LA VIEILLE ET LE LOUP — HISTOIRES À RESTER DEBOUT. RÉFLEXIONS ET POÉSIES (Anna Louise Fontaine)
Si je dois faire quelque chose, ce sera de remercier
(p. 11).
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Anna Louise Fontaine, poétesse établie, prosatrice exploratoire, philosophe tendancielle, en est ici aux rebords de la réflexion terminale sur sa vie et sur nos existences. Et cette réflexion, elle se formule, en poésie et en prose, en tout cas dans l’écriture. J’écris, j’écris encore. Tout ce qui coule de mes yeux quand je tords mon cœur. Pour qu’il exprime tout ce qui l’a meurtri, tout le silence que je lui ai imposé (p. 51). Pour le coup, on découvre un ouvrage pensant, qui s’aligne avec plusieurs autres ouvrages de la même autrice, ayant produit une réflexion critique sur la question du rapport à la fin, à la finalité globale de l’être, mais aussi à la fin, comme déclin privé, comme disparition empirique, comme déchéance personnelle. Graduellement, c’est la quête de sens qui s’entortille, très intimement, avec les florilèges usuels de la sémantique verbale. Avec les mots, je cherche un sens à ma vie, une raison de continuer sur ce chemin dont je ne sais même pas où il va (p. 51). Il s’agit donc de parler pour penser, de formuler pour voir, de décrire pour synthétiser. On va se retrouver, cul par-dessus tête mais tranquille aussi, dans une situation où, à l’heure des synthèses, on ne doit pas et on ne peut pas s’installer dans une dynamique d’abandon de soi, sans conscience. Il émerge ici un intense souci de se dire pour se comprendre. Car en réalité, la question qui se pose, c’est… encore une fois… celle visant à capter la nature secrète des grandes courbes. Qui suis-je? Où vais-je? Mais surtout, est-ce que la définition que je me donne de moi-même correspond à ce que fut ma trajectoire réelle? Et, dans ce genre de réflexion, il y a toujours, incontournablement, des moments douloureux, des instants qui pincent, des versets qui coincent. Et on comprend bien que la réflexion ne pourra pas s’émettre complètement en solitaire. La Vieille Penseuse devra être accompagnée par quelque chose comme un reflet de tous les autres êtres. D’où l’apparition de la figure allégorique du Loup et d’un certain nombre d’autres figures animalières plus furtives, sur lesquelles nous reviendrons ici, en point d’orgue. La soif de se comprendre soi est une priorité cardinale. Un des guides spirituels de l’autrice, Bouddha, avait dit: la pire des souillures, c’est l’illusion. Et c’est cette souillure que la réflexion rassérénée entend fermement laver à grande eau. Il ne s’agit pas, par contre, d’un de ces exercices autocritiques excessifs, qui serait cuisant, délétère, javélisant et décapant, On pose plutôt ici une sorte de regard apaisé qui dit juste: attention. Je suis ce que je suis. Je sais que je ne sais pas tout. Et je sais qu’une des priorités des savoirs est de savoir qu’il traine encore des éléments qu’on n’a pas pu savoir.
