7 au Front

Ceci n’est pas de l’art conceptuel

COMEDIAN, de Maurizio Cattelan (reproduction photographique pour fin d’exemplification)

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YSENGRIMUS — Tout part d’un malentendu sur le concept de… CONCEPT. La différence doit être faite très précisément entre, d’une part, art conceptuel et, d’autre part, concept, au sens du concept d’une invention, un peu comme lorsqu’on va chercher un brevet, ce que les anglophones appellent une patent. Partons, si vous le voulez bien, de l’art conceptuel et oublions complètement les considérations économico-spéculatives pesamment associées à l’œuvre d’art dont nous parlons en ce moment. L’art conceptuel est un principe d’engendrement de l’objet artistique qui a été introduit, il y a environ cent-vingt ans, notamment par l’artiste et philosophe des arts Marcel Duchamp (1887-1968). Son raisonnement était le suivant. Aujourd’hui, à l’époque industrielle, les machines-outils, qui fabriquent les divers objets du monde ordinaire, sont tellement puissantes et précises que l’artiste n’a plus vraiment besoin de se fatiguer et de se bâdrer de fabriquer son objet artistique, de le sculpter, de le gosser, de le peindre, de le tartiner. Ce qui compte, au plan principiel, ce n’est pas le résultat matériel factuel de l’œuvre artistique. Celui-ci peut très bien désormais être assuré par une machinerie, ou des assistants, ou un photocopieur, ou même des faussaires. Ce qui compte, c’est que l’artiste conceptualise un objet artistique et finisse par l’avoir à l’esprit. Aussitôt qu’il a son œuvre à l’esprit, c’est plié. Le décret de l’artiste suffit. Il parachève de facto la démarche, sans même avoir à la matérialiser. L’objet artistique n’a pas besoin d’exister. Il peut rester une simple idée. C’est le décret de l’artiste qui arrête l’œuvre, pas sa matérialisation, qui, elle, n’importe plus vraiment. Formuler l’œuvre d’art ainsi en fait un produit intégralement mental… conceptuel. Par exemple, je peux vous demander d’imaginer un petit oiseau perché sur le bord d’un bol, dans lequel se trouvent des céréales de riz et du lait. Et derrière le bol, vous avez la boîte de céréales de riz. Vous avez donc, dans votre conceptualisation, l’oiseau qui picore le riz dans le lait du bol et la boîte de céréales derrière eux. Tout le monde voit ça dans sa tête. Et tout le monde peut se représenter, mentalement toujours, cette combinaison de petites choses, sous la forme d’une peinture, ou d’une sculpture, ou d’une photographie, ou d’un court-métrage. Le tout de la chose est hautement perfectionné mais totalement conceptuel. Jamais à ma connaissance, on ne dessinera, sculptera, photographiera, ou filmera vraiment ces êtres. C’est-à-dire que l’art que nous venons de fermement configurer ici, de concert, est de l’art conceptuel. Les limitations de mon exemple étant ce qu’elles sont, il faut ensuite bien faire attention de ne pas confondre art conceptuel et écriture. Ici, c’est grâce au langage écrit de mon exemple que vous êtes arrivé à vous imaginer ce petit oiseau en train de picorer du riz dans un bol de riz au lait, devant une boîte de céréales. Mais, en réalité, vous pouvez parfaitement, en silence, imaginativement, et hors-langage, composer mentalement à peu près tout ce que vous voulez et le fixer sous une forme sculpturale, picturale, photographique ou cinématographique. Vos ressources conceptuelles en la matière sont infinies. Et aussitôt que ça roule dans votre esprit, ça y est, les jeux sont faits, l’art conceptuel est en place. L’art conceptuel, comme principe d’engendrement strictement artistique, c’est le résultat intellectuel collectif de la décision, prise autrefois par Marcel Duchamp, qu’il est désormais inutile, pour l’artiste, de fabriquer ces différents objets auxquels il pense, avec ses yeux lourds, ses mains moites et ses doigts gourds. La machinerie façonne mieux que nous ce qui compte artistiquement. Mais c’est le décret fait conceptuellement par l’artiste qui intronise à peu près tout ce qu’il veut et autre chose, œuvre d’art. Ce que l’artiste veut, vaut… mais rien d’autre.

