7 au Front

Une analyse matérialiste de la pensée métaphysique d’Emmanuel Todd

Par Normand Bibeau et Robert Bibeau.

Tout observateur de la scène médiatique aura noté qu’un nouveau théoricien se manifeste en la personne d’Emmanuel Todd, l’historien diplômé des grandes universités bourgeoises tant françaises (Institut d’études politiques de Paris) que britanniques (doctorat en histoire de Cambridge).

Les plateaux télé, les médias mainstream des milliardaires et les sites alternatifs depuis le déclenchement de la «guerre en Ukraine» et du génocide israélien contre le peuple palestinien se l’arrachent et pour cause, dès 1976, il aurait prophétisé la disparition de l’URSS dans son livre: «La chute finale: Essai sur la décomposition de la sphère soviétique», suivi du livre  prémonitoire «La défaite de l’Occident» (2024)  dont vous trouverez une présentation ici :  « La défaite de l’Occident » = la victoire de l’alliance du Pacifique émergente (Emmanuel Todd) – les 7 du quebec.   La plus récente préface de ce best-seller se trouve ci-dessous et ici:  https://emmanueltodd.substack.com/p/dislocation-de-loccident-les-menaces

Pourquoi ce soudain engouement des médias à la solde pour ce Nostradamus des temps modernes?

Il faut d’entrée de jeu constater que les «évangélistes bibliques messianiques», les  Trumpistes, les «chrétiens» européens et les UKRONAZIS, les «orthodoxes russes», les «confucianistes» chinois, les «hindouistes» Modistes, les islamistes arabes  et toute la racaille capitaliste «mondialiste» comme les «nationalistes patriotiques»,  proclament  leur dévotion à «leur religion civilisationnelle» obscurantiste et moyenâgeuse pour promouvoir leur dictature de classes alors que Todd lui plaide  que l’avènement du «déclin de l’occident» serait le «degré zéro de la religion nouvelle» qu’il définit comme le «nihilisme».

Dès lors, force en est de conclure, que pour TODD comme pour les estafettes politiques et idéologiques des capitalistes, vaincre le «déclin de l’Occident» et en restaurer la «grandeur civilisationnelle»,  consiste à vaincre le «degré zéro de la religion» en restaurant les «valeurs» religieuses qu’il définit comme: «travail, discipline, sacrifice de soi, famille, patrie, éducation», en somme, il a le même programme totalitaire que celui des capitalistes: asservir les masses laborieuses au profit des capitalistes par l’augmentation de l’exploitation des esclaves salariés par la revalorisation de la religion, cet «opium du peuple» condamné par le matérialisme.

La vieille/nouvelle théorie de Todd du retour aux valeurs religieuses de soumission à l’exploitation capitaliste explique parfaitement l’engouement obséquieux  des médias mainstream  pour la «nouvelle/vieille»  théorie de Todd et son air de curé d’où son omniprésence dans les émissions de propagande.

À tout point de vue, l’idéologie de Todd est réactionnaire malgré son apparence de «critique» de l’Occident décadent.

1- Sa théorie n’a pour fonction que d’interpréter le monde à partir de facteurs conséquentiels: «mortalité infantile + taux de natalité + déclin des liens familiaux + recul des valeurs de discipline et de travail + dé-éducation» pour  empêcher qu’on le transforme.

2- Sa théorie ne s’applique qu’à l’«Occident»:  Soit l’Europe + Amérique du Nord + Australie et Nouvelle-Zélande + Japon, Corée du Sud et le proxy terroriste israélien, soit environ 1,4 milliard sur 8,1 milliards d’humains en 2025, ou 17% de la population mondiale.

Ou encore l’Occident «civilisationnel chrétien» Europe + Amérique du Nord + Australie + Nouvelle-Zélande, soit 1,15 milliard d’individus ou environ 14% de la population mondiale.