Combinant poésie et prose, folie et sagesse, anticipation et mémoire, l’ouvrage devra inévitablement aborder une des questions implacables de la finalité et de la définition humaine de l’être. C’est celle de la question de l’amour. A-t-on aimé? A-t-on su aimer? Puis, aussi, a-t-on vraiment su approcher l’amour selon une dynamique procédant d’une saine et relative adéquation? Puis de cela aussi, je doute. Ai-je déjà vraiment aimé? Probablement chaque fois, autant que possible. Avec ce doute toujours. Et cette insidieuse question. Qu’est-ce que l’amour? (p. 64)… Oh, oh, ici, la Vieille, inspirée par le Loup, nous fait bien sentir qu’il y a eu des tiraillements. Un conjoint l’a accompagné pendant un certain nombre d’années. Puis il est mort avant elle. Et ce conjoint a soulevé, tant par sa présence que par sa disparition, des problèmes spécifiques. Il y a tellement de gens qui, sur le court ou le long terme, transmutent perfidement l’amour, le déguisent en un jeu. J’en ai voulu à tous ceux qui se sont prêtés à ce jeu. J’en veux à cet amoureux qui a voulu que sa seule volonté régisse ma vie. Je m’en veux de m’être pliée à cette tyrannie. Tout ça pour quelques orgasmes, pâles ersatz du monde auquel j’avais accès quand je pouvais voler (p. 65). Ainsi, la présence du conjoint, tyrannique et lutineur, représenta toujours comme un poids, une dynamique de difficulté, une certaine densité de contrariété. Corollairement, la disparition dudit conjoint a été associée à une particulière sensation de fraiche liberté, d’évaporation des tensions, de manifestation des tendances à s’ouvrir vers autres choses. Insidieusement, puis de plus en plus ouvertement, la dynamique de l’amour… conjugal (osons le mot)… se trouve altérée, puis reproblématisé, de par la situation de fatale survie de la Vieille. Aimer devient avoir aimé, dans tous les sens, toutes les nuances et toutes les rondeurs du terme. Et, de fait, c’est la totalité du sentiment amoureux, à tout le moins dans l’enceinte hétérosexuelle telle qu’on la définit traditionnellement, qui se trouve mise à la question. Le tout n’échappe pas à la nécessité d’une finesse critique délicate, bien sûr, respectueuse, soucieuse de tenir compte de ce que furent les raccords d’émotivité, pieusement thésaurisés. Pas de concession, cependant. Veillons à tenir compte de l’excellence de la vision qui s’impose lorsque, dans le bonheur comme dans le malheur, l’esprit devient libre.
La réflexion qui se met en place est associée à une indubitable propension libératrice issue du temps qui passe, ce dernier se déroulant à la fois sans fin et sans pause. Dans mon histoire, il n’y a pas de fin ni de pause prévue pour hésiter entre tous les chemins ouverts par mon désir. Ne subsistent ni ogres ni terribles dragons. Seuls quelques frissons rétrospectifs (p. 85). Le temps qui passe n’est pas révolutionnaire. Il est plutôt évolutionnaire. Mais il amène à prendre conscience d’un nouveau lot de priorités. Les priorités angoissées, stressées, effarouchées de la Jeunesse et de la Féminité d’une époque ne sont pas nécessairement aussi adéquates que ce que la durabilité de la vie en arrive à corroborer. Tant et si bien qu’on finit par ne pas tout dire, par savoir se taire par petits paquets, par taches sciemment aveugles. Je n’ai rien à dire qui ne soit mensonge par omission car j’ai tu toutes mes peurs jusqu’à ce qu’elles me déchirent (p. 41, fragment d’un poème). On fait face ici, dans le cheminement de la réflexion de la Vieille face au Loup à une dynamique de disparition des peurs. Les grandes peurs d’autrefois, les mirifiques terreurs, les sentiments exacerbés du devoir, les manifestations de volontés transcendantes mal corroborées… en viennent à s’effilocher, à se fendiller, à perdre de leur force. La petite enfant durillonne des temps où rien n’effarouchait encore refait alors subtilement surface. Je retrouve mes rêves d’enfant et la confiance qu’ils vont se réaliser. Les rêves qui m’habitaient avant que la peur ne s’installe, avant de me croire seule. Avant que je partage cette grande illusion. Nous ne sommes pas seuls, mais tous reliés (p. 36). Installation d’une conscience de tranquillité collective qui, elle, ne cherche plus à compenser les petites frayeurs-insectes qui avaient été celles d’autrefois. C’est comme si la Vieille, au contact du Loup, cesse d’être un animalcule et devient pleinement un animal. Sans vraiment cesser d’être une petite figure effarouchée, elle devient une entité stabilisée. Et, de la disparition des peurs, on tire, comme au beau risque de la plus profonde des fatalités, une amplification et une tranquillisation de la conscience.
