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Analogie vernaculaire entre les films BENJAMIN BUTTON (2008) et FORREST GUMP (1994)

YSENGRIMUSCet article est disponible en anglais, en italien et en espagnole ici:
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Dans le long-métrage The Curious Case of Benjamin Button (2008), on nous relate l’histoire un petit peu grotesque et forcée d’un personnage fictif de la Nouvelle Orléans né en 1918 et mort en 2003. Benjamin Button (joué par Brad Pitt) aura une trajectoire de vie bien remplie (il travaillera sur un remorqueur, sera mobilisé lors de la seconde guerre mondiale et fera naufrage, deviendra l’amant de l’épouse d’un ministre britannique, héritera de l’entreprise paternelle de boutons à quatre trous etc.). Simplement son existence est tributaire d’une détermination fondamentale qui est aussi une particularité surnaturelle fort déroutante: il naîtra vieillard avec un esprit de babi et mourra babi avec un esprit de vieillard. Le protagoniste, donc, recule en âge physique à mesure qu’il avance et mûrit en âge moral. Cette dynamique hautement insolite n’est d’ailleurs pas introduite d’office. On la découvre cahin-caha, au fil du déploiement de l’intrigue. Et cette situation aura des conséquences assez catastrophiques, notamment sur la vie amoureuse de Benjamin Button. Il aime passionnément Daisy Fuller (jouée par Cate Blanchett) et c’est seulement quand leurs âges physiques seront à peu près parallèles (aux environ de 1962) qu’ils pourront temporairement consommer leur amour… pour finir par se quitter à cause de cette situation si biscornue. Les gros emmerdements physico-psychologiques de Benjamin Button vont se manifester de façon cruciale surtout au début de sa vie (il est si atroce en babi-vieillard que ses parents naturels terrifiés l’abandonnent à la naissance) et à la fin de sa vie (il est si erratique en vieillard-babi que son ex-amoureuse Daisy, qui a fini par piger son secret au fil des années, notamment en prenant connaissance de son journal intime, sera la seule personne pouvant le guider adéquatement vers la suite des choses). Au milieu de sa vie, les événements se jouent, pour le citoyen Button, à peu près normalement. Les moments du passage de l’adulte à l’adolescent sont particulièrement curieux, par contre, et le travail tant de Bratt Pitt que des concepteurs des effets spéciaux rajeunissant sont honorablement réussis. Sinon, on a un scénario à la fois étrange et passable, une direction d’acteurs et une distribution relativement satisfaisantes (ce sont surtout les actrices qui sauvent le film, en fait, je trouve), un rythme et un ton assez intéressant. On peut aimer ou ne pas aimer mais en tout cas, The Curious Case of Benjamin Button vaut le détour. Bon, on ne parle pas ici d’un œuvre inoubliable, loin s’en faut. Mais, il faut le noter, elle fit un certain bruit en son temps. Et pour cause…

Car en effet, il traîne dans la culture vernaculaire un fait fort bizarre concernant ce film: on le rapproche intempestivement de Forrest Gump (1994). Or, j’ai visionné attentivement les deux long-métrages et je ne vois entre eux absolument aucune ressemblance. La solide et unilatérale dimension de métaphore de l’Amérique que formule Forrest Gump (qui est un opus ayant fait époque et, conséquemment, qu’on ne présente plus) ne tient pas avec The Curious Case of Benjamin Button. Ce dernier, beaucoup plus erratique et biscornu, ressemble par moments à rien d’autre qu’un freak show un peu gratuit et sans grande portée symbolique, allégorique ou thématique (Pitt en vieux nain au début et en ado à la fin, cela fait vraiment bizarre). Il y a indubitablement de bons moments, une atmosphère par bouffées, qui doivent énormément à la prestation des actrices (la principale et les actrices de soutien). Je le redis: mention honorable… mais ceux qui crient au chef-d’œuvre forrestgumpesque pour The Curious Case of Benjamin Button poussent un peu fort dans le pétage de jet set, je trouve. En identifiant ce film spécifique si abruptement à Forrest Gump, on pourrait autant dire que cela se ressemble parce que les protagonistes ont un papa, une maman, bossent, baisent, mangent par la gueule et chient par le c… Souffrez que, m’inscrivant en faux avec cette idée vernaculaire du tout venant, je vous soumette quelques différences cruciales entre ces deux œuvres (en essayant soigneusement de ne pas vendre de secrets):