En somme, Todd n’analyse que l’«Occident judéo-chrétien», soit tout au plus 15% de l’humanité ignorant la réalité de 85% de la population mondiale…

Les vecteurs indicatifs du «déclin de l’Occident» (mortalité infantile, dénatalité, hausse de la criminalité, perte des valeurs familiales et sociétales) qu’il identifie en «Occident» et qui expliqueraient le «déclin de l’Occident» sont tout aussi présents en «Orient», au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest, or, la religion  y exerce encore une influence dominatrice, preuve que le «déclin» des «valeurs religieuses» et l’avènement du «degré zéro de religion» ne peuvent expliquer le «déclin de l’Occident» sans s’appliquer à l’«Orient» capitaliste tout aussi décadent.

3- Le «degré zéro de religion» correspond à ce que Todd appelle «nihilisme» soit un «vide moral et culturel» systémique résultant de ce que «l’Occident ne croit plus en rien, sinon en sa propre image et en sa puissance transcendante» (sic).

Todd analyse la société à travers le prisme réducteur des «systèmes familiaux et culturels de type anglo-saxon» dont il postule qu’ils étaient à l’origine «égalitaire et nucléaire» sans jamais définir cette «origine» sauf en corrélation des règles successorales, «systèmes» qui auraient développé l’«individualisme absolu», un stade qui a «détruit» toute transcendance «collective» (religion, nation, projet social, patriotisme vindicatif), ce qui selon Todd signifierait que l’«individu occidental»  n’agit plus en fonction d’un but commun, mais uniquement selon ses désirs et son «ressenti», la forme moderne du «nihilisme égocentrique».

En géopolitique, Todd, relie «le vide moral» de l’Occident résultant de l’«individualisme absolu» qui a détruit toute transcendance collective.  «L’Occident s’est fait le théâtre d’une religion sans Dieu, d’une morale sans bien, d’un pouvoir sans projet».

Cette analyse occulte plusieurs éléments déterminants de cette guerre par «proxys» qui nous submerge:  Pourquoi maintenant et pas plus tôt, ou plus tard?

Pire que tout, la prophétie de Todd ignore qu’il s’agit essentiellement d’un LEBENSRAUM EURONAZI 2.0 contre la Fédération de Russie et la Chine et que ces guerres de pillage ne sont pas «irrationnelles» bien au contraire puisqu’elles ont pour finalité rationnelle – stratégique – de renverser les régimes des «BRICS+» – cet axe du mal (sic) de pays émergents qui se croient capables de renverser l’hégémon américain déclinant (d’où l’agitation frénétique de Trump et de sa clique).

L’autre tactique désespérée de l’agression capitaliste  consiste en un coup d’État de palais provoqué suite à l’«effondrement des économies nationales» ou encore par une «révolution de couleur» patentée par la CIA, le MI-6, la DGSI, le Mossad ou d’autres services secrets terroristes.  La décapitation puis la balkanisation et la domination des futurs micros «États ethniques et religieux» facilement exploitables sont l’objet de ce programme de «La défaite de l’Occident».

Todd conclut son interprétation idéaliste métaphysique de la société et son opposition au matérialisme dialectique et historique en écrivant que:

«La perte du religieux a entraîné la perte du sens collectif car «le christianisme, même sécularisé, portait une cohérence anthropologique (notion de devoir, de discipline, de vérité, de transcendance de l’humain) et que sa disparition a laissé place au «nihilisme – narcissique», une religion du vide qui serait celle du marché, du «narratif» et du narcissisme social, en somme, une civilisation occidentale qui ne croit plus en son propre avenir».

TODD, inverse la réalité, la met «sur la tête» en postulant que ce serait «les idées qui déterminent la matérialité et non la matérialité qui détermine les idées »; «que ce serait la conscience qui détermine l’être social et non l’être social qui détermine la conscience»; «que la volonté conditionne la réalité et non la réalité qui conditionne la volonté» en concluant que ces conséquences «observables» ne sont pas l’aboutissement naturel de l’idéologie religieuse, mais celle d’un «abandon» volontaire des «valeurs religieuses».