Le fait d’avoir intellectuellement renoué avec une particularité cruciale de la verte jeunesse… l’absence des peurs… installe une situation où il s’avère finalement de plus en plus acceptable, et recevable même, d’en venir à vieillir. J’accepte même de vieillir parce que je me détache du passé à mesure qu’il n’est plus. S’il faut vieillir et voir venir la mort pour accéder à ce détachement, qu’il en soit ainsi! Ce n’est pas trop cher payer. Mais même si ma vie devait se terminer demain, j’aurais connu un moment hors du temps, un moment de liberté totale. Peut-être est-ce là le but final, la Coupe du Graal, le sens de la vie. Renoncer à la vie pour la connaître enfin, voilà ce que j’ai écrit dans un poème. Dans un merveilleux instant de lucidité, sans plus de mirages, les deux pieds dans la rosée de l’oasis (p. 72). On a dit beaucoup… et il y a certainement un fond de vérité dans cela… que le vieillard retourne en enfance et que c’est quelque part la boucle de la spirale conclusive qui tourne, qui gire, qui rebrousse et qui accepte. Aujourd’hui, après m’être rappelé combien j’ai célébré chacun des âges de mon existence, je veux vivre tout aussi intensément chacun des instants de mon avancée dans la vie. Chanter la vieillesse, comme j’ai chanté mes amours et ma liberté. Car elle est aventure. Car elle est là, à ma porte. Car c’est ma vie. C’est mon présent. Mon énigme du jour. Le chemin de ma quête (p. 43). Rencontre des libertés, des instantanéismes et de la résorption des peurs. Sagesse. Sérénité. Philosophie. Accepter de vieillir, c’est évidemment directement se corréler à la fin des peurs. Et aussi, au fait de faire face à la grande fatalité terminale qui nous attend tous.
La vie… vie physique et vie sociale… ainsi que le flux de l’existence et la fatale et irréparable progression vers la finalité, tout cela ne change rien à la radicale exigence d’une relativisation de l’idéal. Je vois comment mon idéal me gardait loin de moi. Parce qu’il était tissé des attentes des autres et de l’idée que je me faisais de la perfection (p. 86). Vivre, finir de vivre, finir par vivre, cela n’altère pas la priorité intellectuelle. La priorité de penser, c’est celle qui est le primat central de l’avancée de tout cet ouvrage. Car de quoi s’agit-il ici? Au bout du compte, que cherche-t-on à dégager, à manifester, à exprimer? Il s’agit, fondamentalement et principalement, du fait de produire un point d’orgue critique, de dire, de formuler, de nommer ce qui cloche. J’ai entrepris de nommer toutes mes croyances devenues inutiles. Car elles se sont, à la longue, incrustées dans mon corps, créant malaises et maladies. La croyance la plus tenace, c’est que je suis séparée du Tout. C’est sans doute celle qu’on a nommée faute originelle. Je peux m’en charger ou non. C’est là le libre-arbitre. La liberté (p. 44). Il s’agit de bien prendre la mesure du fait que le petit idéal individuel, corné aux coins, plissé au centre, ne disparaît pas pour autant, et qu’il continue de se perpétuer à travers des altérations qui, plutôt que de le bousculer et de le contrarier, l’enrichissent, le densifient et, surtout, le rapprochent du Tout, son contraire dialectique. Le regard critique, qui est une exigence de la pensée, une fidélité principielle envers l’esprit, sera celui qui primera. Et cela suscitera le texte. Le verbe. Y compris dans sa dimension de problématique ouverte.
Ce dont il s’agit, quand on arrive au bout du compte, c’est de s’assumer et ce, ouvertement. Aujourd’hui, j’amène au grand jour tout ce que j’avais caché. Je m’avance avec ma gourmandise, ma curiosité, mon goût pour le plaisir. Je dénonce moi-même ma peur, j’étale ma honte, j’explose de colère. Et retrouve la petite fille qui s’est crue méchante. Je la console et lui assure que je l’aime telle quelle. Et que, jusqu’à la fin, nous marcherons main dans la main (p. 95). C’est cette petite fille retrouvée qui, finalement, est l’œuvre finale. Et le travail parachevé, la Magna Opera, c’est celle finalement qui consiste à s’assumer ainsi, tout fraichement, tout simplement. Car en cherchant à s’assumer, on s’explore, on se touille, on se dégage, on se fait émerger. On n’y arrive pas toujours, mais, en saine dialectique, c’est aussi en renonçant à s’assumer que les choses se mettent vraiment en place et qu’une problématique, qui initialement était si tendue et tellement susceptible de se fracturer, tend à introduire des altérations définitives, radicales et douloureuses. Et c’est alors seulement que le tout en vient graduellement à s’atténuer, à se pacifier. Moins se chercher. Plus se trouver. Tout en faisant disparaître/apparaitre tout ce qui avait été dissimulé, enterré, nié, caché. Hommage au vrai du soi, qui se sait et se voit.
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Hommage
J’ose un hommage à moi-même
pour l’infini mystère
qui m’habite et me fascine
pour toutes ces pensées
libérées des logiques
ces regards encore innocents
ces espoirs
qui me gardent debout
cet amour sans fond
qui me transporte d’un cœur à l’autre
curieuse
et douce à n’en plus finir.
(p. 91, fragment, disposition modifiée)
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Anna Louise Fontaine vit proche de la nature. Cela nous raccorde évidemment à un foisonnement animalier, tant empirique que fondamental. Ce bestiaire aux symboles est celui de tous les petits monstres ordinaires qui sont venus renifler à sa porte et à sa fenêtre, au fil de l’écriture de cet essai. Au premier chef le loup, crucialement. Puis la perdrix. Le renard. Le chevreuil. Puis, aux animaux réels s’ajoutent les animaux qui se sont manifestés mentalement. Au plan de la référence intertextuelle, l’ours. Au plan du rêve nocturne, le cheval… et encore le loup, derechef. Alors, se déploie devant nous, dans le chafouin et dans le grandiose, un porte-clefs de petits symboles, éventail scintillant et éloquent sur lequel je ferme discrètement la présente recension.
On dit de toi, le Loup, que tu es l’éclaireur et que tu enseignes le vrai savoir. Avec toi, je veux partir à la découverte du vaste monde et partager ce que j’aurai découvert en suivant les pistes de mon intuition et les élans de ma curiosité. (p. 9)
Les perdrix possèdent peu de couleurs mais d’infinies nuances. Chacune de leurs plumes est une œuvre d’art. Comme chacun des instants de ma vie se pare de l’intériorité de la perdrix ou de l’extravagance du paon. En moi repose la paix et s’impatiente le désir de créer. (p. 15)
Un renard est passé devant ma fenêtre et s’en est allé sur la route. Ne cherchant plus à se camoufler. J’ai tant tardé à quitter mon château fort et à me délester de mon armure. J’espérais qu’on m’aime sans que j’aie à me dévoiler. Je cachais celle que je ne croyais pas aimable. (p. 23)
Ce matin, un chevreuil s’est arrêté devant ma porte. Il m’a semblé qu’il voulait me livrer un message. Un message d’amour inconditionnel. C’est ce que je voyais dans ses grands yeux doux. (p. 29)
Je revois ce film où des hommes sont confrontés à un ours immense comme à leurs peurs les plus anciennes. L’animal les poursuit et finira par les tuer tous, sauf celui qui reste convaincu que ce qui est à la portée d’un homme est à la portée de tous. Si certains ont réussi, nous le pouvons aussi. (p. 38)
Cette nuit, dans mon rêve, c’est le cheval qui me ramène à la mémoire que je suis reliée. À l’esprit de la terre. À l’esprit du ciel. Et la déesse-cheval me guide à travers les cycles de la vie. Pour accueillir la vieillesse et la mort. La vieillesse comme une aventure et la mort comme une expérience. (p. 53)
Ce matin, le loup, tu es revenu dans mes rêves. Pour une fois, tu t’es laissé voir. Tu te tenais, gigantesque comme un ours dressé dans la porte moustiquaire. Tu ne parlais pas ni ne bougeais. Tu nous regardais, Danielle et moi. Tu attendais que je comprenne quelque chose. Puis tu es reparti sans le moindre bruit. Que voulais-tu me montrer? Quel regard à porter sur mon passé? Danielle, amie depuis plus de 40 ans, représente-t-elle l’amour qui demeure à la fin de mon histoire, ce qui subsiste après toutes les tempêtes. Au bout du compte, je peux n’être habitée que de ces beaux moments où mon cœur était comblé. Laisser aller tout le reste. (p. 96)
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