Bien différent de cela est le concept, comme on dirait le brevet. Ainsi, par exemple, on peut parfaitement dire que Thierry Ardisson a vendu à Radio-Canada le concept de l’émission Tout le monde en parle. Et que ce concept est désormais réalisé par l’équipe canadienne de Tout le monde en parle. Ici, on vend un concept comme on vend un brevet, ou une patent, ou un droit d’auteur, ou une recette, ou une formule. C’est là une tractation strictement commerciale et contractuelle. On peut donc vendre le concept de l’ampoule électrique, de la patinette magnétique, des nouilles fluorescentes… le concept d’à peu près n’importe quoi de commercialisable mais ce, après la fabrication effective d’un modèle ou d’une matrice. Il n’y a rien d’artistique, là-dedans. Le brevet d’invention et le concept qu’il porte devient alors la propriété de la personne en ayant acquis les droits. C’est ce que nous avons ici. Dans le cas de l’œuvre COMEDIAN de Maurizio Cattelan (2019). Ce qui a été acheté pour six millions de dollars, ce n’est pas la banane empirique et le ruban matériel la soutenant contre le mur effectif (l’acheteur n’a même pas emporté ces objets), mais bel et bien le concept, le brevet, la formule, le principe d’engendrement (industriel ou artisanal) de cette combinaison d’objets préexistante. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, il n’est plus possible à quelqu’un de coller, n’importe où dans le monde, une banane sur un mur avec du ruban gris, sans payer le copyright au nouveau propriétaire de l’œuvre. La photo supra, du reste, apparait ici en conformité avec les clauses du fair use de la loi sur le copyright, en tant qu’image représentative et démonstrative, au sein d’un exposé explicatif, sans visée lucrative. Il faut dénoncer ici un mauvais calembour théorique sur le concept de CONCEPT. Ce concept-là n’est aucunement de l’art conceptuel, parce que ce qui a été acheté, en fait, c’est un simple brevet de reproduction d’un objet qui existe déjà. Et ça, ça n’a plus rien à voir avec la subtile démarche de l’art conceptuel, engageant l’intellect de l’artiste hors matérialisation, tel que l’avait conçu Marcel Duchamp.

Ce que notre spéculateur, inconnu mais adroit, a acheté ici, c’est en réalité le contrôle exclusif sur un impact médiatique, un brouhaha mondial qui fait que désormais de l’argent pourra être extorqué à mesure que ce modèle d’œuvre sera reproduit, que ce type d’intervention artistique sera mise en place, en monde. Marcel Duchamp avait donné un nom à ce genre de ready-made reproductible. Il appelait ça des multiples. Les multiples, c’était des œuvres ready-made qui avaient comme caractéristique de pouvoir être reproduites à l’infini, avec ou sans variations, et déclencher le même type de sensibilité, au moment de toute reproduction. À chaque fois, à chaque reproduction particulière, l’œuvre renouvelait l’effet que pouvait faire une version unique (comme c’est le cas, en toute normalité, en photographie et en cinéma, par exemple, univers artistiques où on n’appréhende jamais que des copies de l’œuvre initiale, sans que ça ne pose de problème éthique particulier). C’est d’ailleurs ce qui est arrivé avec la fameuse Roue de bicyclette de Marcel Duchamp, dont on a déjà parlé. Roue de bicyclette est désormais devenue un multiple, c’est à dire qu’on la reproduit et la présente dans différents musées. L’original est perdu. Il n’en reste plus que des copies. Et ça ne fait rien. Et, à chaque fois, quelqu’un paie le copyright à quelqu’un d’autre, pour le concept, pour le fait d’utiliser cet objet comme il utiliserait par exemple une boîte de céréales, ou une paire de godasses griffées, ou n’importe quelle marque de commerce peinturlurée. Artistiquement, intellectuellement, mentalement, ce n’est pas là de l’art conceptuel. C’est tout simplement un coup spéculatif comme un autre, qui a comme caractéristique de mobiliser de grandes interventions de masse. Et d’escompter, tout spéculativement, que l’aventure sera encore plus lucrative, dans le futur. Le marché bourgeois de l’art n’est pas une considération artistique. Donc, je n’en traiterai pas plus avant. Ce qui compte, c’est l’œuvre, pas les bourgeois puants qui flambent leur fric accaparé, en toute impudence, sous notre nez, notamment en s’appropriant le contrôle de l’art.