Pour Todd, l’effondrement des structures familiales et culturelles fondatrices des collectivités humaines suite à la domination de l’«individualisme absolu» aurait annihilé la foi en quelque chose de supérieur et de transcendance réduisant les «valeurs occidentales»  à des subterfuges pour imposer une société «matérialiste» dépourvue de spiritualité, d’où son «déclin» inexorable.

Todd en offrant une conclusion «fourre tout» qui plaît à la «gauche» pour sa conclusion:  «déclin de l’Occident» et à la «droite» pour sa «solution»: rétablir la dictature, sans partage, de la religion et de ses «valeurs» réactionnaires au service des exploiteurs, s’assure de l’adhésion tant de la «gauche» que de la «droite» bourgeoise et d’en recevoir les récompenses.


 

La dislocation de l’Occident : ce qui nous menace

Par Emmanuel Todd. Octobre 2025.

La perversité de Trump se déploie au Moyen-Orient, le bellicisme de l’OTAN en Europe.

Je viens d’écrire à la demande de mon éditeur slovène une nouvelle préface à La Défaite de l’Occident, qu’il m’apparaît nécessaire de publier sur Substack immédiatement. La menace d’une aggravation de tous les conflits se précise. On trouvera dans ce texte une interprétation schématique et provisoire, mais actualisée du développement de la crise que nous vivons. Ce texte est de fait la conclusion de mon dernier entretien avec Diane Lagrange sur Fréquence Populaire : « Victoire de la Russie, enfermement et fracturation de la France et de l’Occident ».

Préface.  De la défaite à la dislocation

Moins de deux ans après la publication en français de La Défaite de l’Occident, en janvier 2024, les principales prédictions du livre sont vérifiées. La Russie a militairement et économiquement tenu le choc. L’industrie militaire américaine est épuisée. Les économies et les sociétés européennes sont au bord de l’implosion. Avant même que s’effondre l’armée ukrainienne, le stade suivant de la dislocation de l’Occident est atteint.

Je suis depuis toujours hostile à la politique russophobe des États-Unis et de l’Europe, mais, en tant qu’Occidental attaché à la démocratie libérale, Français formé à la recherche en Angleterre, enfant d’une mère réfugiée aux États-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale, je suis catastrophé par les conséquences pour nous, Occidentaux, de la guerre menée sans intelligence contre la Russie.

Nous ne sommes qu’au début de la catastrophe. Un point de bascule approche au-delà duquel se développeront les conséquences ultimes de la défaite.

Le « Reste du monde » (ou Sud global, ou Majorité globale), qui s’était contenté de soutenir la Russie en refusant de boycotter son économie, affiche désormais ouvertement son soutien à Vladimir Poutine. Les BRICS s’élargissent en acceptant de nouveaux adhérents, ils accroissent leur cohésion. Sommée par les États-Unis de choisir son camp, l’Inde a choisi l’indépendance : les photos de Poutine, Xi et Modi réunis à l’occasion de la réunion d’aout 2025 de l’Organisation de Coopération de Shanghai resteront comme le symbole de ce moment clef. Les médias occidentaux ne cessent pourtant de nous représenter Poutine comme un monstre et les Russes comme des serfs. Ces médias avaient déjà été incapables d’imaginer que le Reste du monde les voie comme un dirigeant et des êtres humains ordinaires, porteurs d’une culture russe spécifique et d’une volonté de souveraineté. J’ai peur désormais que nos médias n’aggravent notre aveuglement en étant incapables d’imaginer le regain de prestige de la Russie dans ce Reste du monde, exploité économiquement et traité avec arrogance par l’Occident durant des siècles. Les Russes ont osé. Ils ont défié l’Empire et ils ont gagné.

