Il y a plus de cinquante ans: IN THE HEAT OF THE NIGHT
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YSENGRIMUS — Virgil Tibbs (Sidney Poitier) vient d’aller rendre visite à sa mère à Brownsville au Mississippi et il rentre maintenant chez lui, dans le nord. En pleine nuit, il attend sa correspondance ferroviaire abstraite pour Memphis (Tennessee) sur le quai de la gare fermée d’un bled paumé du nom de Sparta (Mississippi). Il se fait alors remarquer par un constable local enquêtant à l’emporte-pièce sur un meurtre qui vient tout juste d’avoir lieu dans le patelin. Un noir inconnu en costard et cravate assis avec une valise sur le quai d’une gare déserte? Il n’y a aucun doute possible dans l’idéologie du coin, c’est l’assassin. Virgil Tibbs se fait donc braquer, fouiller et amener, sans ménagement ni vérification d’identité, au poste de police de Sparta. Il ne s’insurge pas mais il ne fraternise pas non plus. Il répond froidement au dédain raciste par le mépris de classe. C’est le début de son aventure dans la chaleur de la nuit qui sera en même temps, pour lui, une cavale au fin fond des campagnes et une sorte d’étrange et cauchemardesque recul dans le temps historique.
Bill Gillespie (Rod Steiger) est le chef de la police de la petite commune de Sparta. Il est évidemment peu doté en ressources, peu avancé intellectuellement, instable émotionnellement et il en est parfaitement conscient. C’est un bon gros gars du sud qui s’efforce de garder son patelin en ordre en évitant que ses hommes, aussi peu ressourcés que lui, fassent trop de gaffes dans les coins. Bill Gillespie est bien emmerdé, ce soir là. On vient d’assassiner, dans son patelin, un gros industriel de Chicago qui était sensé ouvrir une usine devant assurer mille nouveaux emplois locaux. Et voici qu’on lui amène un noir en costard en affirmant tout net qu’il est le meurtrier. C’est un grand gaillard hautain à l’accent du nord, qui dit whom et qui est originaire de Philadelphie (en Pennsylvanie, hein, pas Philadelphia, Mississippi, si vous captez la nuance). Pataquès et maldonne. Non seulement ce noir est un officier de la très respectée Police Municipale de Philadelphie mais en plus c’est un expert en homicides, ayant notamment ses entrées au FBI.
Les deux hommes n’ont rien en commun. Leur répulsion mutuelle est immédiate. Pour clarifier la situation, on téléphone au supérieur hiérarchique de Virgil Tibbs. Ledit supérieur hiérarchique, après une conversation avec Bill Gillespie, a son employé au bout du fil. Virgil Tibbs se fait dire par son supérieur que comme il a de toute façon raté son train, il est prié de se mettre au service de la force municipale de Sparta pour mener l’enquête sur ce meurtre. Virgil Tibbs s’insurge. Il ne veut rien savoir de travailler avec ces culs terreux. Il retourne attendre son train à la gare. Quelques heures passent et Bill Gillespie se retrouve aussi avec de sérieux problèmes avec sa hiérarchie. Il se fait dire par le maire de la commune que la veuve de la victime du meurtre est furax et que si ce crime n’est pas adéquatement élucidé, on peut dire adieu à l’usine aux mille employés. Gillespie est incapable de résoudre ce mystère seul… et il le sait. Tibbs s’en voudrait à mort de désobéir à son chef et de laisser tomber une enquête qui l’intrigue déjà passablement… et il le sait aussi. Les deux hommes vont se sentir implacablement obligés de collaborer, en passant par-dessus tout ce qui les horripile et tout ce qui les oppose, psychologiquement et sociologiquement.
Imaginez Barack Obama et Donald Trump obligés de travailler main dans la main sur une question sensible concernant l’Amérique profonde. Main dans la main… Lequel des deux protagonistes aurait alors la main dans la marde? Ne répondez pas trop vite parce que c’est vraiment pas si simple. Ce film extraordinaire, du canadien Norman Jewison (né à Toronto en 1926), a obtenu l’Oscar du meilleur film en 1967, en pleine crise des droits civiques. Cinquante ans plus tard, il n’a pas pris une ride. Et les deux protagonistes vont donc mener l’enquête. Je ne vous dirai rien de celle-ci pour ne pas gâcher votre plaisir de visionnement. Elle est enlevante, complexe, riche en rebondissements et elle n’a, elle aussi, pas pris une ride, malgré la savoureuse patine du temps enrobant désormais ce grand classique du cinéma américain. On réussit ici à combiner magistralement un thriller policier et un drame social. C’est une superbe rencontre de genres.