Techniquement, donc, COMEDIAN de Maurizio Cattelan (2019), ce n’est pas de l’art conceptuel. C’est un ready-made assisté. La banane est un objet agro-industriel qui, en plus, ne nous parvient que par le commerce. Un peu noircie ainsi, elle est aussi un objet parfaitement usuel, beaucoup plus culinaire que «naturel». Cela qualifie pleinement cette banane de comptoir de dépanneur ou de cuisine comme ready-made. Notons, en passant, que ce n’est certainement pas, comme l’ont voulu certains esprits paradoxaux, le caractère périssable de la banane qui rendrait l’œuvre l’incorporant subitement «conceptuelle». La banane vaut ici prioritairement du fait qu’elle est un objet tout fait. C’est exclusivement ce qui compte, en ready-made. La culture de l’art trouvé (ready-made) compte au moins une grande œuvre périssable de prestige. Il s’agit du fameux L’impossibilité physique de la mort dans l’esprit d’un vivant de Damien Hirst (1991), grand ready-made poissonnier parfaitement périssable que personne ne nommerait «art conceptuel» juste pour faire comme les journalistes, ces serviteurs compulsifs de l’art bourgeois, fusionnant l’acquisition rapace d’un bête brevet d’invention avec un acte mental de production artistique… L’art conceptuel n’a strictement rien à voir avec quelque opposition incongrue, qui trainerait dans les coins, entre du durable et du périssable, au sein des objets tout faits, mobilisés en art. L’art conceptuel, dans sa motricité principielle, se formule, antérieurement et mieux, dans l’esprit conceptualisant de l’artiste avant/plutôt que dans le monde. Exemples: Carré blanc sur fond blanc (Malevitch) et Mouche infinie (Spinoza) sont des œuvres conceptuelles (la seconde n’ayant jamais été matérialisée). Dans le cas de COMEDIAN, unique ou multiple, l’œuvre est très fermement et très ouvertement faite de matière. On a un ready-made assisté faisant télescopage. Usuellement, le ruban ne colle pas des bananes et la banane usuelle ne se tient pas sur un mur à hauteur d’œil, mais dans une coupe, la main, ou la bouche (habituellement sans la pelure, dans les deux derniers cas). L’artiste est donc intervenu artificiellement pour stabiliser cette rencontre d’objets, largement fortuite. Ceci n’est pas un ready-made brut. Et c’est pour ça qu’on dit du ready-made qu’il est assisté (par l’artiste, qui est intervenu pour formuler la combinatoire). La triade mur, banane, ruban ne se rencontre pas particulièrement ensemble, dans la vie ordinaire. Abrupte, cette combinatoire surprend, choque. C’est pour ça qu’on parle de télescopage. C’est ça qui heurte, artistiquement (bien plus que le fric qui tourne autour de cette œuvre — doit-on encore rappeler que le pognon est inerte, artistiquement? Sur le caractère «enregistré» de l’œuvre, même commentaire).