L’ironie de l’histoire, c’est que les Russes, peuple européen et blanc, de langue slave, sont devenus le bouclier militaire du Reste du monde parce que l’Occident a refusé de les intégrer après la chute du communisme. J’imagine les Slovènes particulièrement bien placés culturellement pour apprécier cette ironie même si ce que je sais bien, en tant qu’anthropologue de la famille et de la religion, que, malgré sa langue slave, la Slovénie est beaucoup plus proche socialement et idéologiquement de la Suisse que de la Russie.

Je peux ébaucher ici un modèle de la dislocation de l’Occident, malgré les incohérences de la politique de Donald Trump, président américain de la défaite. Ces incohérences ne résultent pas, je pense, d’une personnalité instable, et sans doute perverse, mais d’un dilemme insoluble pour les États-Unis. D’une part, leurs dirigeants, au Pentagone comme à la Maison blanche, savent que la guerre est perdue et que l’Ukraine devra être abandonnée. Le bon sens les conduit donc à vouloir sortir de la guerre. Mais d’autre part, le même bon sens leur fait pressentir que le retrait d’Ukraine aura pour l’Empire des conséquences dramatiques que n’avaient pas eu ceux du Vietnam, d’Irak ou d’Afghanistan. Il s’agit en effet de la première défaite stratégique américaine d’échelle planétaire, dans un contexte de désindustrialisation massive des États-Unis et de réindustrialisation difficile. La Chine est devenue l’atelier du monde ; sa très faible fécondité, certes, lui interdira de remplacer les Etats-Unis, mais il est déjà trop tard pour la concurrencer industriellement.

La dédollarisation de l’économie mondiale a commencé. Trump et ses conseillers n’arrivent pas à l’accepter car ce serait la fin de l’Empire. Un âge post-impérial pourtant devrait être le but du projet MAGA, Make America Great Again, qui cherche un retour de l’état-nation américain. Mais pour une Amérique dont la capacité productive en biens réels est aujourd’hui très faible (voir chapitre 9 sur la vraie nature de l’économie américaine), il est impossible de renoncer à vivre à crédit comme elle le fait en produisant des dollars. Un tel retrait impérial-monétaire impliquerait une chute brutale de son niveau de vie, y compris pour les électeurs populaires de Trump. Le premier budget de la deuxième présidence Trump, le « One Big Beautiful Bill Act », reste donc impérial malgré les protections tarifaires qui incarnent le projet ou rêve protectionniste. L’ OBBBA relance les dépenses militaires et le déficit. Qui dit déficit budgétaire aux États-Unis dit, inévitablement, production de dollars et déficit commercial. La dynamique impériale, l’inertie impériale plutôt, n’en finit pas de miner le rêve d’un retour à l’état-nation productif.

En Europe, la défaite militaire reste mal comprise des dirigeants. Ils n’ont pas dirigé les opérations. C’est le Pentagone qui avait mis au point les plans de la contre-offensive ukrainienne de l’été 2023 (durant laquelle j’avais écrit La Défaite de l’Occident). Les militaires américains, même s’ils ont fait mener la guerre par leur proxy ukrainien, savent qu’ils se sont brisés sur la défense russe – parce qu’ils ne pouvaient produire assez d’armes et parce que les militaires russes ont été plus intelligents qu’eux. Les dirigeants européens n’ont fourni que des systèmes d’armes et pas les plus importants. Inconscients de l’ampleur de la défaite militaire, ils savent en revanche que leurs propres économies ont été paralysées par la politique de sanctions, tout spécialement par la rupture de leur approvisionnement en énergie russe bon marché. Couper en deux économiquement le continent européen fut un acte de folie suicidaire. L’économie allemande stagne. Partout à l’ouest, la pauvreté et les inégalités augmentent. Le Royaume-Uni est au bord du gouffre. La France le suit de près. Sociétés et systèmes politiques sont bloquées.

