La tactique du Comintern – fin (GIGC)
Par GIGC (Canada) sur la revue Révolution ou guerre, no 31, septembre 2025 : http://www.igcl.org/La-tactique-du-Comintern-fin
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Voici la dernière partie du texte de Vercesi sur La tactique du Comintern de 1926 à 1940 que nous avons traduit et publié depuis notre numéro 25 de septembre 2023 – deux ans déjà donc. Il est fort probable que nous en faissions un bilan général dans le prochain numéro. En attendant, il nous faut reconnaître ici que notre traduction dans la revue n’est pas très bonne d’autant que les versions espagnole et anglaise qui était à notre disposition comportent des erreurs, des incompréhensions d’ordre politique et même des contre-sens. Dans l’urgence et la précipitation (comme à chaque fois que nous terminons la revue), nous avons négligé la précision et la vérification des traductions. Nous avons l’intention de vérifier et corriger notre traduction française sur notre site à partir de la version italienne que nous avons finalement trouvées – n’était-elle pas tout simplement disponible sur le site de la TCI ! Nous avertirons aussi le groupe The Communist Party qui l’a traduit en anglais et Barbaria qui s’est apparemment basé sur ce dernier pour sa version espagnole, des quelques contresens politiques qui accompagnent leur version.
Les notes de bas de page entre crochets sont de l’équipe de rédaction.
La guerre d’Espagne, prélude à la Seconde Guerre impérialiste mondiale (1936-1940)
Entre le Front Unique et le Comité Anglo-Russe, la solution de continuité est sans équivoque, brutale [1]. Le premier s’inscrit dans le cadre des termes classiques de l’antagonisme capitalisme-prolétariat (le prolétariat agissant à travers le parti de classe et l’État révolutionnaire). La divergence entre les oppositions française, autrichienne et allemande, mais surtout la gauche italienne et la direction de l’Internationale se maintient dans le cadre du problème de la tactique à suivre pour favoriser le développement de l’action de classe et du Parti. Le second, le Comité anglo-russe, est dans le cadre de la formule de Boukharine, qui affirme que sa justification réside dans la défense des intérêts diplomatiques de l’État russe. Diplomatiques, parce qu’il ne s’agit pas d’une bataille militaire limitée à des événements ponctuels, mais d’un processus politique global. L’approche programmatique ne se situe plus dans le cadre « capitalisme-prolétariat », mais dans celui de « État capitaliste-État soviétique ». Cette nouvelle opposition n’est évidemment pas, et ne saurait être, une simple modification de formulations qui exprimerait une substance similaire à la précédente. Les critères mêmes de définition de l’État capitaliste et de l’État prolétarien ne sont plus marxistes, mais autres, positivistes et rationalistes, imposés par l’évolution de la situation.
Auparavant, les notions de classe et d’État capitaliste étaient unitaires, synthétiques et dérivées de l’analyse des rapports de production. À partir de 1926, le Comintern procède à une dissociation de la notion de classe et le problème n’est plus celui d’une action tendant à la destruction de l’État qui en matérialise la domination, mais celui d’une action visant à soutenir ou à saper une force capitaliste particulière (qualifiée capitalisme par excellence). Et quelle force capitaliste ? Celle qui entre en conflit avec les intérêts « diplomatiques » de l’État soviétique à ce moment précis de l’évolution internationale.
