LE SENTIER DES LUNATIQUES (Claude Desjardins)
— Un genre de génie, t’sais. Cultivé. Cérébral. Il parle au moins huit langues.
— Et qu’est-ce qu’il fait dans la vie?
— Mime. (p. 43)
.
YSENGRIMUS — Il n’est strictement pas question de se mettre à résumer linéairement le contenu du roman de Claude Desjardins Le sentier des lunatiques, dont je me propose de faire ici recension. Ce serait trahir la diaphane dynamique oscillante d’un mobile de cristal, d’un objet particulièrement éthéré et délicat, presque fragile, dont le fonctionnement mental et textuel requiert qu’on ne prenne pas connaissance trop intimement, par avance, de son synopsis. On va plutôt s’intéresser ici aux techniques d’écriture du romancier, telles qu’il nous les avoue par la bande, nous les concède par fragments, volontairement ou non, au sein de l’œuvre même. Nous avons ici affaire à un travail savant et moderniste. Un exercice d’écriture fictionnelle perfectionné. Le contenu de l’ouvrage est un déploiement complexe et riche, polymorphe et multidirectionnel. Du corps de la narration, je retiendrai peu, au profit des techniques d’écriture. Qu’on s’en avise ou pas, ce que je vous avance ici est une chose au fond assez convenue, académique, scolaire presque. C’est un peu comme un tableau noir. Je l’admets, c’est un cliché. Mais à tout prendre, et particulièrement dans ce genre de tableau, mieux vaut jouer le rôle du béotien baraqué que son contraire. L’intelligence ne gagne pas toujours (p. 93). L’idée principielle avancée dans le présent commentaire est que Claude Desjardins est un petit subtil, que tout le monde ne pourra pas nécessairement le suivre scrupuleusement dans son travail, et qu’il est parti, hic et nunc, pour se le faire dire.
Prenons notre affaire dans son angle logique (plutôt que chronologique). On se retrouve d’abord avec un personnage/narrateur qui se déclare un ubiquiste, c’est-à-dire quelqu’un qui a la capacité, mi-psychologique, mi-paranormale… toute fictionnelle en tout cas… de se déplacer entre deux univers, son univers imaginaire et/ou mémoriel et l’univers effectif (et/ou mémoriel aussi, en bonne partie) qui est celui de notre monde. Cette procédure de l’ubiquiste va ouvertement nous installer entre reportage factitif et empirisme tâtonnant. Cela va instaurer un ensemble de caractéristiques originales, exploratoires même. Le procédé qui se met ainsi en place a beaucoup à voir avec la richesse narrative, le rythme syncopé, le déploiement éclaté, et l’impulsion très particulière que cultive ce roman. Notre ubiquiste, ici, s’autorise un peu tout et autres choses: souvenirs, impulsions, spéculations, observations, allusions, considérations, analepses (flash-back) et prolepses (flash-forward). Tout s’enchevêtre. Sentons bien cliqueter la machine. Il faut comprendre qu’une autre caractéristique, celle-ci relevant de la mécanique interne de l’organisation du récit, se dégage de l’ubiquité ubuesque de notre scripteur ubiquiste. Il est un personnage qui fait ouvertement coexister en lui le narrateur omniscient, celui qui écrivait en Il, comme dans les romans d’Honoré de Balzac, et le narrateur au savoir individuellement circonscrit, celui qui écrivait en Je, comme dans les romans d’Albert Camus. Ceci veut dire qu’on peut ici faire travailler ensemble, sans vergogne ni complexe, ces deux grands traitements informationnels issus de notre tradition littéraire. Auteur omniscient façon dix-neuvième siècle et narrateur subjectivisé façon vingtième siècle se rallient, en l’ubiquiste, au vingt-et-unième siècle. Et le tout se joue en rhapsodie ouverte, et ostensible, encore. Cela ouvre un corps très complexe et très dense de possibilités d’écriture… et de cogitation sui-référentielle.
