BILAN 28d : Le Japon devant la guerre impérialiste-Février – Mars 1936
Personne ne peut contester l’importance de la tragédie de Palais qui vient de se dérouler à Tokyo. Une mutinerie militaire à sens inverse, une révolte de soldats voulant une guerre rapidement et que les troupes de la garde impériale ont dû faire rentrer « fraternellement » dans l’ordre, voilà le fait paradoxal qui a coûté la vie à quelques ministres. Quelle est la signification de ces événements, quelle est leur portée réelle ? Voilà des points qu’il n’est pas facile d’établir.
S’agit-il d’une riposte des cercles militaires, de certaines couches du parti Muiseito (qualifié de philo-fasciste) aux dernières élections du 23 février, puisqu’à celles-ci le parti gouvernemental Seiynkai est sorti renforcé ? On tend à accréditer cette version parmi les ouvriers de nos pays afin de bien prouver que « les assassins sont à droite » et que le « fascisme c’est la guerre ». En réalité, pour qui sait que les deux puissants partis japonais, le Minseito et Seiynkai sont tous deux des instruments d’un capital financier qui domine toute l’économie et qui en 1927 a lancé son fameux programme Tonaka : que l’un et l’autre sont partisans de l’expansion militaire du Japon, pour ceux-là il est clair que cette explication n’en est pas une. Certes, dans le léger glissement vers la gauche les cercles militaires ont peut-être vu la possibilité d’un léger ralentissement du rythme de la conquête de la Chine, mais mieux que quiconque ils n’ignorent pas que même le fameux parti des masses sociales (socialistes japonais non affiliés à la IIe Internationale) est un partisan ouvert d’une politique impérialiste du Japon. À ce point de vue, une mutinerie militaire n’était pas nécessaire. De même toutes les sottises au sujet de la lutte entre les deux principaux trusts, dont l’un serait plus militariste que l’autre, ne résistent pas à une analyse sérieuse et de toute façon n’expliquent pas le caractère des derniers événements.
C’est donc sur un autre terrain qu’il faut se placer pour apprécier ces faits. Pouvons-nous voir dans la mutinerie l’expression d’un mécontentement de petits paysans, de fils de petits propriétaires fonciers ruinés par l’oligarchie bancaire, ou peut-on même établir une connexion quelconque entre elle et le mécontentement des masses ouvrières durement exploitées ? Un fait dément toutes ces suppositions dont la presse centriste a fait ses choux gras : le caractère de « mutinerie de Palais » des événements, leur entier détachement de la vie des différentes catégories sociales et des classes. S’il était vrai que les mutins avaient eu un programme national-socialiste, leur mutinerie ne se justifiait ni dans ses formes, ni dans son caractère. Elle aurait dû prendre des proportions sociales et politiques dépassant de beaucoup la revendication de l’augmentation des crédits de guerre et ses cadres par trop limités.
De prime abord, l’impression qui se dégage des faits tels que les journaux nous les ont rapportés, c’est que l’Armée japonaise occupe aujourd’hui la même position dans la vie du pays, que l’Armée allemande dans le Reich d’avant-guerre. Et, en effet, ici aussi la bourgeoisie se développera au travers d’une « révolution par en haut » qui sera propulsée par la pression des différents impérialismes ; elle s’incorporera la classe des propriétaires fonciers qui, comme les junkers prussiens, formeront la caste militaire, détachée bientôt de toute autre préoccupation que de celle de faire la guerre. L’importance d’une puissance armée, s’érigeant au-dessus de la société japonaise, devint une nécessité liée au développement prestigieux de l’économie qui atteint rapidement les derniers cris de la technique moderne et se trouva véritablement à l’étroit, compressée sur elle-même, dans les quatre îles fondamentales du Japon. C’est dans ces conditions que la classe féodale des propriétaires fonciers – la souche la plus barbare des classes dominantes – pouvait fournir les cadres réactionnaires, imbus de la valeur du militarisme, au capital financier, lequel devait pousser à ce que l’armée occupât une place toujours plus grande dans la vie du pays, tant pour assurer son avenir expansionniste que pour maintenir sa féroce domination sur les masses exploitées de l’empire Nippon.
