UN DERNIER TABLEAU AVANT LA RETRAITE — PAPY, LE FIN MOT DE L’HISTOIRE (Claude Desjardins)
Dédramatisons.
D’accord, il aura bientôt cent ans et, à cet âge-là, on a bien le droit de se reposer. «Je dois prendre soin de moi», me dit-il, comme si ça tombait sous le sens. Puis il ajoute, l’œil rieur: «Mais vous savez, un pinceau, ce n’est pas très pesant!»
Ça fait bien quatre ans qu’on ne s’est pas vus, mais tout, dans cette répartie, me dit que la mécanique du personnage, de l’homme libre et de l’artiste, est demeurée intacte. S’il lui vient l’envie de s’asseoir, il se dépose. S’il décide de gravir la colline, rien ne l’arrêtera. Pas même le plus attentionné des gérontophiles. On ne dit pas à Clément Gravel quoi faire.
Quelque chose a néanmoins changé. Le mot «artiste», ici, n’est pas anodin puisque avant de mettre officiellement le point final, «d’écrire» son dernier tableau, comme il se plaît à désigner l’acte de peindre, il avait toujours refusé cette proposition qu’on lui faisait de considérer comme de l’art ces épanchements nocturnes par lesquels s’exprimaient son tendre amour pour Pauline Picard, et l’infinie douleur de l’avoir perdue, la mort ayant cruellement mis fin à cette union fusionnelle dont il subsiste un doux frémissement à la surface des toiles qu’il a produites, depuis une certaine nuit du mois de janvier 2016.
Cette nuit-là, Clément Gravel, quatre-vingt-onze ans, surpris que Pauline lui ait offert un attirail de peintre, depuis son lit d’hôpital, s’était levé et avait produit une première œuvre, signée Papy, qui avait redonné sourire et joie de vivre à son épouse.
On connaît bien la suite, sinon sachez que cette production picturale n’a jamais dérougi, même après le décès de Pauline, survenu quelques mois plus tard. Que de multiples expositions ont suivi, dont une sorte de consécration au Musée national des beaux-arts du Québec, en 2022, et une certaine agitation médiatique autour de ce vieux monsieur qui peignait par amour et, on le dira de toutes sortes de manières, pour survivre au départ de sa bien-aimée.
On vous met tout ça à l’imparfait, puisque Papy, assis dans l’escalier qui mène au deuxième étage et désignant tous les tableaux qui se sont accumulés dans sa maison de Saint-Nicolas-de-Lévis, pointe en direction de celui qui trône sur le chevalet en prenant la lumière du soleil qui plombe en cet après-midi de canicule: «C’est mon dernier. Je n’en ferai pas d’autre. C’est terminé.»
Il aurait pu me raconter tout ça au téléphone, comme nous avions pris l’habitude de le faire, tout au long du processus d’écriture de Papy, le peintre amoureux, un récit biographique consacré à cette histoire d’amour et de peinture, mais voilà, un détail pas du tout insignifiant m’a poussé à prendre la route jusque chez lui: «Pour la première fois, me dit-il, j’ai l’impression d’avoir produit une œuvre d’art.»
À première vue, ce fameux tableau n’est pas tellement différent des autres: mêmes couleurs, même imagerie, même agitation. Il s’étend à l’horizontale et son canevas est recouvert d’une matière abondante, dont on devine qu’elle fut appliquée durant un autre de ces épisodes fiévreux qui surviennent la nuit, dans le sombre atelier du sous-sol, là où les pulsions se libèrent, là où, dit-il, sa main se laisse guider par son cerveau et qu’il accomplit, dans un rapport de distanciation avec l’objet, quelque chose qui le dépasse.
Mais voilà, cette nuit-là, il sait pourquoi il est descendu dans l’atelier. Ce n’est pas Pauline qui l’a réveillé. C’est autre chose. Depuis quelque temps, Clément Gravel observe le monde et il n’aime pas ce qu’il voit. L’Ukraine, la Palestine, toutes ces vies fauchées. Toute cette absurdité. La haine qui, à ses yeux, a pris une tangente nouvelle, vertigineuse. Le travestissement du vocabulaire pour justifier, sinon mettre en contexte ces assassinats de civils venus chercher de la nourriture avec leurs enfants, par exemple.