  • Le citoyen Forrest Gump est le fils naturel d’une femme de race blanche. Le citoyen Benjamin Button est le fils adoptif d’une femme de race noire. Forrest Gump est élevé par sa mère naturelle et monoparentale. Benjamin Button est élevé par une mère adoptive mariée. Ce sont les antipodes.
  • Forrest Gump, pas très doué intellectuellement, va à l’école parce que sa mère couche avec le principal pour le faire inscrire. Benjamin Button, qui est sans déficience intellectuelle particulière, je ne le vois tout simplement pas passer une minute à l’école.
  • Forrest Gump vit seul avec sa maman. Benjamin Button partage son enfance avec la foule variable d’un hospice pour vieillards.
  • Forrest Gump est le co-propriétaire de son crevettier. Benjamin Button est simple employé sur un remorqueur (sur lequel il fera la guerre de 39-45 alors que Forrest Gump est fantassin dans la jungle au Vietnam, sans la moindre coque de noix en vue).
  • Forrest Gump préserve des amitiés déterminantes du temps du service militaire. Benjamin Button, aucune.
  • Forrest Gump s’enrichit graduellement, d’abord sur son crevettier, grâce à une tempête qui coule les autres mais épargne son entreprise, puis de par des fonds placés dans Apple par son sergent amputé des jambes. Benjamin Button touche sur le tard l’héritage d’une usine de boutons à quatre trous du père qui l’avait initialement abandonné et qui, éventuellement, le retrouve. L’enrichissement de Forrest Gump se construit, se travaille, louvoie, bénéficie de conjonctures, de la chance, de l’amitié, du surf sur les vagues historiques. Forrest Gump devient le self made man semi-involontaire qui a joué d’équipe, passant d’un secteur économique à l’autre, et a gagné. Benjamin Button touche nunuchement et un peu abstraitement un héritage par pur hasard et devient rentier comme dans les romans de Balzac. Ce sont les antipodes.
  • Forrest Gump rencontre personnellement des personnages historiques à la pelle et, assez ouvertement, interagis avec eux (Elvis, Kennedy, il fait partie de l’équipe de ping-pong qui monte en Chine avec Nixon, etc). Benjamin Button ne côtoie que des inconnus. Forrest Gump INFLUENCE les grandes figures de l’Amérique. Ses mouvements d’infirme dans ses appareils de marche inspirent le déhanché d’Elvis… etc. Cette thématique d’un Forrest Gump anonyme fabriquant les grands hommes de son temps sans s’en rendre compte est centrale dans Forest Gump. Il n’y a rien de cela dans The Curious Case of Benjamin Button.
  • L’amoureuse de Forrest Gump est une fausse artiste (je n’en dis pas plus pour ne pas trahir de secrets). L’amoureuse de Benjamin Button est une vraie artiste (une danseuse de ballet).
  • Forrest Gump a un fils (d’intelligence normale) qu’il finit par rencontrer et avec lequel il finit pas interagir, malgré les limitations de sa propre intelligence. Benjamin Button a une fille avec laquelle il évite soigneusement toute interaction, à cause de sa condition.
  • Benjamin Button a une grosse idylle parallèle hautement torride avec une femme mariée. Cette idylle durable, passionnée et passionnante, distante et intense, avec cette épouse d’un homme politique important alors qu’il n’est qu’un petit marin, est de loin un des meilleurs moments du film. Rien de ce genre n’illumine la vie de Forrest Gump. Forrest Gump a une idylle sur le tard avec son tracteur-tondeuse.
  • Forrest Gump ne meurt pas. Benjamin Button… vous verrez bien.
  • Et… ce qui arrive à la ballerine Daisy Fuller à Paris (strictement entre nous), il n’y en a pas d’équivalent dans Forrest Gump. Et… ce qui arrive à Jenny Curran derrière sa guitare et sur la couverture d’un certain magazine (strictement entre nous), il n’y en a pas d’équivalent dans The Curious Case of Benjamin Button.

Alors, si toutes les histoires se déroulant sur une longue période de temps, impliquant l’amour, la mort, une séparation, une guerre, un coup d’argent, une paternité, une grande maison et un navire se ressemblent, alors là, Lelouch, Coppola et bien d’autres n’ont fait qu’un seul film… En termes de préférence maintenant, je juge que Forrest Gump plante The Curious Case of Benjamin Button à plate couture. Le premier est une réflexion allégorique sur l’improbabilité du rêve américain. Le second est un freak show inane qui cherche à déclencher des émotions en utilisant trop souvent des procédures de cirque et de vaudeville. Parler de ressemblance, c’est injurier Gump de par Button. Parler de plagiat, c’est discréditer Button de par Gump. Je ne vois vraiment aucun des deux. Dans The Curious Case of Benjamin Button, madame Blanchett et les autres actrices font flotter au mieux un gros bateau poussif (encore un bateau — haro, je suis un plagiaire) à la ligne de flottaison fort basse.

Culture vernaculaire, monde des certitudes colportées et des idées reçues qui ne citent pas leurs sources, alimente-moi quand tu dis vrai. Dors sur nos cyber-étagères quand tu serines le faux. C’est le cas ici… curiosité, insolite et bizarrerie à part, naturellement.

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2 réflexions sur “Analogie vernaculaire entre les films BENJAMIN BUTTON (2008) et FORREST GUMP (1994)

  • Ping : Analogie vernaculaire intempestive entre les films THE CURIOUS CASE OF BENJAMIN BUTTON (2008) et FORREST GUMP (1994) « Le Carnet d'Ysengrimus

  • Je me souviens maintenant que je n’ai jamais pu terminer le visionnement du film  »The Curious case of Benjamin Button »….j’ai du essayer deux fois je crois, sans jamais y parvenir…. alors que j’ai du voir Forrest Gump une fois, bien plus vieux lui…

    Intéressante mise en perspective, mais moi ce que je reproche a nos p’tits bourgeois Amerloques, c’est d’avoir tout le temp chercher a adapter tous les Romans qu’ils lisent coûte que coûte, au fil de leur humeurs, jusqu’à nous imprégner de leur culture touche a tout dans ce même contexte de  »légende de l’Amérique »…. je ne comptes d’ailleurs plus les navets qu’ils nous servent parfois avec leur meilleurs acteurs, mais en production de films  »indépendants » a petits budget, qui ratent souvent le sujet principal et s’étalent sur les clichés de leur Amérique qui les obsède et les hante comme c’est en effet le cas ! :)))

    Merci pour susciter l’intérêt et soulever ces remarques encore…

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