Une dynamique économique et sociale négative préexistait à la guerre et mettait déjà l’Occident sous tension. Elle était visible, à des degrés divers, dans toute l’Europe de l’Ouest. Le libre-échange y mine la base industrielle. L’immigration y développe un syndrome identitaire, particulièrement dans les classes populaires privées d’emplois sûrs et correctement payés.

Plus en profondeur, la dynamique négative de fragmentation est culturelle : l’éducation supérieure de masse crée des sociétés stratifiées dans lesquelles les éduqués supérieurs – 20%, 30%, 40% de la population – se mettent à vivre entre eux, à se penser supérieurs, à mépriser les milieux populaires, à rejeter le travail manuel et l’industrie. L’éducation primaire pour tous (l’alphabétisation universelle) avait nourri la démocratie, créant une société homogène dont le subconscient était égalitaire. L’éducation supérieure a engendré des oligarchies, et parfois des ploutocraties, sociétés stratifiées envahies par un subconscient inégalitaire. Paradoxe ultime : le développement de l’éducation supérieure a fini par produire dans ces oligarchies ou ploutocraties une baisse du niveau intellectuel ! J’avais décrit cette séquence il y a plus d’un quart de siècle dans L’Illusion économique, publiée en 1997. L’industrie occidentale s’en est allée dans le Reste du monde et aussi, bien sûr, dans les anciennes démocraties populaires d’Europe de l’Est qui, libérées de leur sujétion à la Russie soviétique, ont désormais retrouvé leur statut pluriséculaire de périphérie dominée par l’Europe de l’Ouest. Je parle en détail au chapitre 3 de cette espèce de Chine intérieure où les ouvriers d’industrie restent nombreux. Partout cependant en Europe l’élitisme des éduqués supérieurs a engendré le « populisme ».

La guerre a fait monter d’un cran la tension européenne. Elle appauvrit le continent. Mais surtout, échec stratégique majeur, elle délégitime des dirigeants incapables de mener leurs pays à la victoire. Le développement de mouvements populaires conservateurs (habituellement désigné par les élites journalistiques par des termes comme « populistes » ou « d’extrême droite » ou « nationalistes ») s’accélère. Reform UK au Royaume-Uni. AfD en Allemagne, Rassemblement national en France… Ironie toujours : les sanctions économiques dont l’OTAN attendait un « regime change » en Russie sont sur le point d’apporter à l’Europe occidentale une cascade de « regime changes ». Les classes dirigeantes occidentales sont délégitimées par la défaite au moment même où la démocratie autoritaire russe est relégitimée par la victoire, ou plutôt, surlégitimée puisque le retour de la Russie à la stabilité sous Poutine lui assurait au départ une légitimité incontestée.

Tel est notre monde à l’approche de 2026.

La dislocation de l’Occident prend la forme d’une «fracturation hiérarchique».

Les États-Unis renoncent au contrôle de la Russie, et je le pense de plus en plus, de la Chine. Mis sous blocus chinois pour leurs importations de samarium, cette terre rare indispensable à l’aéronautique militaire, les États-Unis ne peuvent plus rêver d’affronter la Chine militairement. Le Reste du monde – Inde, Brésil, monde arabe, Afrique – en profite et leur échappe. Mais les États-Unis se retournent vigoureusement contre leurs « alliés » européens et est-asiatiques, dans un effort ultime de surexploitation, et aussi, il faut l’admettre, par pur et simple dépit. Pour échapper à leur humiliation, pour cacher au monde et à eux-mêmes leur faiblesse, ils punissent l’Europe. L’Empire se dévore lui-même. C’est le sens des tariffs et investissements forcés imposés par Trump aux Européens, devenus sujets coloniaux dans un empire rétréci plutôt que partenaires. Le temps des démocraties libérales solidaires est fini.