C’est de cela qu’il veut parler et, pinceau en main, il attaque le canevas sans trop savoir comment le dire. Et comme toujours, il met une couleur et puis une autre, sans réfléchir. Il en met partout. On verra bien ce que ça donnera. Et comme toujours, c’est au petit matin qu’il mettra un point final à l’exercice en songeant qu’il y est encore parvenu. Une autre fois. La dernière. Qu’il dit.
Ce tableau, intitulé Prédateur humain, est une œuvre qui saigne et qui explose en occupant toute la surface. On y voit un peu de terre, de ciel et de verdure, mais on y relève surtout la présence d’un énorme loup gris, qui règne avec arrogance sur les événements. «Je les connais, les loups», nous dit celui qui les a longtemps côtoyés, durant sa carrière d’inspecteur forestier. Il sait tout de leur appétit pour le sang, de leurs stratégies, de leurs penchants implacables.
«Les gens ne sont plus comme avant», soumet Clément Gravel, qui en a vu d’autres et qui estime que cette violence, cette méchanceté pure, prend diverses formes, qu’elle s’insinue partout, dans le discours ambiant, chez nous comme ailleurs. Dans la petite mesquinerie politique comme dans le meurtre des femmes qu’on accuse de porter la mauvaise coiffure. On ne saurait le dire mieux que lui: le loup est partout.
«Il n’y a plus de retenue. Il n’y a plus de discipline. L’homme prend ce qu’il veut, de la manière qu’il veut, exprime encore Clément Gravel. C’est une de mes dernières pensées et je trouve qu’elle est réelle. C’est toute ma sensibilité qui s’exprime à travers ça.»
Mais alors, pourquoi ce tableau serait-il exceptionnellement une œuvre d’art? Pourquoi toutes ces toiles qui ont été célébrées jusqu’ici, qui ont fait pleurer les visiteurs du MNBAQ et lui ont valu tous ces commentaires élogieux, ces articles de journaux, ces reportages télévisés, en même temps que les nombreux pictopoèmes de l’écrivain Paul Laurendeau, n’en seraient-ils pas?
Pour Clément Gravel, la réponse est toute simple : «Ce tableau-là m’a été inspiré par quelque choses qui se passe à l’extérieur de moi.»
Quand on connaît l’homme, on saisit bien la cohérence de l’énoncé. Tout ce qui a été fait avant venait donc de l’intérieur et reposait sur la stricte intimité de sa relation avec Pauline Picard. À ses yeux, et on ne le convaincra jamais du contraire, il n’était pas dans une démarche artistique. Il parlait avec Pauline. C’est précieux. Ça n’a pas de nom et surtout pas de prix.
Avec ce dernier tableau, il a davantage l’impression de prendre publiquement la parole, d’émettre un commentaire pour nous prévenir de quelque chose. Une sorte de testament spirituel, consent-il. Le fin mot de l’histoire. De son histoire, comme de la nôtre, qu’il illustre en puisant encore dans cette nature qu’il connaît si bien, et qui se montre parfois si dure. Une nature qui ne vous fait jamais de cadeau, dit-il.
«Quand je regarde ça, je trouve ça bien. J’arrive à la fin de ma vie et la peinture demeure une distraction. Mais chacun de mes tableaux est venu à moi comme un orignal qu’on traque. Tu ne l’as pas pour rien», illustre Papy, qui n’en est pas à une première métaphore du genre. La chambre à coucher comme une cache, d’où il sort chaque nuit pour descendre jusqu’à l’atelier du sous-sol, son terrain de chasse.
Et comment on «call» ça, un tableau, monsieur Gravel?
La réponse arrive immédiatement : «Tu inspires et tu ronfles!»
C’est toujours comme ça que se termine une conversation avec Clément Gravel: dans un grand rire libérateur. Ça lui vient de Pauline, assurément.
(Clément Gravel, alias Papy, est né à Chicoutimi, le 13 septembre 1924. Le 2 octobre 1954, il a épousé Pauline Picard, décédée le 1er mars 2016. Durant les derniers mois de sa vie, et même après son décès, il a peint un tableau chaque nuit, pour entendre son rire, le matin venu. Leur histoire est racontée dans Papy, le peintre amoureux, récit biographique écrit et publié par Claude Desjardins, le 13 septembre 2020.)
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NOTE DE L’ÉDITEUR: LE PEINTRE CLÉMENT GRAVEL EST MORT CENTENAIRE, EN 2024, QUELQUES SEMAINES APRÈS LA RÉDACTION DE CET ARTICLE.
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