À l’époque du Comité anglo-russe, les contours de cette politique radicalement opposée ne sont pas encore bien définis, mais le problème est déjà clair : nous avons une divergence entre la défense des intérêts du prolétariat anglais, engagé dans une grande bataille de classe, et les intérêts de l’État russe qui compte sur la Grande-Bretagne pour renforcer la faiblesse de ses positions dans l’évolution antagonique des États sur la scène internationale. Si le soutien apporté aux syndicalistes, présentés aux prolétaires britanniques comme les dirigeants de leur grève et les défenseurs de leurs intérêts, se révèle ensuite être le contraire de ce que l’on en attendait, puisque le gouvernement britannique s’engage dans la lutte contre le gouvernement russe, cela ne change rien à l’altération fondamentale qui s’est produite dans la politique du Comintern et qui devient évidente dans la période du « social-fascisme » lorsqu’il s’engage dans la lutte contre la social-démocratie comme force en soi. On ne part plus des objectifs de classe du prolétariat allemand pour en déduire une tactique de lutte simultanée contre la social-démocratie et le fascisme, mais, la première étant élevée au rang d’ennemi numéro un, on se glisse dans une position d’appui à la manœuvre hitlérienne de démantèlement légal des positions occupées dans l’État capitaliste allemand par les démocrates et les sociaux-démocrates. Dans ce cas, il en résultera des bénéfices « diplomatiques » pour l’État russe, et la cruelle défaite du prolétariat allemand s’accompagna d’une nette amélioration des relations économiques entre la Russie et l’Allemagne.
Après le social-fascisme, le Front populaire et la guerre d’Espagne d’abord, la guerre mondiale ensuite. Le processus d’inversion que connaissent les partis communistes et l’État soviétique va au-delà des limites atteintes par la tactique du social-fascisme, car il s’agit maintenant de rallier les travailleurs à l’appareil d’État capitaliste, pacifiquement en France, par les armes en Espagne d’abord, dans tous les pays ensuite.
La nouvelle politique est présentée non pas sous l’aspect cohérent de lutte contre la force politique capitaliste, expression de la classe bourgeoise dans son ensemble, mais sur la ligne contradictoire qui élève, de temps à autre, la social-démocratie ou le fascisme au rang d’ennemi numéro un, en fonction des besoins de l’évolution de l’État soviétique selon les situations internationales données.
Modification d’abord, falsification et inversion ensuite, ne se limitent pas à la caractérisation de la classe capitaliste mais investissent aussi celle de l’État prolétarien dans le nouveau binôme, que nous avons évoqué, d’État capitaliste-État prolétarien, et qui, à partir de 1926, remplace celui de capitalisme-prolétariat. L’État prolétarien n’est plus celui qui identifie son sort à celui du prolétariat mondial, mais celui dans lequel se personnifie la défense des travailleurs de tous les pays. Jusqu’en 1939, les prolétaires de tous les pays voient leurs intérêts liés aux succès diplomatiques de l’État russe, de 1939 à 1945, les prolétaires donnent leur vie pour les succès militaires de cet État. Quant à la situation des prolétaires russes, elle est tout aussi tragique : d’abord l’exploitation intensive au nom du socialisme, ensuite leur massacre sous la même bannière. En fin de compte, l’évaluation des événements dont nous avons parlé doit donc s’élever à un niveau beaucoup plus élevé que celui limité à la tactique des partis communistes et doit se concentrer non pas sur l’aspect formel et organisationnel des relations entre l’État prolétarien et le parti de classe, mais sur le type concret de ces relations que l’histoire a présenté, pour la première fois, avec la victoire d’octobre 1917 en Russie. État prolétarien et parti de classe sont des instruments convergents de la lutte du prolétariat révolutionnaire, et l’hypothèse de leur séparation doit être rejetée comme réactionnaire. Il suffit de tirer de la formidable expérience russe les leçons pour établir leur convergence organique en vue de la révolution future. Tel est le problème central auquel nous pensons que notre revue devrait se consacrer, en prenant comme point de départ la politique suivie par l’État russe même dans la période héroïque où Lénine était à sa tête, car notre admiration éclairée pour le grand révolutionnaire ne nous empêche pas d’affirmer catégoriquement que la source de la dégénérescence et du renversement de la révolution russe réside dans la solution insuffisante donnée au problème de la relation organique entre l’État révolutionnaire et le parti de classe, c’est-à-dire au problème de la politique de l’État prolétarien à l’échelle nationale et internationale, insuffisance à son tour inextricablement liée au fait que la question s’est posée pour la première fois en octobre 1917.
Pour comprendre les événements d’Espagne, il faut d’abord se référer à l’élément fondamental de la conception marxiste, au point vital de ce que les Français appellent la « démarche » [2] de la pensée. Séparer l’essentiel de l’accessoire.
