qui concernent l’Allemagne vont jusqu’à septembre 1915 inclusivement, on peut croire qu’ils vont jusqu’à octobre) 13 milliards de couronnes environ ; or, à cette époque, c’est-à-dire à la fin d’août, les dépenses militaires du Gouvernement austro-hongrois atteignent approximativement 18 milliards de couronnes et, vers la fin de septembre, plus de 19 milliards de couronnes. Il est évident qu’il doit y avoir certaines autres sources pour couvrir ces dépenses. Ainsi il n’est pas douteux que les chiffres totaux qui figurent dans ce tableau sont sensiblement au-dessous de la réalité.

Grande Bretagne

(en milliers de livres sterling)

France

(en milliers de francs)

Russie

(en milliers de roubles)

Empr. 3½ % XI/1914

350 000

Prêts de la Banque de France

7 000 000

Obligations du Trésor escomptées à la Banque Nationale

2 650 000

Prêts de la Banque de France aux Alliés

530 000

Emprunt 5% X/1914

500 000

Bons 3% III/1915

33 600

Emprunt 3½ % VII/1914

500 000

Emprunt 5% II/1915

500 000

Bons

7 871 000

Emprunt 5% V/1915

1 000 000

Empr. 4½ % VII/1915

585 000

Obligations

2 241 000

Série 4% VIII/1914

300 000

Prêts de l’Angleterre

1 250 000

Série 4% III/1915

300 000

Empr. américain

50 000

Prêts des Etats-Unis

1 250 000

Obligations du Trésor escomptées en Angleterre…

1 248 320

en France

234 750

Obligations du Trésor

214 000

Emprunt en devises IV/1915

200 000

Emprunt 5½% XI/1915

1 000 000

Total

1 232 600

Total

20 642 000

Total

7 933 070

[Soit] 11 660 396 000 roubles

7 755 000 000 roubles

7 933 070 000 roubles

N. I. Boukharine – L’économie mondiale et l’impérialisme – 1915

105

Italie

(en milliers de lires)

Allemagne

(en millions de marks)

Autriche-Hongrie

(en millions de couronnes)

Emprunt 4½% XII/1914

1 000 000

Emprunt 5% IX/1914

3 492

Emprunt 5% XI/1914

2 300

Emprunt 5% VII/1915

1 000 000

Obligations 5% IX/1914

1 000

Emprunt 6% XI/1914

1 170

Prêts de la Banque d’Italie

1 216 250

Emprunt 5% II/1915

9 103

Emprunt 5½ % V/1915

2 780

Emprunt 5% IX/1915

12 101

Emprunt 6% VI/1915

1 124

Obligations du Trésor

4 304

Emprunt 6% en Allemagne XI/1914

248

Emprunt 6% en Allemagne VII/1915

253

Dette courante

5 112

Total

3 216 350

Total

30 000

Total

12 987

1 206 129 000 roubles

13 890 000 000 roubles

5 112 982 000 roubles

Total général : 47 557 581 000 roubles (soit 15 budgets annuels de l’Etat russe)


Nous utilisons la statistique donnée dans le n° 44 du Vestnik Finansov, année 1915, en soulignant que les chiffres cités ont trait uniquement aux emprunts de guerre des six principales puissances sur les douze puissances belligérantes. Il est naturel que des dépenses aussi inouïes, aboutissant à une destruction ultérieure des valeurs, aient pour effet d’enfler la dette publique et de désaxer l’organisation financière de l’Etat. L’équilibre budgétaire est rompu à tel point, que l’on est contraint de rechercher de nouvelles sources susceptibles d’alimenter la caisse de l’Etat, sinon les formidables dépenses qui subsisteront même après la guerre (paiement des intérêts des emprunts nationaux, secours aux familles des invalides, et ainsi de suite) resteraient sans couverture. En Allemagne, par exemple, il faudra au moins doubler les revenus de l’Etat1. Si l’on s’en tient aux sources ordinaires de recettes (entreprises d’Etat, impôts directs et indirects), il ne sera pas possible de couvrir les dépenses, et les Etats devront étendre les monopoles. Les milieux dirigeants de la bourgeoisie se font de plus en plus à cette idée puisque, en définitive, la force de l’Etat est la leur. Voici ce que dit l’organe « scientifique » des banques allemandes, par la plume du Dr Félix Pinner : « Les violents désaccords de principe qui s’étaient manifestés avant la guerre au sujet des monopoles en général, ou de tel ou tel monopole déterminé, ont disparu en un clin d’oeil, et presque tout le monde considère que des projets comme les monopoles de l’alcool, du pétrole, de l’énergie électrique, des allumettes et peut-être même de la houille, du sel, de la potasse, du tabac et des assurances, sont déjà sur le point d’être réalisés » 2. Dans ces conditions, il faut s’attendre presque à coup sûr à un développement ultérieur des tendances monopolistes. Prenons, par exemple, la production de l’énergie électrique ; la production du gaz lui faisant concurrence, le monopole du gaz est par conséquent probable. L’accroissement de l’emprise de l’Etat sur les monopoles mixtes est encore plus certaine. En monopolisant l’industrie houillère, l’Etat touche à la production de la fonte. On peut multiplier les exemples de ce genre. Cependant, il faut se demander si tous ces projets ne resteront pas lettre morte et s’ils ne se heurteront pas à la résistance de la bourgeoisie elle-même.


1 Voir par exemple Adolf Braun, dans la Neue Zeit, 33′ année, t. I, p. 584.

2 F. PINNER : Die Konjunktur des wirtschaftlichen Sozialismus (Die Bank, avril, p. 326-327). Au sujet des monopoles en Allemagne, voir Adolf BRAUN : Elektrizitätsmonopol (N. Z., nos 19 et 20, 1915) ; Edmond FISCHER : Das Werden des Elektrizitätsmonopols (Sozialistiche Monatshefte, p. 443 et suiv.) et KAUTSKY : Zur Frage der Steuern und Monopole (N. Z., 1914-1915, t. I, p. 682 et suiv.). N. I. Boukharine – L’économie mondiale et l’impérialisme – 1915


Nous venons de constater le changement de ton à l’égard des monopoles d’Etat. Certes, même en ce moment, il est diverses couches de la bourgeoisie dont les intérêts divergent dans un sens ou dans un autre. Mais l’évolution économique, renforcée sur ce point par la guerre, doit faire et fera que la bourgeoisie, dans son ensemble, se montrera de plus en plus tolérante à l’égard de l’ingérence des monopoles. Il faut en attribuer la cause principale au fait que l’Etat entre en rapports toujours plus étroits avec les milieux dirigeants du capital financier. Les établissements d’Etat et les monopoles privés fusionnent dans les cadres du trust capitaliste national. Les intérêts de l’Etat et ceux du capital financier coïncident sans cesse davantage. D’autre part, l’énorme tension de la concurrence sur le marché mondial exige de l’Etat un maximum de centralisation et de puissance. Ces deux causes, d’une part, des raisons fiscales, d’autre part, constituent les principaux facteurs d’étatisation de la production dans les cadres capitalistes.

La bourgeoisie ne perd rien à faire passer la production d’une main dans une autre, l’Etat moderne n’étant pas autre chose qu’une union patronale ayant à sa tête les mêmes hommes que ceux qui sont à la tête des comptoirs de syndicats de banque. Elle se borne à recevoir ses dividendes, non pas du comptoir du syndicat de banque, mais du comptoir des banques d’Etat. Au demeurant, la bourgeoisie aura beaucoup à gagner à cette opération, car ce n’est que moyennant une production centralisée, militarisée et, par conséquent, étatisée, qu’elle peut espérer sortir victorieuse de la mêlée sanglante.

La guerre moderne n’exige pas seulement un « fondement » financier. Pour qu’on la puisse poursuivre victorieusement, il est nécessaire que les fabriques et les usines, les mines et l’agriculture, les banques et les bourses travaillent pour la guerre. « Tout pour la guerre », tel est le mut d’ordre de la bourgeoisie. Les besoins de la guerre et de la préparation impérialiste à la guerre poussent la bourgeoisie ù une nouvelle forme de capitalisme, à l’étatisation de la production et de la répartition, à l’abolition définitive de l’ancien individualisme bourgeois.

Il est évident que toutes les mesures du temps de guerre ne survivront pas à la guerre. Des mesures comme le rationnement du pain et de la viande, l’interdiction de transformer quantité de produits, la prohibition des exportations, etc., sont autant de mesures qui disparaîtront au lendemain de la paix. Mais il est non moins certain que la tendance de l’Etat à s’emparer de la production se développera de plus en plus. Il est fort probable que, dans beaucoup d’industries, il y aura coopération entre l’Etat et les monopoles privés capitalistes, sur le modèle des « entreprises mixtes » ; en revanche, dans les branches de l’industrie de guerre, le type purement étatique est le plus vraisemblable. Kunow définit très justement l’avenir des économies nationales dans les termes suivants : « domination des financiers, développement de la concentration industrielle, accroissement du contrôle et des entreprises d’Etat »1.


1 H. KUNOW : Die Wirtschaftsgestattung nach dem Kriege (Korrespondenzblatt der Generalkommission der Gewerkschaften Deutschlands, 25e année, n° 37, 11 sept. 1915). Rappelons que Kunow tire de cela des conclusions libérales foncièrement erronées.


Le processus d’organisation de l’industrie et de développement de l’activité économique pose la question générale du sens social — selon le mot du professeur Jaffé — de la transformation de principe de la structure économique. Les premiers à lever la tête ont été les socialistes étatistes, dont les partisans appartiennent surtout au professorat des universités allemandes. Karl Ballod remet très sérieusement en question la renaissance des utopies en croyant que les monopoles d’Etat réalisent N. I. Boukharine – L’économie mondiale et l’impérialisme – 1915 dès maintenant une autre structure de production1. Jaffé déclare que la militarisation de la vie économique se distingue du socialisme principalement par le fait qu’à la notion « socialisme » s’allie une « suite endémoniste [sic] de pensées » et que là l’individu est mis tout entier au service du « tout » 2. Nous trouvons un point de vue très curieux chez le professeur Krahmann, qui définit ainsi l’avenir de l’industrie extractive :


1 Karl BALLOD : Einiges aus der Utopienliteratur der letzten Jahren (Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, 6e année, ler fascicule, p. 117-118).

2 JAFFÉ, l. c„ p. 523.

3 Max KRAHMANN : Krieg und Montanindustrie, p. 22-23. I.ieffmann soutient un point de vue opposé (voir son Stehen wir dem Sozialismus näher) ; d’ailleurs, son ouvrage est écrit contre toute espèce d’illusions en général, ce qu’il ne cache nullement.

4 Si le caractère marchand de la production était supprimé (par exemple, par l’organisation de l’économie mondiale en un seul trust géant, dont nous avons démontré l’impossibilité dans le chapitre sur le surimpérialisme), nous aurions une forme économique spécifique. Ce ne serait déjà plus le capitalisme, puisque la production des marchandises disparaîtrait, mais, à plus forte raison, ce ne serait pas le socialisme du fait que la domination d’une classe sur une autre serait maintenue (et même aggravée). Une structure économique de ce genre rappellerait beaucoup plus une économie fermée d’esclavagistes sans qu’il existât de marché d’esclaves.


Le puissant effet actuel des mesures de soutien de l’Etat et de défense du pays que l’Etat applique pour des raisons d’ordre militaire, nous achemine certainement, même dans le domaine de l’industrie extractive, à une organisation voisine du socialisme d’Etat. Seulement l’on n’y va pas par la voie que d’aucuns redoutaient avant la guerre et que d’autres espéraient. Ce n’est pas un socialisme délayé d’internationalisme, mais un socialisme fortement trempé de nationalisme. Nous nous en approchons. Ce n’est pas un communisme démocratique, encore moins la domination d’une classe aristocratique, mais un nationalisme qui réconcilie les classes : nous nous en sommes rapprochés depuis le 1er août 1914 à une allure que l’on considérait autrefois comme impossible3.