Le trumpisme est un « conservatisme populaire blanc ». Ce qui émerge en Occident n’est pas une solidarité des conservatismes populaires, mais une rupture des solidarités internes. La rage qui résulte de la défaite conduit chaque pays, pour éponger son ressentiment, à se retourner contre plus faible que lui. Les États-Unis se retournent contre l’Europe ou le Japon. La France réactive son conflit avec l’Algérie, ancienne colonie. Nul doute que l’Allemagne, qui, de Scholz à Merz, a accepté d’obéir aux Etats-Unis, ne retourne son humiliation contre ses partenaires européens plus faibles. Mon propre pays, la France, me semble le plus menacé.

L’un des concepts fondamentaux de la défaite de l’Occident est le nihilisme. J’explique comment « l’état zéro » de la religion protestante – la sécularisation arrivée à son terme – n’explique pas seulement l’effondrement éducatif et industriel américain. L’état zéro ouvre aussi un vide métaphysique. Je ne suis pas personnellement croyant et je ne milite pour aucun retour du religieux (je ne le crois pas possible), mais je dois, en tant qu’historien, constater que la disparition des valeurs sociales d’origine religieuse mène à une crise morale, à une pulsion de destruction des choses et des hommes (la guerre) et ultimement à une tentative d’abolition de la réalité (le phénomène transgenre pour les démocrates américains et la négation du réchauffement climatique pour les républicains par exemple). La crise existe pour tous les pays complètement sécularisés, mais elle est pire dans ceux dont la religion était le protestantisme ou le judaïsme, religions absolutistes dans leur recherche du transcendant, plutôt que le catholicisme, plus ouvert à la beauté du monde et de la vie terrestre. C’est bien en aux États-Unis et en Israël que l’on voit se développer des formes parodiques des religions traditionnelles, parodies d’essence selon moi nihiliste.

Cette dimension irrationnelle est au cœur de la défaite. Celle-ci n’est donc pas seulement une perte « technique » de puissance, mais aussi un épuisement moral, une absence de but existentiel positif qui mène au nihilisme.

Ce nihilisme est derrière la volonté des dirigeants européens, particulièrement sur les bords protestants de la Baltique, d’élargir la guerre contre la Russie par des provocations incessantes. Ce nihilisme est aussi derrière la déstabilisation américaine du Proche-Orient, lieu par excellence d’expression de la rage qui résulte de la défaite américaine face à la Russie. Surtout, ne cédons pas à l’évidence trop facile d’une autonomie guerrière du régime Netanyahu en Israël dans le génocide de Gaza ou dans l’attaque contre l’Iran. Protestantisme-zéro et judaïsme-zéro mêlent certes tragiquement leurs effets nihilistes dans ces accès de violence. Mais partout au Moyen-Orient ce sont bien les États-Unis qui, en fournissant les armes et parfois en attaquant eux-mêmes, sont en dernière instance les décideurs du chaos. Ils poussent Israël à l’action comme ils ont poussé les Ukrainiens. La première présidence Trump avait établi l’ambassade des États-Unis à Jérusalem et c’est bien Trump qui le premier a imaginé Gaza transformé en station balnéaire. Je suis conscient qu’il faudrait un livre pour démontrer cette thèse, un livre qui démonterait une à une les interactions entre les acteurs. Mais, historien de métier, et faisant de la géopolitique depuis un-demi-siècle, je sens que, comme l’Europe otanienne, Israël a cessé d’être un état indépendant. Le problème de l’Occident est bien la mort programmée de l’état-nation.

L’Empire est vaste et il se décompose dans le bruit et la fureur. Cet Empire est déjà polycentrique, divisé sur ses buts, schizophrène. Mais aucune de ses parties n’est indépendante du tout. Trump est son « centre » actuel ; il est aussi sa meilleure expression idéologico-pratique en ce qu’il mêle une volonté rationnelle de repliement sur sa sphère de domination immédiate (l’Europe et Israël) à des impulsions nihilistes de préférence pour la guerre. Ces tendances – repliement et violence – s’expriment aussi à l’intérieur du cœur américain de l’Empire où le principe de fracturation hiérarchique fonctionne en interne. Des auteurs anglo-américains de plus en plus nombreux évoquent la venue d’une guerre civile.