Est-ce parce que dans le camp républicain et antifasciste on parle de socialisme, parce que des centaines de milliers de prolétaires prennent les armes au nom du socialisme, que l’on peut affirmer l’existence de conditions réelles pour cette lutte ? Dans notre préambule, nous avons indiqué que la lutte entre les classes fondamentales, entre le capitalisme et le prolétariat, se déroule, depuis octobre 1917, sur un plan plus élevé que le précédent, et exige du prolétariat qu’il utilise son État révolutionnaire : celui-ci est amené à centraliser sur le front prolétarien les mouvements sociaux qui se déroulent en dehors de ses frontières géographiques ; mais dans la phase de sa dégénérescence, il ne peut procéder à une centralisation similaire qu’à travers une modification radicale qui le ramène à sa position originelle. Sinon, il devient le pôle de la politique de la contre-révolution, comme cela s’est produit d’abord dans la zone antifasciste de l’Espagne, puis dans les pays démocratiques lorsque le mouvement partisan a surgi au cours de la deuxième guerre impérialiste.
Le rôle essentiel dans le secteur antifasciste espagnol a été joué par l’État russe, et non par le parti communiste espagnol, quasiment inexistant.
Notre analyse des événements montrera que ce n’est que sur le fait central imposé par les événements – la guerre – qu’il était possible de procéder à une discrimination de classe et de déterminer en conséquence la position du prolétariat révolutionnaire, alors que cette discrimination était impossible à établir à partir des phénomènes annexes, tels que ceux de l’élimination du patron des usines, des partis bourgeois classiques du gouvernement, et même, dans les jours les plus vifs de tempête sociale, de l’élimination du gouvernement lui-même.
Si nous présentons brièvement le film des événements espagnols, nous n’avons pas l’intention d’admettre l’hypothèse qu’une tactique différente du Parti communiste ou de toute autre formation politique aurait pu déterminer une issue différente aux situations. Nous le faisons uniquement pour démontrer en premier lieu que toutes les « initiatives ouvrières » étaient en dernière analyse la seule forme à travers laquelle pouvait subsister – dans ces circonstances déterminées – la classe capitaliste (et elle subsistait politiquement et historiquement même si elle était physiquement absente dans les usines ou habilement dissimulée dans le gouvernement antifasciste, parce qu’elle atteignait son objectif fondamental d’empêcher la classe prolétarienne de s’affirmer sur le problème de la guerre et de l’État) ; et d’autre part pour mettre en évidence les éléments d’une évolution qui – bien que sous des formes moins prononcées – s’est étendue à d’autres pays après la guerre mondiale et s’est exprimée dans la liquidation des patrons des industries nationalisées, soit temporairement, soit définitivement.
Le fait que la gauche italienne ait été le seul courant de gauche à survivre après le cruel carnage qui, après l’épreuve d’Espagne en 1936-1939, s’est étendu au monde entier en 1939-1945, n’est pas dû à des circonstances fortuites. Les partis socialistes et communistes ne pouvaient jouer qu’un rôle farouchement contre-révolutionnaire alors que les situations atteignaient le point final de leur évolution. Mais l’Espagne, c’est aussi le tombeau du trotskisme et des diverses écoles de l’anarchisme et du syndicalisme.
Trotski, le géant de la « manœuvre », avait même donné une justification théorique à la possibilité pour le prolétariat de s’insérer dans l’antagonisme démocratie-fascisme, en affirmant que l’incapacité historique de la démocratie à se défendre contre le fascisme et la nécessité toujours historique de s’y opposer pouvaient créer la condition d’une intervention du prolétariat, seule classe capable de mener la lutte antifasciste à sa conclusion révolutionnaire. Il était donc inévitable que Trotski prenne une position de premier plan dans la défense et le développement des « réalisations révolutionnaires », qu’elles soient obtenues dans les usines et à la campagne, ou dans l’organisation de l’armée combattante.
Les anarchistes, pour leur part, s’ils ont su, dans les premiers temps, ne pas compromettre leur « pureté anti-étatique », devaient trouver dans ces événements le terrain d’élection de leurs expériences de « communes libres », de « coopératives libres » et d’« armées libres ». Toutes ces « libertés » aboutissaient à l’autre « liberté », fondamentale celle-là : celle de mener une guerre antifasciste.
