L’avenir de l’automatisation: Une critique de Benanav et de Smith

Je vous présente cet article qui est une critique de deux auteurs célèbres Aaron Benanav et Smith. Au centre des critiques l’importance du développement des nouvelles technologies et ses conséquences sur la productivité et sur l’humanité. Il ne faut pas à mon avis sous estimer la puissance de frappe de la domination réelle du capital.

Cet article est disponible en anglais, en italien et en espagnole ici: Articles du 28 avril[27420]

Nous avons souvent souligné, et pourtant pas assez que les livre I et II du capital traitent de la reproduction simple (domination formelle) ils sont à ce niveau ricardien. Le livre III par contre traite du capital total et de la reproduction élargie, le crédit et le capital fictif, c’ est à dire les réalité de ce monde.

Nous y reviendrons avec plus d’acuité prochainement. Mais en attendant vous pouvez consulter le site de notre camarade

Loren Goldner qui maîtrise bien le sujet:  http://ecritscorsaires.free.fr/article.php3.24.html

Gérard Bad le 28 avril 2023


Lien sur l’usine Lego entièrement automatisée https://www.youtube.com/watch?v=ya1RxcBZg44
video Lego:  https://youtu.be/ya1RxcBZg44

L’avenir de l’automatisation: Une critique de Benanav et de Smith

Gary Roth

Professeur émérite au département de sociologie et d’anthropologie de l’université de Rutgers, Newark (New Jersey, USA).

Traduction de l’anglais par David Buxton  https://doi.org/10.4000/variations.2149


Parution originale dans The Brooklyn Rail, juin 2021. La traduction intègre quelques corrections et ajouts de l’auteur.


Texte intégral

1- Les livres d’Aaron Benanav et de Jason E. Smith, importants et tombant à pic, servent d’antidotes qui apportent un peu de mesure aux discours hyperboliques à l’égard de l’avenir de l’automation, et de son impact sur les emplois.

  • 1 Andrew Yang, avocat et entrepreneur américain, candidat malheureux aux primaires présidentielles du (…)

2- Ce qui est remarquable, c’est à quel point ils couvrent le même terrain et s’appuient sur des arguments similaires pour démystifier le culte de l’automation qui excite des néo-milliardaires comme Elon Musk, et effraie des politiques-entrepreneurs comme Andrew Yang1. Ce parallèle étroit entre les deux livres peut donner à penser qu’un consensus a émergé au sein d’une partie de la gauche alternative. Aussi importantes que soient leurs analyses de l’automation, c’est précisément là où ces deux livres divergent, dans leurs approches méthodologiques et dans leurs traditions théoriques, que la discussion devient intéressante. Je parlerai d’abord de l’automation.

3- Que le capitalisme soit un mode de production qui tend à la réduction des coûts et du travail, voilà ce qui met tout le monde d’accord, quelle que soit son orientation politique et théorique. Marx a mis cela au centre de son analyse, mais cette perception du fonctionnement d’une économie concurrentielle est partagée même par les économistes les plus dupes. Faire plus avec moins, dit-on, impulse la croissance économique. Et pour l’entrepreneur individuel et pour l’entreprise moderne, la logique qui commande leurs actions est de réduire les coûts afin d’augmenter la productivité. La tendance à l’automation, affirment les deux auteurs, n’a rien de nouveau, mais poursuit les processus établis depuis longtemps visant à remplacer les êtres humains par des machines, et à remplacer aux machines chères des modèles moins onéreux ou plus productifs. L’automation a toujours été essentielle au développement économique.

4- Les deux livres supposent que l’activité manufacturière et la production des marchandises – contrairement à l’assemblage, le stockage et la distribution des composantes et des produits finis – est déjà pleinement mécanisée. Vue en termes de quantité de biens produits avec une main-d’œuvre relativement réduite, la mécanisation est un facteur déterminant du système industriel moderne, qui freine en même temps l’émergence des processus pleinement automatisés dans l’avenir. La production artisanale n’existe qu’à la périphérie du système mondial.

5- Ni Smith ni Benanav ne s’intéressent outre mesure à l’histoire de la technologie ; ils ont emprunté d’autres voies pour arriver à des conclusions similaires. Davantage d’automation est restreinte par des limites en termes de mécanisation, de rentabilité, de compétition et de consommation, toutes dictées par l’ordre économique particulier dans lequel nous vivons. Chacune de ces limites présente des barrières insurmontables, et chacune à son tour peut nous aider à comprendre les limites générales du système de production.