La ploutocratie américaine est pluraliste. Il y a celle des financiers, celle des pétroliers, celle de la Silicon Valley. Les ploutocrates trumpistes, pétroliers texans ou ralliés récent de la Silicon Valley, méprisent les élites éduquées démocrates de la côte Est, qui méprisent elles-mêmes les petits-blancs trumpistes du heartland, qui méprisent eux-mêmes les Noirs démocrates, etc…

L’une des particularités intéressantes de l’Amérique actuelle est que ses dirigeants ont de plus en plus de mal à distinguer l’interne de l’externe, malgré la tentative MAGA d’arrêter par un mur l’immigration venue du sud. L’armée tire sur des bateaux qui sortent du Vénézuéla, elle bombarde l’Iran, elle entre dans le centre des villes démocrates des États-Unis, elle commandite l’aviation israélienne pour une attaque sur le Qatar où se trouve une immense base américaine. Tout lecteur de science-fiction reconnaîtra dans cette énumération inquiétante l’amorce d’une entrée en dystopie, c’est-à-dire dans un monde négatif où se mêlent puissance, fragmentation, hiérarchie, violence, pauvreté et perversité.

Restons donc nous-mêmes, hors de l’Amérique. Gardons notre perception de l’intérieur et de l’extérieur, notre sens de la mesure, notre contact avec la réalité, notre conception de ce qui est juste et beau. Ne nous laissons pas non plus entraîner dans une fuite en avant guerrière par nos propres dirigeants européens, ces privilégiés égarés dans l’histoire, désespérés d’avoir été vaincus, terrorisés à l’idée d’être un jour jugés par leurs peuples. Et surtout, surtout, continuons de réfléchir au sens des choses.

Paris, le 28 septembre 2025

 

Robert Bibeau

Auteur et éditeur

3 réflexions sur “Une analyse matérialiste de la pensée métaphysique d’Emmanuel Todd

  • Je propose un premier commentaire sur cette récente préface du livre d’Emmanuel Todd.

    L’historien déclare : « Reform UK au Royaume-Uni. AfD en Allemagne, Rassemblement national en France… Ironie toujours : les sanctions économiques dont l’OTAN attendait un « regime change » en Russie sont sur le point d’apporter à l’Europe occidentale une cascade de « regime changes ». Les classes dirigeantes occidentales sont délégitimées par la défaite au moment même où la démocratie autoritaire russe est relégitimée par la victoire,  »

    Le constat de l’auteur est exact en ce sens que l’organisation – les partis politiques bourgeois en Europe – et en Occident – et en Orient ajoutons-nous – l’organisation politique des pays-États-nations se redessine – se modifie mais pas pour des motifs idéologiques, intellectuels, religieux, moraux, « nihilistes » MAIS pour des motifs fondamentalement – économiques – industriels – commerciaux et financiers.

    C’est l’infrastructure économique – énergétique, industrielle et technique en décrépitude dans tous les vieux pays capitalistes défaillants qui – comme dans les années 1930 en Occident – entraîne la reconfiguration de la superstructure sociale globale – dont notamment le changement de la garde politique fasciste et populiste.

    C’est l’infrastructure qui détermine la superstructure et non l’inverse.

    Ainsi le fasciste-populiste – Donald Trump et sa clique mafieuse sont LA réponse que le système capitaliste américain donne au déclin de son empire – tout comme Hitler – Churchill – Roosevelt – Staline furent LA réponse du Capital au milieu du siècle dernier… l’histoire se répète

    Robert Bibeau

    Répondre
  • Le lundi 13 octobre 2025 à 01:53 :
    Je connais Bibeau. Sa critique de Todd est vraiment indigente
    Marxisme mécaniciste à coup de serpe.

    13/10 à 09:00 :
    Autre argument qui va dans ton sens : le très lucide Michéa se réfère à Todd.

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

En savoir plus sur les 7 du quebec

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture