PARFOIS JE MANGE DEBOUT DANS LA CUISINE — NOUVELLES ET RÉCITS 3 (Daniel Ducharme)
YSENGRIMUS — La présente recension de cet ouvrage relatant les nouvelles aventures ordinaires de Gaby me place personnellement dans une position plutôt avantageuse. C’est que je connais bien Daniel Ducharme, l’auteur qui nous livre ici le troisième de ses opus de textes courts évoquant les tranches de vie quotidienne qu’il transporte pensivement dans le baluchon de son héritage mémoriel. L’auteur y continue, notamment, de faire état de la réalité qu’il a vécue, pendant les très précieuses années 1970. Or ma position avantageuse prend corps justement ici. C’est que, pendant lesdites années 1970, j’ai eu l’occasion de faire la connaissance et de côtoyer Daniel Ducharme. Et moi aussi, voyez-vous, il s’avère que je suis un mémorialiste fort passable… tant et si bien que j’ai une idée très précise de son apparence physique et de sa dégaine comportementale de l’époque. Aucun doute n’est permis. C’était un très bel homme, à la voix douce et onctueuse, avec des yeux bleu clair, profonds, brumeux, mystérieux, océaniques. Une longue chevelure ondoyante et soyeuse. Une sorte de majesté diaphane, aussi discrète qu’implacable. Aussi, il n’y a aucun doute dans mon esprit que les filles de notre jeune temps en craquaient toutes, peu ou prou, pour ce zèbre sereinement polychrome. Dilettante méthodique, artiste, musicien, penseur, intellectuel, bouquineur, vivant dans une commune sise à l’intérieur des locaux d’un ancien presbytère, toujours à vous envelopper de son regard intense, Daniel Ducharme était un personnage. Le fleuron d’un temps. Il méritait très bien de la description implicite de son suave patronyme. Du charme, il en avait, et à revendre encore. Le dominait-il? Là, ça, c’est une tout autre problématique. Celle justement qu’il nous invite un peu à circonscrire en sa compagnie, dans les replis bruissants de ce nouveau lot d’écrits intimistes.
Même si, de par un soucis de cohésion avec l’ensemble de son corpus fictionnel, l’auteur opère, dans le présent recueil de courts textes, sous le durable pseudonyme de Gaby, qui, donc, est celui qu’il se donne au sein de ses autres recueils de textes courts (Des nouvelles du bout de l’île, La diversité du monde) et de ses œuvres romanesques (Le bout de l’île, L’été olympique), il reste que ce dont il s’agit ici, plus que nulle part ailleurs, c’est du charme de Daniel Ducharme. Lecteurs, lectrices, vous allez rencontrer dans ces textes un petit lot de cas d’espèces situationnels où des jeunes femmes d’il y a un demi-siècle, toutes charmantes, belles, séduisantes sans être excessivement séductrices, tournent autour de Daniel Ducharme, gravitent dans son halo magnétique, comme autant de scintillants satellites. On le discerne… moins parce que l’auteur le dit frontalement que parce que son texte le fait subtilement affleurer… elles sont fascinées non seulement par sa masculinité mystérieuse, mais tout simplement par sa beauté incontournable d’être humain. Eh bien, ça marche. Je vous le dis. Plus précisément, je vous le corrobore, en apporte la garantie, en brandit la vignette paraphée du témoin visuel. Ça fonctionne… en ce sens que, sans artifice narratif aucun, lorsque l’auteur nous raconte ici ces histoires de jeunes filles, montées en graine ou pas, assises sur des bancs de parcs, des chaises de restaurants, ou des rebords de piscines en sa compagnie, qui discutent doucement avec lui, en cogitant intensément, et qui vibrent secrètement… comme ça… sous le charme de sa sagesse, c’est du vrai. C’est du pur. Je revois le Daniel Ducharme du temps de sa jeunesse, qui fut aussi la mienne, et ça tient la route. Je me dis que oui, il a dû plaire aux femmes et ce, exactement de cette façon, sans excès et sans illusion. Tout juste comme il nous le dit. Mais évidemment, bon, les choses de la vie ne sont pas si simples et elles ne vont pas si bien. L’amour ne complète pas toujours ses délicats raccords. Et le temps est un acide lent. Des scotomes anciens brulent encore l’œil. Des foulures mal guéries font un petit peu claudiquer la cheville. Ce n’est pas pour rien que, près de cinquante ans plus tard, certains des événements évoqués dans cet ouvrage délicieux et d’un charme vieillot, frottent encore, grincent encore, font encore sentir leur ineffable lancinance. Daniel Ducharme nous en reparle parce que ça ne fonctionnait pas si bien, parce que ça clochait grave, parce qu’il reste un tas de compréhensions incomplétées, de tâches inassouvies, de jardins tombés en friches, de projets restés en l’air, de rêves non matérialisés. C’est qu’il était timide, l’homme du jour. C’est qu’il manquait cruellement de confiance en soi. C’est qu’il avait de la difficulté à se communiquer. C’est qu’il transbahutait sa bringuebalante batterie de contraintes pour ce qui en était de s’aligner correctement avec sa mire à sentiments. Tant et si bien que, dans le petit monde de celui qui mange désormais debout dans sa cuisine, tout allait autrefois de guingois. Et Gaby… donc Daniel Ducharme… n’est ici jamais que le porte-parole fidèle du jeune gars de naguère qui n’arrivait tout simplement pas à rentrer le plot carré dans l’espace triangulaire… ou l’inverse. Et ça, émues et attendries, à défaut d’être séduites ou aimantes, les filles du temps, tout comme celles d’aujourd’hui, le sentent toujours intensément.