6- En raison de l’attention médiatique reçue par le thème de l’automation, le grand public est plutôt informé des situations exceptionnelles. Pour la plupart, la production industrielle a lieu derrière des portes fermées, c’est-à-dire dans des bâtiments quasiment sans fenêtres, situés dans des parcs industriels ou des districts zonés, géographiquement éloignés des secteurs commerciaux ou des quartiers résidentiels des classes moyennes et supérieures. On n’a peu de chances de vivre à proximité d’une usine si on n’y travaille pas. En dépit de notre dépendance à la production industrielle, peu d’entre nous connaissent les conditions de travail, l’agencement des machines ou les qualifications des employés dans des entreprises manufacturières.

7- Dans les domaines « à la pointe » comme la production d’acier, depuis quelques décennies des techniciens hautement qualifiés produisent des biens dans des quantités inimaginables il y a cinquante ans. L’industrie « lourde » d’antan, s’appuyant sur la force physique et sur une culture viriliste, a été remplacée par des machines qui sont contrôlées, révisées et reprogrammées par des opérateurs – souvent diplômés – versés dans le maniement des ordinateurs et des appareils mécanisés. Wikipédia révèle qu’en 2014 aux États-Unis, 218 000 travailleurs dans des fonderies d’acier et de fer ont produit 29 millions de tonnes de saumon de fonte et 88 millions de tonnes d’acier. Cela équivaut à plus d’un million de livres de métal par ouvrier.

8- En matière de production, deux exceptions bien connues touchent à des domaines d’une grande importance pour les consommateurs. Les industries de textiles et de conditionnement de viande sont notoires pour les bas salaires et les mauvais traitements dans des conditions abrutissantes. Les ouvriers sont maintenus dans un état pitoyable, incapables de subvenir à leurs besoins de façon décente, et soumis à un travail dangereux et ennuyeux à mourir. Quand bien même, comme l’expliquent les deux auteurs, les entreprises ont de bonnes raisons pour remplacer la main d’œuvre par des machines quand le travail est simple et répétitif, les bas salaires minent le développement économique lorsque les économies assurées par l’introduction des machines ne sont pas suffisantes pour justifier la dépense, surtout dans le cas de marchandises dont la demande est déjà au point de saturation. Malgré l’existence de dizaines de milliers de prototypes, de modèles et de dessins pour des appareils et des procédures économisant de la main-d’œuvre – on n’a qu’à visiter un salon professionnel pour s’en convaincre – l’absence d’incitation financière atténue le développement technologique. Ce dilemme est au cœur des deux livres en discussion.

9- L’automatisation qui draine l’attention du public est centrée sur l’assemblage, le stockage et la distribution des biens, sur des projets d’infrastructures, et sur les procédures de comptabilité afférentes, mais non en général sur la production manufacturière. Les projets d’infrastructures à grande échelle en particulier font l’objet d’une couverture importante dans les médias. La construction de ponts et de gratte-ciels, par exemple, ne demande que peu de travailleurs pour manier l’équipement lourd – le plus souvent, un opérateur par machine – nécessaire pour poser l’ossature sur laquelle s’érigent également les routes, les blocs d’appartements et les bureaux. C’est aussi le cas du réseau de centrales électriques, nucléaires et de gaz naturel, ainsi que les systèmes de tuyaux : un petit nombre d’effectifs contrôlent des sites complexes, mécanisés autant qu’il soit possible. Les porte-conteneurs et les trains de fret sont aussi des exemples où il ne faut qu’un personnel réduit pour transporter d’énormes quantités de biens. Le porte-conteneurs bloqué dans le canal de Suez en 2021 était chargé de presque 20 000 conteneurs métalliques, chacun pesant 20 tonnes en moyenne ; à bord il n’y avait que 25 personnes. Les plantes de recyclage et de purification d’eau constituent encore d’autres exemples d’investissements substantiels dans des systèmes machiniques complexes opérés par un petit nombre d’employés hautement qualifiés.

10-Les deux livres consacrent leurs premières pages à démêler la réalité de la fantaisie de l’automation, dont la version actuelle revendique, autant que faire se peut, le plein remplacement du travail vivant, autrement dit, une automation qui présuppose des systèmes mécaniques et électroniques autocorrecteurs, voire autogénérateurs demandant peu ou pas d’attention humaine. Comme le remarque Benanav, il est facile de confondre la faisabilité technique d’automatisation et sa viabilité économique. À une extrémité du spectre, Elon Musk propose une vie de loisirs perpétuels avec des voitures électriques et des croisières sur la lune, alors qu’à l’autre, Andrew Yang voit le cauchemar du chômage de masse et des revenus garantis fixés à un niveau en dessous de la subsistance.

11-Des discussions plus réalistes se focalisent sur la capacité de l’automation à transformer des secteurs entiers de la société. Les entreprises qui ont pris l’ascendant ces dernières décennies en sont des illustrations de premier ordre. Leur savoir-faire dans la création de nouveaux besoins et de nouvelles préférences chez les consommateurs a eu un effet profond, bien que ce succès ait entraîné le mariage de l’automation avec des économies d’échelle énormes. Pour ce faire, ces entreprises ont dû d’abord cannibaliser des commerces existants ; c’est le chemin menant à la domination cas après cas. Home Depot a pu vendre ses articles moins chers que des quincailleries locales, des chantiers de scierie, des pépinières, des magasins d’appareils ménagers, et du bricolage entre autres. Walmart a fait la même chose à des boutiques de vêtements, des supermarchés et des grands magasins de taille moyenne. Uber et Lyft ont décimé les services de taxis et de limousines. Apple a dévoré une partie considérable de l’industrie des communications. On n’a pas besoin d’insister sur la destruction des librairies et des disquaires par Amazon.

12-Quand bien même ces entreprises ont dû compter sur les plateformes numériques, et sur le stockage et la distribution mécanisés, derrière leur succès était – et continue de l’être – une dépendance lourde au travail exploité, et à l’investissement massif, à long terme et hautement spéculatif, tiré des capitaux flottants sans débouchés rentables. Ce sont les conditions sous-tendant la nouvelle économie sur laquelle se fonde l’avenir. Les États-Unis possédaient déjà le secteur commercial le plus développé au monde avant que ces entreprises ne l’aient expédié au passé.

13-Ce n’est qu’ultérieurement, après avoir acquis une position de quasi – ou de plein – monopole dans leurs secteurs respectifs, que certaines de ces entreprises ont commencé à être rentables, mais même non rentables, la montée en valeur des actions a été suffisante pour continuer d’attirer des capitaux d’investissement. Cette capacité à recueillir une part toujours plus grande de la richesse sociale se fait au détriment des autres secteurs de l’économie. Tandis qu’un nombre limité d’entreprises éblouissent les consommateurs et les investisseurs, toutes les autres entités commerciales doivent faire face à la concurrence intensifiée et aux profits maigres, qui ne s’expliquent que par l’état global de l’économie.

14-Cette logique – piller l’économie afin de dégager de la place pour de nouvelles technologies et de nouveaux types d’organisation – est poussé à l’extrême par rapport à tout ce qui a eu lieu dans le passé, quand des technologies et des entreprises à la pointe se sont fait connaître par la création de nouveaux secteurs, et par des progrès dans des endroits relativement peu développés de l’économie. Une concurrence intense a beau exister parmi les arrivistes, transformer l’économie existante ne faisait pas vraiment partie de leur modèle commercial.

15-L’impasse qui caractérise l’automation – et le capitalisme plus généralement – est le thème auquel se consacrent Smith et Benanav. Leurs livres peignent un portrait lugubre d’une économie qui fonctionne très mal ou pas du tout, avec des taux d’investissement et de croissance tendant à zéro, des salaires stagnants depuis déjà un demi-siècle, des entreprises « zombies » maintenues en vie par la dette financée à des taux d’intérêt très bas, et des marges de profit maigres ou erratiques. Benanav se concentre sur la production, alors que Smith se focalise sur les services. Un autre point de différence est que Benanav s’appuie sur la science économique « orthodoxe », tandis que Smith se tourne vers la critique de l’économie politique. En cheminant, les deux proposent des marqueurs rapides, ce qui est nécessaire quand on met l’accent plus sur l’idéologie de l’automation et sur la théorie économique qui la sous-tend, et moins sur l’histoire et sur des exemples actuels. Quoi qu’il en soit, il y a beaucoup de chevauchements dans les deux livres ; après tout, c’est la même réalité que chacun cherche à expliquer.

L’automatisation et le futur du travail

16-Le livre de Benanav fonctionne mieux comme une histoire économique des cinquante dernières années, qui ont vu une combinaison unique de facteurs menant à l’augmentation des dépenses publiques en même temps qu’à la privatisation des services publics. C’est, bien entendu, ce qui caractérise la bizarre confluence connue sous le nom de néolibéralisme. Si le livre de Benanav est le plus convaincant des deux, c’est parce qu’il se conforme bien à une interprétation économique singulière.

17-À son centre se trouve la notion de surcapacité industrielle, c’est-à-dire la capacité à produire des biens en excès de la demande réelle. Cette tendance à la surproduction entraîne une série de phénomènes secondaires tels que des taux déclinants d’investissement, de la croissance stagnante (stagnation séculaire), et des taux de profit insuffisants, qui incitent à leur tour à des efforts intenses pour réduire les coûts, pour délocaliser la production dans des régions du monde moins régulées et avec des salaires plus bas, et pour accroître et améliorer les réseaux de distribution.

18-Ce qui est spécialement intéressant, ce sont les relations établies par Benanav entre les taux de croissance dans trois dimensions économiques : la productivité, la production et l’emploi. À travers ce prisme, il donne une vue d’ensemble des développements récents, et une analyse du marasme dans lequel l’économie mondiale se trouve actuellement. Son approche – qui passe par des taux de croissance et non par des quantités absolues – fournit de bons arguments pour comprendre des relations hautement complexes. Le niveau de production (output), par exemple, augmente plus rapidement que la productivité seulement quand l’emploi lui aussi s’accroit. C’était, indique Benanav, la situation qui prévalait dans les décennies après la Seconde Guerre mondiale, quand la prospérité sans précédent a engendré des profits importants, et en même temps, davantage d’emplois à des salaires plus élevés.

19-L’automatisation, au contraire, annonce le renversement de ces relations, de sorte que la productivité s’accroît plus vite que la production réelle. Le taux d’emploi se réduit alors, ce qui crée un surplus d’employés disponibles, et la possibilité générale de contrôler les coûts en gelant les salaires, et en mettant en place un système à deux vitesses, avec du sous-emploi, une absence d’avantages aux dépens du personnel. Selon Benanav, c’est la surcapacité mondiale et non l’automatisation qui explique le ralentissement de la croissance et de la productivité qui caractérise l’ère récente. Dans cette optique, la surcapacité est derrière l’impulsion à la désindustrialisation, qui voit des efforts féroces pour faire renaître le succès économique devenu hors d’atteinte.

20-Benanav fait du va-et-vient entre histoire économique et théorie économique. La surcapacité, qui caractérise le marasme économique du dernier demi-siècle, est commune à toutes les phases du développement capitaliste, ses périodes de croissance aussi bien que ses périodes de stagnation et de déclin net. Sans la surcapacité, et sans la surproduction qui l’accompagne, une grande partie des arguments en faveur de la concurrence et du commerce tomberaient à l’eau. Le secteur entier de la vente au détail, par exemple, dépend de la surproduction comme condition d’existence.

21-Il est des moments, bien entendu, où la demande dépasse la production, mais c’est surtout parce que les chaînes de distribution ont été interrompues à la suite d’évènements naturels ou politiques, et non d’une incapacité à accroître la production. Quand cela se produit, les mécanismes de fixation des prix applicables à l’offre et à la demande entrent en vigueur, donnant du temps à l’industrie pour s’adapter à la nouvelle donne. L’une des réussites réelles du capitalisme pendant deux siècles a été sa capacité à réduire l’écart entre les montées soudaines de la demande, et la capacité à augmenter proportionnellement l’offre. La pandémie récente en est un bon exemple. En dépit du chaos initial, des querelles politiques, et de la terrible souffrance inutile, l’industrie pharmaceutique a su développer et tester des vaccins, puis les produire en des centaines de millions de doses, tout cela dans une période de dix-huit mois.

22-L’enjeu théorique est de savoir pourquoi la surcapacité et la surproduction dans certaines phases de l’évolution capitaliste impulsent le développement, alors que dans la période récente traitée par Benanav elles sont devenues des obstacles à surmonter. Il faut noter aussi que la croissance économique, même au ralenti, entraîne la production et la consommation à des niveaux toujours plus élevés ; c’est un phénomène qui reste inintelligible si l’accent est placé sur la surcapacité. Historiquement, cette accélération de l’économie se manifeste particulièrement après des périodes de récession, quand la production et la consommation se reprennent à des niveaux sans précédent. Si la surcapacité est l’ultime cause de la stagnation, comment est-il possible alors qu’une capacité toujours plus grande puisse servir de condition préalable à une redémarrage de l’économie ?

23-Les opinions politiques de Benanav ne sont pas toujours consonantes avec son analyse. L’accent mis sur la surcapacité s’inscrit entièrement dans l’orbite des théories de J. M. Keynes, pour qui le manque de demande peut être compensé par des dépenses publiques ciblées. Benanav ne croit pas en de telles solutions, étant donné l’ampleur de l’intervention publique durant le dernier demi-siècle et le déclin continu de la richesse des entreprises mesurée en taux de production, et de productivité.

24-Si un gouvernement devait aller plus loin vers la nationalisation totale de l’industrie, remarque Benanav, il se trouverait face au désinvestissement et à la fuite des capitaux. Mais exception faite de l’expropriation massive de la propriété commerciale comme en Union soviétique à ses débuts, les capitalistes se sont adaptés historiquement à une gamme de systèmes politiques, allant de la social-démocratie au fascisme avec toutes les nuances de libéralisme et d’autoritarisme entre les deux. Certes, ils favorisent des régimes qui offrent le plus de soutien et de latitude en termes de contrats, de subventions, de réductions d’impôts, de salaires faibles et de régulations laxistes, mais cela tend à être relatif et non absolu.

25-À certains moments, le monde des affaires peut se montrer favorable à la régulation pour neutraliser la concurrence trop acharnée, ou pour assurer des opérations oligopolistiques. Les accords commerciaux constituent un autre exemple de régulation « positive » à leurs yeux. Quand il est motivé par des considérations politiques et non économiques, le désinvestissement a un prix ; pour cette raison, il est relativement rare, contrairement à ce qu’on pourrait croire.

26-De toute façon, l’argument de Benanav présuppose un clivage net entre le gouvernement et le monde des affaires, ce qui mérite en lui-même une analyse critique, car les mêmes individus peuvent passer de l’un à l’autre. Quand bien même les élus sortent des mouvements populaires et non des mondes des affaires et du droit, ils dépendent de l’expertise détenue par ces derniers. L’élaboration technique des mesures politiques est commune à toutes les tendances.

Machines intelligentes et travail dans les services

27Le livre de Smith a une structure plus lâche, et à une autre époque il eût pu être intitulé « Vers une théorie des machines et du travail ». Les premiers chapitres, pleins de statistiques, sont les plus difficiles, même s’ils couvrent un terrain similaire à Benanav.

  • 2 Smith, Les Capitalistes …, p. 179.

28Sont particulièrement éclairants les passages qui décrivent les emplois à bas salaire qui résistent aux tentatives d’automatisation, quand les tâches à effectuer sont trop locales (restaurants de quartier), ou trop complexes (soulever et toiletter des malades sans provoquer des hématomes) ; ce sont des emplois qui « s’apparent[ent] à des décisions et des activités imprévisibles et hautement intuitives, qui sont perçues comme « humaines » ou « naturelles », instinctuelles ou innées, même si elles ont tendance à demander des compétences subtiles et acquises, développées dans le contexte vie privée ou familiale plutôt qu’à l’école ou au travail »2. Les services à la personne représentent un domaine quelque peu immunisé contre la mécanisation, et en conséquence ils entravent les tentatives d’accroître plus généralement la productivité de l’économie.

29-Smith est à son meilleur sur le terrain théorique, ce dont en témoignent maints essais excellents depuis des années. Tôt dans le livre, il aborde la nature trompeuse des statistiques, faisant voir les œillères que portent les économistes. Au sein d’une branche spécifique de l’industrie, par exemple, on peut mesurer la productivité en comparant les heures travaillées avec le niveau de production. Une augmentation de ce dernier indique un gain de productivité, ou bien parce que les travailleurs ont été exploités plus intensivement, ou bien parce que les coûts ont été réduits (moins de gaspillage, par exemple), ou bien encore parce que de nouvelles technologies plus efficaces ont été introduites.

30- Mais créer un indice de productivité pour l’économie entière s’avère hors d’atteinte sans avoir recours d’abord à un équivalent universel (l’argent) qui permettrait la comparaison des taux de productivité pour des biens et des services particuliers. Ces indices, cependant, devraient tenir compte des fluctuations des prix ; du fait que les taux d’inflation et de déflation varient quotidiennement d’une marchandise à une autre, les meilleures méthodologies ne donnent que des conjectures informées. Le prix du pétrole brut en est un exemple bien connu, et ce qui est vrai pour le pétrole l’est aussi pour toute marchandise dont le pétrole et ses dérivés (combustibles, plastiques) font partie des composantes.

31- Les taux de productivité, les coûts et les profits commerciaux ne sont donc que de « meilleures » estimations. Pour en parler depuis une autre perspective : une automobile contient quelques 1800 composantes discrètes, qu’on peut décomposer encore en 30 000 pièces séparées. Calculer le coût exact s’avère impossible, quelle que soit la taille dynamique du tableur Excel. Si les coûts ne sont pas calculés exactement, les profits ne le sont pas non plus. Comme tout le monde, Smith n’a pas d’autre choix que de recourir à des estimations.

32- La discussion sur la nature des données nous mène directement aux sections les plus fortes du livre de Smith, où il emploie des concepts clés tirés du Capital pour expliquer les dilemmes dans lesquels l’automation et l’économie en général restent piégées. La difficulté qu’éprouvent les économistes à distinguer entre l’aspect physique et la valeur de la marchandise, comme en témoignent les mesures de la productivité, est au cœur de la brève formulation par Marx de la composition organique du capital, concept clé largement ignoré par les économistes marxistes, mais qui aurait dû être crucial pour l’analyse du capitalisme au 20e siècle.

33- La bifurcation entre les emplois dans l’industrie et dans les services est reformulée par Smith en termes du concept marxien de travail improductif : il s’agit d’emplois qui, même quand ils produisent de la survaleur, ne contribuent plus au processus d’accumulation du capital. L’analyse de Smith se fonde sur les passages pertinents dans les Grundrisse, mais les critiques étendues, mais incomplètes, dans les Théories sur la plus-value sont à ce titre également importantes.

34- Ces distinctions sont spécialement appropriées dans le secteur des services, où des entreprises de petite ou de moyenne taille continuent d’exister en grand nombre. Les petites entreprises de services ont été depuis longtemps coincées dans les tambours de la reproduction simple. Au mieux, elles arrivent à payer leurs employés, leurs propriétaires-opérateurs et leurs coûts, mais tout projet d’expansion ou de rénovation au-delà de la survie s’avère irréaliste. Smith analyse ces entreprises à travers des types de travail effectué, au lieu de l’approche habituelle qui privilégie la taille des établissements proposant des services-marchandises.

  • 3 Smith, op. cit., p. 200.

35- Smith attire l’attention sur les parties historiques du Capital qui décrivent l’impact de la mécanisation sur des secteurs non mécanisés. Pour lui, ces passages indiquent « une contradiction essentielle dans l’usage capitaliste de la machine : cette productivité de l’industrie capitaliste consigne une part toujours plus grande de l’humanité à des activités de travail peu productives, et même souvent improductives, au sens marxien du terme »3. Ce thème, délesté de son fondement dans la théorie marxienne de la valeur, est important chez Benanav aussi. Du temps de Marx, il coûtait moins cher de payer des femmes indigentes pour tracter les barges sur les canaux intérieurs que de recourir aux chevaux pour la même fonction.

36- De nos jours, la précarité d’emploi accompagne les visions futuristes d’une singularité pleinement mécanisée dans laquelle le savoir-machine (l’intelligence artificielle) aurait la capacité non seulement à s’autoréparer, mais aussi à autogénérer de nouveaux modes de fonctionnement. Smith, par contre, met en avant l’expansion conséquente du travail de supervision et d’encadrement qui va de pair avec l’intensification et la marginalisation du travail à tous les niveaux du continuum socioéconomique.

37- Ces arguments convaincants, avec les autres discussions dans Smart Machines, lui donnent une fraicheur inhabituelle pour un livre traitant un sujet si austère.

La politique de l’automatisation

  • 4 Smith, op. cit., p. 208.

38- Quant à la politique, Smith nous amène à l’abysse du soulèvement révolutionnaire et de la transformation sociale en distinguant entre trois types de protestation, chacun comportant de profondes implications. La division technique du travail se fonde sur le processus de production, elle est associée au mouvement syndical traditionnel qui, à cause de la désindustrialisation, a vu son domaine d’intervention devenir sévèrement restreint. Le deuxième type de protestation, d’une genèse plus récente, est centré sur la division sociale du travail, les enseignants jouant un rôle prééminent. Là, « comme les enseignants ne sont pas vulnérables à la plupart des formes de substitution technologique, ils ne sont pas non plus sujets à la délocalisation et au remplacement par la main-d’œuvre moins coûteuse ailleurs4. »

39- Le troisième type de protestation, moins facile à définir, est représenté par le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis et par les Gilets Jaunes en France. Ces derniers étaient plutôt de petits employés périurbains, non regroupés sur un lieu de travail, et qui ont néanmoins su mener une longue série de manifestations assez populaires. Smith se borne à catégoriser ces protestations, en partie pour montrer que la fixation sur le vieux mouvement syndical et sur les partis de gauche est déphasée par rapport aux nouvelles tactiques, et aux foyers d’activité émergents.

  • 5 Benanav, op. cit., p. 139.

40- Benanav, par contre, nous sollicite de l’autre côté de l’abysse révolutionnaire, des protestations de masse visant non à rectifier des torts, mais à transformer la société de manière fondamentale. Souvent, il ne fait que projeter le présent dans le futur, parfois en avocat de « l’abolition de la propriété privée », mais en d’autres endroits parlant des « industries partiellement socialisées ». En dépit de son scepticisme quant à l’idée d’un revenu de base universel, il prétend qu’un revenu de base pourrait faire partie d’un projet social plus grand de l’émancipation humaine. Ailleurs, il évoque, citant les théoriciens de l’automatisation, « une fin de la pénurie » qui donnerait aux gens la possibilité de créer des « fédérations pour construire des vaisseaux spatiaux » entre autres activités5.

41- Mais il est difficile de penser aux fédérations ou aux vaisseaux spatiaux sans imaginer un avenir où existe encore une division du travail internationale fournissant des matériaux et des produits spécialisés, un système d’éducation excessivement hiérarchique pour former à de hauts niveaux d’expertise des spécialistes en physique et en sciences de la matière, et un monopole des ressources à consacrer aux voyages dans l’espace. La distinction chez Benanav entre les règnes de la liberté et de la nécessité, intrinsèquement intéressante, fait montre d’une belle écriture, mais elle partage avec la pensée utopique en général la disjonction entre la critique des conditions actuelles et la projection d’une alternative dans l’avenir.

42- Ce qui manque dans les deux livres est une analyse de la manière dont une transformation révolutionnaire pourrait avoir lieu dans le présent. Si des protestations massives éclataient ce soir, que faire pour consolider une nouvelle forme d’existence ? Se rassembler nombreux devant la mairie ou d’autres bâtiments publics ? Demander de nouvelles élections et des représentants politiques dignes de confiance ? Marcher sur les agences d’emploi, les écoles, les services publics, et occuper les lieux ? Et alors quoi? Comment ces formes d’action pourraient-elles mener à un système soutenable qui ne serait pas écrasé par des propriétaires et des nervis-chômeurs prêts à tout, même à une existence précaire comme porte-flingues ? Et comment organiser ces nouveaux systèmes de fonctionnement social et économique, tels qu’un groupe seul ne peut usurper la capacité à prendre des décisions qui déterminent le sort de tous les autres ?

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Notes

1 Andrew Yang, avocat et entrepreneur américain, candidat malheureux aux primaires présidentielles du parti Démocrate en 2020, et à la mairie de New York en 2021. Il a notamment proposé une allocation universelle de 1000 $ par mois comme réponse à la perte inéluctable d’emplois à cause de l’automation (NdT).

2 Smith, Les Capitalistes …, p. 179.

3 Smith, op. cit., p. 200.

4 Smith, op. cit., p. 208.

5 Benanav, op. cit., p. 139.

 

Une réflexion sur “L’avenir de l’automatisation: Une critique de Benanav et de Smith

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