En plus, le cheminement psychologique de Virgil Tibbs et de Bill Gillespie fait proprement accéder cet opus à une dimension philosophique. D’abord, il faut dire que, pour un enquêteur noir qui farfouille dans ce petit hinterland sudiste pour y dénicher un assassin du cru, la situation est dangereuse, explosive même. De la poudre à canon. La réalité évoquée est d’ailleurs si tangible que Sidney Poitier (le vrai Sidney Poitier, l’acteur) a refusé d’aller jouer dans le sud. Faisant valoir qu’il n’irait pas se faire écharper chez les culs terreux pour un film, il a exigé et obtenu que le gros de l’opus soit tourné à Sparta mais à Sparta, Illinois, dans le nord donc. Son personnage, Virgil Tibbs, n’a pas cette chance. À tous les coins de rue, il risque de se faire assommer, dans la chaleur de la nuit, par ces blancs hargneux arborant le drapeau sudiste sur leurs plaques minéralogiques. Pour Virgil Tibbs, c’est une perte complète de ses références ordinaires, une descente aux enfers. Il se fait interpeller boy (alors qu’à Philadelphie on l’appelle Monsieur Tibbs) et on lui brandit des barres de fer au dessus du chef et lui pointe des flingues sous le nez plus souvent qu’à son tour. Bill Gillespie n’est pas en reste pour ce qui est de la déroute morale. Il se rend vite compte que cet afro-américain nordiste, roide et flegmatique, est un limier hors-norme. Gillespie se retrouve donc dans la posture paradoxale, politiquement emmerdante, et fort irritante pour sa psychologie sommaire ainsi que pour celle de ses commettants, de protéger paternalistement ce noir antipathique qui lève les pistes comme un surdoué et marche à la victoire. Les deux hommes ne fraterniseront pas. La distance est trop grande. Mais ils verront clair malgré tout et ils arriveront ainsi à comprendre froidement leur intérêt mutuel et à le faire opérer au mieux.
Pour Virgil Tibbs, Bill Gillespie est un raciste irrécupérable. Minable, lumpen, limité intellectuellement et matériellement par sa condition de classe, ce chef de police villageois miteux à casquette anguleuse et lunettes fumées jaune pipi est du mauvais côté de l’histoire, point. Virgil Tibbs le méprise copieusement et le lui fait bien sentir. Et, d’autre part, pour Bill Gillespie, Virgil Tibbs est un colored, donc fondamentalement un nègre et, même en costard, beau parleur et surdoué, un nègre reste un nègre, c’est-à-dire quelqu’un qui, même s’il est le plus malin, travaille pour les blancs, finit par la boucler au bout du compte, et le reste n’est que littérature. Bon, Virgil Tibbs se fait gifler par un planteur. Il le gifle en retour. Et quoi? Croit-il rétablir une injustice séculaire par ce geste intempestif? Non que non. Pragmatique, c’est bien lui qui finira par dire en privé à l’avorteuse noire des tréfonds du hameau que la prison pour les colored et la prison pour les blancs, c’est tout simplement pas la même prison. Et elle, elle lui répliquera que les blancs l’ont dévidé de tout ce qu’il avait en lui, et l’ont retourné contre lui-même. Mais, mais mais… toujours d’autre part, Bill Gillespie peut bien ironiser, rire du prénom Virgil et railler les compétences de cet expert tout en les exploitant, il reste que ce noir en costard de Philadelphie, simple officier, fait plus en une semaine que le chef de police Gillespie ne fait en un mois. Et quand ceci est dit, tout est dit. Nous sommes en Amérique. L’argent est le baromètre froid et inerte de tout ce qui est définitif socialement et ici l’argent a très explicitement parlé en faveur du professionnel noir urbain contre le col bleu blanc campagnard.
In the heat of the night, c’est le film qui nous dit que rien n’est résolu mais que tout est soluble. Notre histoire contemporaine récente a magnifié ce film et amplifié sa problématique. Aujourd’hui, un brillant et éloquent constitutionnaliste noir peut devenir président des États-Unis et, qu’à cela ne tienne, un aigrefin blanc mal coiffé, trapu, véreux, sexiste et fort en gueule lui succédera sans sourciller, et la galère de voguer continuera. Comment cela est-il simplement possible? Visionnez In the heat of the night et vous vous imprégnerez douloureusement de l’explication au sujet de ce tragique dead lock civilisationnel. Ce film vaut un traité d’histoire américaine et un cours de sociologie américaine, à lui tout seul.
Le tout se joue, en plus, au cœur d’une prestation d’acteurs et d’actrices à vous couper le souffle. La complicité de travail entre Sidney Poitier (1927-2022) et Rod Steiger (1925-2002) n’a eu d’égal que la force de leur prestation pour camper deux irréconciliables ennemis séculaires en situation d’active paix armée. Tous les acteurs et actrices de soutien sont remarquables aussi. On regarde ce film-culte perché au bout de son strapontin, la gueule béante. Un magnifique morceau du grand cinéma du siècle dernier.
In the heat of the night, 1967, Norman Jewison, film américain avec Sidney Poitier, Rod Steiger, Warren Oates, Lee Grant, Larry Gates, James Patterson, 109 minutes.
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