Comment fais-je pour songer à tout cela en pareille circonstance? Je vous l’ai dit, je suis un ubiquiste. Ce n’est pas d’aujourd’hui. Ça me permet parfois de fuir, en me déconnectant, un épisode fâcheux, sinon de voleter comme un papillon fou qui n’arrive pas à choisir, parmi toutes les fleurs, qui sont là, laquelle ferait la meilleure piste d’atterrissage, mais aussi, comme c’est présentement le cas, et ici, je vous révèle une autre dimension de mon univers de lunatique, de vivre à fond le moment tout en m’imaginant comment je le raconterai. Je commence déjà à choisir les mots, à organiser la construction séquentielle de mon récit. Le ton sera peut-être dramatique. Ou carrément comique, pourquoi pas? J’hésite. Il me manque encore quelques éléments (p. 97).
On ouvre la montre-écriture et on nous montre ses engrenages. C’est pas de son univers de lunatique qu’il nous cause, le gars. C’est la porte de son atelier d’écrivain qu’il entrouvre, en fait. Et, de toutes façons, qu’est-ce que c’est que cette histoire de lunatique? Oh, cela part du titre de l’ouvrage. Bon, d’accord. Mais, alors là, gare au choc. Étourdissante réminiscence. L’illustrateur Jörg Müller a écrit, en 2002, un ouvrage intitulé Le livre dans le livre dans le livre… Je n’épilogue pas. Avec ce genre d’effet miroir à la clef, le titre de l’œuvre va se retrouver enchâssé dans l’œuvre se trouvant sous ledit titre. Peu anodin, ici, que ce qui va se jouer et se mettre au jeu dans le jeu avec le titre en jeu. Le titre Le sentier des lunatiques va mobiliser, dans son registre thématique, un certain écho technique (strictement au sens des techniques d’écriture) de l’ubiquité. En effet, même (ou surtout) quand il marche dans un petit chemin sous l’astre nocturne, le lunatique (au vieux sens québécois et non français ou anglais du terme) est un personnage hautement susceptible de faire coexister, en lui, une dynamique concrète et une dynamique oniroïde. C’est un rêveur. C’est quelqu’un qui a un peu la tête dans les nuages et qui, de cette façon, ne regarde pas trop où il met les pieds, ce qui l’amène parfois à se les faire circuler sur de la glace bien mince. N’en disons pas trop. Alors, ici, un effet en boucle, un effet de mise en abyme disent les spécialistes, s’effectue. Car le fait est que Le sentier des lunatiques est aussi le titre d’un recueil de poésie posthume inexistant qu’envisage de publier la fille du poète disparu sous les glaces. Dixit, la fille du susdit, elle-même herboriste, photographe et illustratrice. Je l’entends surtout me dire qu’elle en produit suffisamment [de ses photogrammes de végétaux – P.L.] pour choisir, le moment venu, celui qui pourrait illustrer en couverture et peut-être aussi à l’intérieur, si l’éditeur consent à y mettre le prix, un recueil posthume qu’elle entend publier sous ce titre: Le sentier des lunatiques. C’est joli. Enfin je trouve que ça va de soi (p. 103). Ce titre est bel et bien un titre double. Il renvoie à la fois au vrai sentier effectif des vraies lunatiques empiriques qui jambettèrent dedans en grande, ainsi qu’au titre Le sentier des lunatiques, prévu ou souhaité pour cet ouvrage de poésie posthume, qui, lui, sera peut-être colligé ou écrit un jour (ou pas). Titre double, roman multiple. Et je vous laisse à découvrir qui sont les lunatiques effectifs, dans tout ceci. Ils sont au moins deux… et, savez pas quoi, ils sont pas tous fictionnels…
On tambouille donc ici dans des affaires de poètes. Le vécu du poète au sein de la fiction sur le poète va, elle aussi, faire jouer sa petite dialectique, en cadence. C’est qu’apparaissent aussi ces effets d’hyper-réalisme descriptif, presque sociologique, qui nous glissent toujours un petit peu des doigts, quand on gère une fiction qui est proche de notre vécu usuel. Je n’oublierai jamais cet auteur de romans populaires (dont je tairai ici pudiquement le nom) qui, un jour, écrivait un des nombreux romans s’empilant en son œuvre copieuse et pulpeuse et qui souffrait d’une intense rage de dents. Il s’avéra que son personnage non seulement se mit lui aussi à avoir une rage de dents, mais aussi qu’il trouva son soulagement dans une solution similaire à celle que notre romancier populaire avait