Céline me dit:
«Tu as beaucoup voyagé…
— Non, Céline, je n’ai pas voyagé. J’ai vécu ailleurs, c’est tout. C’est très différent, tu sais, comme perspective, de vivre ailleurs. Quand tu voyages, tu ne quittes pas ton pays pour un autre, car tu sais que tu y reviendras dans deux ou trois semaines, alors que, quand tu vis ailleurs, cet ailleurs devient ton ici, c’est-à-dire ton pays, distinct du pays originel que tu laisses derrière toi, sans savoir quand tu y retourneras. Et quand tu y reviens, pour des vacances ou pour voir la famille, tu te rends rapidement compte que ce pays qui t’a vu naître, ce pays où tu as connu tes premières amours, ce pays-là, en somme, ce n’est plus ton pays et, au bout de deux semaines, parfois moins, tu as hâte de rentrer chez toi, dans ta maison, celle de ton pays d’adoption.
— … que tu as dû quitter aussi, non?
— Oui, en effet. À trois reprises puisque j’ai vécu dans trois pays pendant plus de dix années. Donc, trois fois, j’ai dû quitter mon pays pour m’installer dans un autre. Trois fois, j’ai dû m’investir, apprendre une langue, un code sociolinguistique, me familiariser avec une administration publique, etc. Et trois fois j’ai dû plier bagage, m’arracher à mes habitudes, quitter des amis que je ne reverrai plus jamais, ou alors qu’à de très rares occasions. Bref, trois pays, trois déchirures.
— Et quatre, car tu dois compter le Québec.
— Oui, c’est vrai, le Québec, ce pays qui n’en est pas un et qui, surtout, a tellement changé depuis ma jeunesse.
— Nous aussi, Gaby, nous avons changé… Nous sommes loin de ressembler aux jeunes amis qui prenaient le thé dans la chambre à lucarne de ma maisonnette de la rue Notre-Dame.
— Oui, je le sais bien, Céline.»
Aujourd’hui, comme moi, comme tous ceux et celles de notre génération, (la si mal connue et si langoureuse Génération Jones), Gaby/Dany a subi la patine des ans. Et désormais, donc, il mange debout dans sa cuisine, comme le faisait autrefois feu son père, un travailleur pointelier modeste et taiseux. Cela l’amène à évoquer ses parents ainsi que tout un lot de réalités qui sont les traits d’un temps. Daniel Ducharme, dont l’écriture est très sobre et finement ciselée, arrive à capter le passé, les temps anciens, nos autrefois, sans rendre un son nostalgique. On a affaire à des miniatures textuelles qui sont particulièrement savoureuses, dans leur fraicheur perpétuelle. À déguster. Ces narrations et ces considérations ont comme principale caractéristique de nous faire sciemment sentir certaines des facettes les plus vulnérables, et les plus douloureuses, de l’âme masculine. En cela, cet ensemble spécifique de courts textes (quarante-quatre au total, en incluant l’avant-propos et la présentation de l’auteur), est certainement le plus achevé des recueils de ce type ayant été produits par Daniel Ducharme. On retrouve d’abord, puis laisse graduellement de côté, le vieux monsieur crispé et ronchonneux qui avait été celui du recueil La diversité du monde. Puis, ensuite, une insidieuse mue s’effectue et on remonte retrouver, par bouffées, par effluves, le jeune homme d’un temps, le petit gars d’antan qui nous raconte ce qui remue et se perpétue à l’intérieur de lui, encore et toujours. Ça existe, les impondérables inaltérables, qui durent. Ça perdure. Ça arrive, vous savez. On a tous un amour enfoui au fond de sa mémoire. Un amour immatériel qui le restera à jamais. Non, on ne se sort pas, jamais, de la terrible toile d’araignée argentée et lumineuse des premiers amour.
C’est à lire. Il y a indubitablement, chez Daniel Ducharme, cette remarquable aptitude à nous faire intimement comprendre que, dans tous les sens du terme, nous vivons avec notre temps et que le temps qui nous engendra nous enveloppe, nous embaume et nous accompagne dans le cheminement que nous nous efforçons d’établir au mieux, sur la route du temps présent. Ah, mais… 1976, c’est l’année où tout est arrivé. Et ce, tout simplement parce que Daniel Ducharme nous en parle. Et l’homme mûr de 2024, lui, a cette subtile capacité, impalpable mais implacable, à retrouver sa propre fraîcheur, au fil du texte qu’il génère. À travers cette écriture, qui nous livre une franche et honnête leçon de philosophie de la vie, tout revit. Gaby prend corps, tandis que son discret marionnettiste perdure. Il ne s’agit pas tellement de notre barda, collectif ou personnel, de considérations à propos du Québec, de l’Afrique, des technologies portables, du rythme de la vie moderne, des méandres physiques et humains d’une certaine trajectoire de bus du bout de l’île de Montréal, ou de quoi que ce soit d’autre, en monde. Il s’agit, plus fondamentalement, de se lire. Se lire, se dire, et assumer, tout paisiblement, que la fraîcheur du souvenir, c’est quelque chose qui ne disparaît pas. Qui plus est, c’est de ne pas disparaître, que ladite fraîcheur devient si suave à partager. Notamment de par les gestes si simples, mais si radicaux, issus de la tension durable entre écriture et lecture.
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