Que représente donc le tableau « modifié en principe » du « socialisme d’Etat » moderne ? Après l’exposé que nous venons de faire, la réponse vient d’elle-même : nous sommes en présence d’un processus de centralisation accélérée dans les cadres du trust capitaliste national qui se développe dans sa forme la plus élevée, forme qui n’est pas le socialisme d’Etat, mais le capitalisme d’Etat. En principe, il ne s’agit nullement d’une nouvelle structure de production, c’est-à-dire d’une transformation des rapports de classe ayant à sa disposition des moyens de production d’une ampleur sans précédent. Aussi bien, il est non seulement risqué, mais encore phénoménalement absurde d’appliquer au présent état de choses une terminologie qui va au delà des rapports capitalistes. Kriegssozialismus (socialisme de guerre) et Staatssozialismus (socialisme d’Etat) sont des termes qu’on utilise dans le but évident d’induire en erreur et de dissimuler par un « joli » mot le véritable fond des choses, qui est loin d’être beau. Le mode capitaliste de production est basé sur le fait que les moyens de production sont monopolisés par la classe capitaliste sur le fondement de l’économie marchande. A ce sujet, il importe peu, en principe, que l’Etat soit l’expression directe de cette monopolisation, ou que celle-ci soit due à 1’« initiative privée ». Dans un cas comme dans l’autre, il y a maintien de l’économie marchande (sur le marché mondial en premier lieu) et — ce qui est encore plus important — des rapports de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie4.

Ainsi, l’avenir appartient (dans la mesure où le capitalisme se maintiendra) à des formes économiques voisines du capitalisme d’Etat. Cette évolution ultérieure des trusts capitalistes nationaux, que la guerre accélère au plus haut degré, se répercutera à son tour sur la lutte mondiale de ceux-ci. Nous avons vu quelles ont été les répercussions de la tendance à la transformation des Etats capitalistes en trusts capitalistes nationaux sur les relations mutuelles de ces Etats. Les tendances monopolistes au sein de chaque corps national ont provoqué immédiatement des tendances monopolistes de conquête au dehors, qui ont singulièrement aggravé la concurrence et les formes de celle-ci. Là-dessus est encore venu se greffer le processus accéléré d’étrécissement du champ d’activité capitaliste resté libre. Ainsi, il n’est pas douteux que l’avenir prochain sera fertile en conflits violents, et que l’atmosphère sociale ne cessera pas d’être saturée d’une menace permanente de guerre. Le développement extraordinaire du militarisme et des idées impérialistes en est une des expressions extérieures. L’Angleterre, le pays de la « liberté » et de 1’« individualisme», a déjà établi des droits de douane et organisé une armée permanente ; son budget est militarisé. L’Amérique se livre manifestement à de formidables préparatifs militaires ; il en est de même partout : en Allemagne, en France, au Japon. Les temps idylliques d’une existence « pacifique » se sont    évanouis sans retour, et la société capitaliste roule dans un tourbillon de guerres mondiales.  Il nous reste quelques mots à dire sur l’avenir des rapports entre les classes puisque, à priori, il est déjà évident que les nouvelles formes de rapports capitalistes ne peuvent pas ne pas exercer leur effet sur la situation des divers groupements sociaux. La question économique essentielle est de savoir quel sera le sort des différentes parties du revenu national; autrement dit, le tout est de savoir comment le produit national sera réparti entre les diverses classes sociales et, en premier lieu, comment évoluera la « part » de la classe ouvrière. A ce sujet, nous supposons que le processus se développe de façon à peu près identique dans tous les pays avancés et que les thèses justes pour les économies nationales le sont également pour l’économie mondiale.