Ces dernières années particulièrement, les difficultés nées de la crise, le poids colossal de l’industrie japonaise, l’exiguïté de ses limites territoriales, a déterminé l’impérialisme nippon à se lancer à la conquête de la Chine où la défaite du prolétariat en 1927 a ouvert la porte aux compétitions impérialistes pour le dépeçage de l’Asie. Il est évident qu’au point de vue capitaliste, le memorandum Tonaka qui prévoit non seulement la main-mise sur la Mandchourie mais aussi sur la Mongolie extérieure, se justifie pleinement et pourrait être facilement accepté par les masses japonaises. En effet, il est vrai que le Japon ne peut vivre en comprimant ses forces industrielles, alors qu’il est aussi vrai qu’il n’existe aucune force capable actuellement d’industrialiser ou d’exploiter les régions d’Asie. Même la Russie n’est pas capable aujourd’hui de mettre en valeur les régions de la Mongolie extérieure. L’impérialisme japonais peut donc présenter aux masses des arguments de faits, déterminer une haine contre la Russie qui veut s’opposer à sa main-mise sur des territoires qui lui permettraient d’épanouir ses ressources, et même de dire que la Russie est un obstacle à l’amélioration de leurs conditions d’existence.
Pour nous, nous avouons franchement qu’il nous est parfaitement indifférent que le Japon occupe la Mongolie extérieure, Vladivostock ou que fa Russie déclenche une contre-offensive : il s’agit d’une affaire entre un membre de la Société des brigands, et un jeune impérialiste affamé. La seule chose intéressante dans une telle compétition serait pour nous la lutte des exploités japonais et russes pour la révolution prolétarienne.
Il est donc certain que toute l’évolution du Japon pendant ces dernières années a été traversée par la nécessité d’élever toujours plus l’armée en une force indépendante, détachée de toute autre préoccupation que celle de faire la guerre ayant en soi la mentalité particulière de junkers asiatiques, alors que la compression des forces économiques du pays par rapport à son développement et à ses possibilités, poussait le Japon dans une conquête partielle de la Chine.
Il semble bien que les récentes mutineries portaient sur le caractère à donner aux prochaines annexions du Japon. Le puissant appareil militaire n’est plus proportionné à de simples promenades en Chine, son poids considérable correspond aujourd’hui à une maturité du Japon pour une guerre d’envergure qui dans la phase présente serait mondiale. Les divers épisodes de la mutinerie, les réactions « fraternelles » de l’État-major et des milieux capitalistes japonais ,montrent que le Japon est pris entre cette contradiction : il est prêt pour une guerre mondiale alors que la guerre mondiale mûrit encore dans les autres pays. De là les hésitations devant les mesures à prendre contre le déchaînement de scènes de barbarie asiatique dans un cadre capitaliste ultra-évolué. De là aussi la tiédeur de la répression, les hésitations du premier ministre Okada ne sachant pas très bien si sa mort était ou non désirable et venant finalement s’excuser près du Mikado d’être encore en vie.
D’une façon ou d’une autre, les récents événements au Japon prouvent qu’il arrive un moment où le poids de ses propres entreprises entraîne le capitalisme, la tête en bas, vers la guerre. Il peut évidemment réfréner un moment l’ardeur d’instruments militaires, expression d’un appareil de guerre lancé à toute vitesse vers la conquête impérialiste, mais l’appareil subsiste et croît car il répond à des nécessités vitales pour la bourgeoisie japonaise. Jusqu’où l’Empire Nippon pourra-t-il se maintenir dans les limites actuelles ? C’est là un problème auquel a répondu à demi le coup de théâtre de ces derniers jours : certainement pas très longtemps.
Et voilà donc un nouvel anneau de la chaîne qui traîne le capitalisme à la guerre mondiale.