lui-même trouvé en lisant un autre roman populaire dans lequel était justement mentionnée la réalité d’une rage de dents. Ceci tout simplement pour dire que nos rages de dents effectives finissent parfois par émerger dans notre écriture de fiction et par s’y installer, presque un peu malgré nous. Ici, ce ne sera pas une rage de dents qui sera en cause, mais les petites douleurs intérieures de la vie, de l’existence et du cheminement ordinaire du vrai poète contemporain. Règle générale, exception faite de quelques dandies excentriques, le poète ne porte pas de costume de poète. Il ne s’affiche jamais comme tel, sauf en compagnie de ses semblables, les lundis soir de lecture publique, où ils sont au moins six ou sept à se succéder sur la petite scène d’un café courtoisement ouvert pour l’occasion. S’ils sont accompagnés, ça peut quand même donner une bonne douzaine de spectateurs. Non, le journal local n’a pas publié le communiqué (p. 25). Comme quoi tout le monde ne peut pas être poète, vivant, visible, publié, adulé, et au programme du bac français… surtout en notre chère République des Lettres contemporaine, déesse aveugle et sans indulgence aucune, s’il en fut. Ouf… et ce n’est pas du tout une raison pour déroger de notre quête d’absolu, naturellement. Dont acte.
La quête de l’écrivain… justement, puisqu’on en parle… c’est, entre autres, d’envier, insidieusement ou ouvertement, spontanément ou en méthode, ceux et celles qui ont une (autre) quête. Mais là, il ne s’agit pas, comme tout à l’heure, de prétendre que nous sommes dans une situation où le personnage de fiction se surprend à nous fourguer, comme ça, certains éléments échancrés et épars de ce qu’est la vie immédiatement réelle et effective de l’écrivain. Non et non, nous ne sommes absolument pas dans de l’autobiographie déguisée. Et nous ne sommes certainement pas embringués dans la pulsion frileuse d’un personnage qui, en quête d’aveux, s’enfonce masqué, dans nos consciences. Elle pointe pourtant ici, la problématique de la quête. C’est même, par-delà tous les brouillages, volontaires ou non, un thème central. Et le fait d’avoir une quête est quelque chose dont on meurt d’envie, quand on observe ceux qui en ont une. Et la manifestation de cette envie est peut-être déjà justement la réalisation du fait que nous en avons déjà une, nous aussi.
J’envie les gens qui ont une vraie quête, je veux dire ce genre de pulsion qui les mène au bout d’un projet singulièrement personnel, un rêve qu’ils réalisent pour eux-mêmes. Sans faire de bruit. Je cherche encore le mien.
J’aurais aimé avoir cette idée. Marcher ma ville. Sinon planter des glands, ici et là, pour faire surgir lentement une forêt. Construire un château, une pierre à la fois, pendant des décennies. Peindre un tableau chaque nuit pour mon amoureuse. Toutes les meilleures idées sont déjà prises. Je veux dire celles qui nourrissent l’âme plutôt que l’orgueil (p. 35).
Quêter, ne pas quêter? Telle sera la question (et pas la seule). Le jeu du romancier est ici de tout faire pour justement ne pas nous la refaire, la balade des rages de dents. Il s’agit, de fait, de soigneusement garder ses distances face aux thématiques évoquées et aux thèses avancées. Il ne faut pas s’attacher aux choses ou aux personnes, réelles ou fictives. Je m’attache rarement aux gens. Je crains la réciproque. Je ne sais jamais ce qu’il faut donner en retour. Dans ce cas précis, je ne le saurai pas plus. C’est peut-être un avantage (p. 15). Dans tout ceci, lecteur, recenseur, moi aussi, je maintiens le mystère. Je garde mes distances, face à la fiction-mobile, qui s’organise en rhizomes, et que va imposer, en moi, en nous, Claude Desjardins, écrivain et orchestrateur de cette distance que je sais tant garder, grâce à lui. Lui aussi, il sait la garder. Et ses personnages aussi savent la garder. Le sentier des lunatiques est, entre autres, une réflexion sur la capacité qu’on a de porter un regard sur l’autre, un regard cadrée à peu près adéquatement mais prudent, pudique, tout en diffractions parfois aussi. Un regard produisant une synthèse compréhensive et suffisante, du simple fait de maintenir une distance calibrée tant au plan empirique, qu’au plan émotionnel.