Ceci dit, arrêtons-nous quand-même un petit peu sur ce caractère périssable de l’œuvre. Le caractère périssable de l’œuvre est institutionnellement inquiétant, car on sent habituellement les œuvres d’art comme étant des objets vouées à être immortels. Guernica, Joconde, toutim & tintouin, on n’a pas l’impression que, sauf si elles sont détruites accidentellement ou intentionnellement, ces œuvres peuvent graduellement se détériorer. Et quand elles se détériorent effectivement, des experts anonymes interviennent, sur le modus operandi bien discret de la restauration, pour leur redonner, comme si de rien était, leur éclat original, ou l’illusion de ce dernier. Il n’y a pas à patiner, sur ceci. Mythiquement, une œuvre d’art est perçue comme étant solide. Et même quand elle est cassée, comme la Victoire de Samothrace décapitée ou la Vénus de Milo sans bras, le ressenti artistique enveloppe pieusement la partie qui reste, et cette partie qui reste est fantasmée comme stable et durable. Dans le discours mythifiant usuel, on dit éternelle. Or, on se retrouve ici devant une œuvre qui n’est indubitablement pas éternelle. Une banane est un objet assez rapidement putrescible. Et même le ruban peut, après un certain temps, ne plus adhérer. Ceci est une œuvre éphémère. Mais elle n’est pas nécessairement conçue et investie (noter ce mot) comme éphémère, comme le serait par exemple une sculpture de glace ou un bonhomme de neige. On se trouve donc dans une situation où on semble apposer une dynamique de pérennité éternelle, sur une œuvre qui n’en relève pas. D’où la curiosité sardonique, semble-t-il, d’un protocole qui fait qu’on doit changer la banane de temps en temps et ce, au détriment d’une autre idée mythique tenace, celle de l’unicité de l’œuvre. Or, ce qui est très important ici, c’est le caractère subversif de la dimension périssable de l’œuvre… ruban pouvant se décoller, banane pouvant putréfier, mur variable. Et ça, c’est anxiogène. Et ça contribue aussi fortement à l’expérience artistique déroutante qui se met en place, quand on appréhende ce type de travail. Avant de nous mettre à croasser, regardons, le plus attentivement possible, ce que ça nous fait. Au tout début, il y a quelques années (2019), quand cette banane a été collée sur un mur, sous la forme d’un ready-made provoque, on s’est trouvé dans une situation très analogue à celle qui avait été vécue jadis avec la fameuse Fontaine (1917) de Marcel Duchamp. Ready-made provoque, bousculade à l’égard de la déconsidération institutionnelle qu’il implique fatalement. Puis, un élément clé de la ré-institutionnalisation de l’œuvre, à ce moment-là, fut celui de la crise, constante et cuisante, provoquée par l’absence de virtuosité. Ceci est un petit lot d’objets du tout-venant, vulgaires en fait, et que n’importe qui aurait pu concevoir, agencer et réaliser. Et ce genre de chose heurte toujours la sensibilité bourgeoise, dépositaire autoproclamée de l’appréhension universelle de l’art, et revendicatrice compulsive du caractère (fallacieusement) élitaire de l’artiste. On unit donc deux éléments fortement anxiogènes, l’absence de virtuosité, qui produit cette bien choquante grossièreté de résultat, et le caractère périssable du produit fini. Et c’est au cœur de cette bousculade, à l’égard des considérations institutionnelles, de par la rouerie railleuse de l’artiste, que le caractère authentiquement anxiogène de ce ready-made périssable et mal fagoté culmine. Ceci fait qu’on a affaire à une œuvre, laide en soi certes, mais hautement intrigante dans son engendrement, et qui pose un problème artistique bien réel.

COMEDIAN de Maurizio Cattelan (2019) n’est pas de l’art conceptuel mental, c’est un ready-made matériel, un multiple en plus (attendu son statut contractuel, breveté, imparable et implacable). Ceci dit, le fait de ne pas être de l’art conceptuel ne rend pas la conceptualisation descriptive qu’on doit en faire, dans une philosophie adéquate des arts, moins intéressante. Au contraire. Ne spéculons pas. Anticipons. Ce zinzin est promis à une brillante et tonitruante pérennité. Il engendrera des mèmes, des pastiches, des allusions, des quotes, des dérivations, des variations, des sous-produits autonomes, démarqués, originaux, libres de droits, exploratoires. Un autre principe génératif de production artistique est né. Majeur et minuscule. Un de plus.

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3 réflexions sur “Ceci n’est pas de l’art conceptuel

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  • Jean-Claude Cousin

    Ah bah ! Ce qui compte, c’est que les peintres, les sculpteurs puissent encore créer du beau, même si « dans les grandes galeries » il ne se vend pas…. mais dans des expos minuscules où viennent de « vrais gens », oui. Ah oui mais les « vrais gens », selon le Grand Expert, ce sont ceux qui ne sont rien ! Ceux qui n’ont pas de Rolex – pourquoi faire ? – ni chalet à Courchevel…..

    En revanche, s’ils chipotent sur le prix d’une peinture à l’huile au tarif de base, cela fait tout de même de la peine.

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