Tout d’abord, on est obligé de constater une tendance profondément enracinée à la diminution du salaire réel. La cherté, essentiellement basée sur la disproportion de la production capitaliste, non seulement ne disparaîtra pas, mais s’aggravera (nous ne parlons pas, bien entendu, de la cherté spéciale au temps de guerre). La disproportion entre l’industrie mondiale et l’agriculture s’accusera de plus en plus du fait que nous sommes entrés dans une période d’industrialisation accélérée des pays agraires. Le développement du militarisme et de la guerre augmenteront terriblement les impôts, les portant jusqu’à l’extrême limite du possible : « tout ce qui peut être imposé, le sera ; tout ce qui sera imposé supportera le poids d’une contribution écrasante », écrit la Torgovo-Promychlennaîa Gazéta1. Et ce n’est pas une phrase vide. Etant donné l’énormité des dépenses improductives et la réorganisation du budget, l’augmentation des impôts directs et indirects est certaine. L’aggravation du coût de la vie s’effectue encore d’une autre façon : premièrement, les prix montent en raison de l’élévation des droits de douane ; secondement, à cette augmentation vient s’ajouter la hausse des prix-monopoles dans les branches « cartellisées » ; les monopoles d’Etat renchériront les produits pour des raisons fiscales. Résultat : une part de plus en plus grande du produit reviendra à la bourgeoisie et à son gouvernement.


1 Torgovo-Promychlennaïa Gazéta, n° 217, année 1915.


D’autre part, la tendance contraire venant de la classe ouvrière se heurtera à la résistance croissante de la bourgeoisie consolidée et organisée, étroitement associée avec l’Etat. Les conquêtes ouvrières habituelles de l’époque antérieure ne sont pour ainsi dire plus possibles. Ainsi, il y a aggravation non pas relative, mais absolue, de la situation de la classe ouvrière. Les antagonismes de classe empirent forcément. Ils empireront davantage pour une autre raison. La structure capitaliste d’Etat de la société entraîne encore, outre l’aggravation de la situation économique de la classe ouvrière, l’asservissement certain de celle-ci à l’Etat impérialiste. Déjà avant la guerre, les employés et les ouvriers des entreprises d’Etat étaient privés d’un certain nombre de droits élémentaires : droit de coalition, de grève, etc. Il s’en fallait de peu qu’une grève des chemins de fer ou des postes ne fût considérée comme un crime d’Etat. La guerre a encore aggravé la sujétion de ces couches du prolétariat envers leurs maîtres. Dans la mesure où le capitalisme d’Etat confère une importance d’Etat à la quasi-totalité des branches de la production, dans la mesure où ces dernières sont mises au service de la guerre, le code pénal s’applique à toute la vie de la production. Les ouvriers ne sont pas libres de se déplacer, ils n’ont ni le droit de grève, ni le droit d’appartenir aux partis dits « anticonstitutionnels », ni le droit de choisir les établissements où ils désirent travailler, etc. Ils sont transformés en serfs attachés non plus à la glèbe, mais à l’usine. Ils deviennent les esclaves blancs de l’Etat brigand impérialiste, qui absorbe dans le cadre de son organisation toute la vie de la production. .

Ainsi, les antagonismes de classe acquièrent une importance essentielle qu’ils ne pouvaient avoir auparavant. Les rapports entre les classes trouvent une expression on ne peut plus claire, on ne peut plus nette ; le mythe de « l’Etat au-dessus des classes » s’efface des esprits, l’Etat se transformant directement en patron et en organisateur de la production. Dissimulés jusqu’ici par une multitude de chaînons intermédiaires, les rapports de propriété apparaissent aujourd’hui dans toute leur nudité. Or, si telle doit être la situation de la classe ouvrière dans les rapides intervalles qui séparent les guerres, il est indubitable qu’elle sera encore aggravée dans les périodes de guerre. Ainsi le journal des financiers anglais, l’Economist, avait-il raison de dire, au début de la guerre, que celle-ci marquait pour le monde l’avènement d’une ère de conflits de la plus grande violence…

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