Il faudra donc toujours un peu en venir à fuir le monde. Ne pas trop s’impliquer en monde, et se disperser sur diverses voies de garage, notamment imaginaires. Tout cela procède du même combat. Or, la fuite du mondain se garantira aussi, solidement, dans le livresque. L’amour des livres, venant des dépositaires de l’amour des livres, sera le garant idéal du bon vieux refuge livre. Livre, livre, livre, souvenons-nous toujours qu’ici, tout est livre. Que voulez-vous? Un autre implicite que l’on se doit d’admettre, c’est bien que nous sommes ici entre gens des lettres. Gens qui, au sein de la République des Lettres, ne se cachent pas pour assumer sereinement leur ostentatoire amour du livresque, des livres, de l’objet livre. Mais d’où ça sort, cet amour-là? On pourrait donc supposer que cet amour des livres lui vient par filiation. Je n’en suis pas si sûr. Je n’exclus rien non plus. Vrai, son père lui faisait théâtralement la lecture quand elle était toute petite, et c’est avec ravissement qu’elle avait découvert qu’entre deux couvertures cartonnées, tout devenait possible et que rien n’était jamais pareil (p. 116). Et c’est donc d’avoir pataugé dans les piles chambranlantes de livres que certains des personnages de Claude Desjardins en arrivent à dégager les caractéristiques fondamentales de leur articulation au monde, à eux-mêmes et au corps d’idées qu’ils entendent véhiculer. Ils le grifferont, le monde. Ils s’escrimeront à escrimer leur trace sur le grand mur de la salle d’arme des choses. Le premier graffiteur frappe. Sera-t-il néanmoins suivi? Néanmoins, le premier graffiteur témoigne d’une idée, d’une pensée qui l’a séduit. Du moins de quelque chose qui lui parle. On imagine qu’il affiche une certaine gravité en s’exécutant. Il souhaite que le passant la lise et s’approprie aussi cette pensée, y réfléchisse, qu’une sorte de transmission s’active. Sans doute parce que l’ambivalence s’y prête, je suis sincèrement touchée par cette envie qu’il a de partager une chose qui vient de l’esprit, qui fait partie du patrimoine immatériel de l’humanité (p. 90). Nous sommes au cœur de ce que nous sommes, avec ce roman sibyllin. L’écriture, comme état d’esprit et comme processus, est son sujet central, bien plus que quoi que ce soit d’autre. Nous nous entortillons dans une situation où l’artiste frappe une surface de sa griffe. De ce fait, il envoie rayonner des éclairs de segments textuels un peu partout, en nos psychés, avec l’espoir implicite qu’il en émergera un ondoiement des courbes de cette griffe, des reprises, des rebonds, un écho, des éclaboussures. Quelque chose en quelque chose comme le quelque chose qui instille toutes les pérennités: l’impact de lecture.
Je vous abandonne maintenant, seul(e) à seul(e), avec la mystérieuse quatrième de couverture de cet ouvrage. Ce sera aussi pour moi l’occasion parfaite de bien continuer de ne pas en dire trop.
Sur le sentier des lunatiques, une tragédie survient. Un poète meurt, noyé, dans un petit lac gelé en présence d’un homme qui a pris l’habitude de s’y promener en rêveur solitaire. Il chavire. La culpabilité s’est frayé un chemin entre les deux mondes qu’il habite. Aurait-il pu le sauver? À qui se confier? Cet homme ubiquiste qui a la capacité de vivre dans deux univers parallèles, le nôtre et le sien, le réel et l’imaginaire doit retrouver son chemin dans le dédale de ses pensées et du quotidien. Tel Thésée et le fil d’Ariane, il remonte la pente de ses souvenirs, sillonne en divers sens les méandres de son passé et de son présent jusqu’au jour où il croise… la fille du disparu.
.
.