La fondation du Parti en Italie s’est accompagnée d’une position claire non seulement sur les problèmes fondamentaux de l’époque, mais aussi sur celui qui surgissait comme reflet du développement de l’offensive fasciste : le dilemme démocratie-fascisme, disait le Parti, s’inscrit dans le cadre de la classe bourgeoise et l’opposition de la classe prolétarienne ne peut se développer qu’en fonction de ses objectifs spécifiques. La lutte pour ces objectifs, même au moment de l’attaque légale ou extra-légale du fascisme, exige la lutte simultanée contre la démocratie et contre le fascisme. La fermeté de notre courant a été confirmée par tout le développement des événements en Espagne qui, pendant la longue et épuisante guerre de trois ans, a vu s’opposer deux armées encadrées dans leurs appareils d’État respectifs, tous deux capitalistes : l’armée de Franco basée sur la structure classique de l’État bourgeois, et l’armée madrilène et catalane dont les audacieuses initiatives économiques et sociales périphériques ne pouvaient que s’inscrire dans une évolution contre-révolutionnaire, car à aucun moment le problème de la création d’une dictature révolutionnaire ne fut posé. Les événements espagnols ont fourni de nombreuses occasions pour réfuter les positions défendues par Trotski : des batailles militaires remportées par le gouvernement antifasciste il n’en résultait pas une situation favorable à l’affirmation autonome du prolétariat, mais une condition pour renforcer son lien avec l’État capitaliste antifasciste, puisque seule l’efficacité de ce dernier pouvait garantir le succès contre Franco ; argument irréfutable, à partir du moment où on accepte la participation à la guerre.
La confirmation de la position marxiste contre toutes les écoles anarchistes et syndicalistes ne pouvait être plus éclatante. En effet, surtout dans la première période des événements qui ont suivi l’établissement des fronts militaires, d’août 1936 à mai 1937, les conditions étaient très favorables à la réalisation des postulats anarchistes. Face à la désintégration de l’appareil d’État, notamment en Catalogne, à la fuite et à l’élimination des patrons, toutes les initiatives spontanées avaient le champ libre. Et les anarchistes étaient très majoritaires à la tête de l’armée, des syndicats, des coopératives agricoles et industrielles, de l’embryon de réseau étatique à Barcelone même. L’échec ne peut donc être imputé à un inachèvement des conditions objectives. Tandis que le prétexte toujours imputé pour justifier l’échec, à savoir le soutien apporté à Franco par Mussolini et Hitler, ne peut être invoqué par les anarchistes, puisqu’ils appelaient à une intervention armée des gouvernements capitalistes en faveur des républicains, en réponse à l’intervention fasciste en Espagne. Et qu’au lieu d’une lutte du prolétariat des autres pays contre leurs gouvernements démocratiques respectifs, ils appelaient ces prolétaires à exercer une pression pour l’intervention armée des gouvernements capitalistes en faveur de l’Espagne républicaine, ou au moins à l’envoi d’armes pour le succès de la guerre antifasciste.
Comme nous l’avons dit, la discrimination de classe ne pouvait se faire que sur la base du problème central : la guerre. C’est ce que fit notre courant, et lorsqu’en août 1936, lors d’une réunion du Comité central du P.O.U.M. (Partido Obrero de Unificación Marxista) – le parti d’extrême gauche en Catalogne – notre délégué, présent en tant qu’observateur, exprima l’opinion que nous devrions propager non pas l’idée du massacre des travailleurs enrolés par Franco, mais l’idée contraire de la fraternisation, les dirigeants de cette organisation « marxiste » déclarèrent catégoriquement qu’une telle propagande méritait la peine de mort.
Comment qualifier d’impérialiste la guerre antifasciste en Espagne, alors qu’il était non seulement impossible mais inconcevable de déterminer les intérêts impérialistes en antagonisme, puisque deux armées d’un même pays étaient impliquées ? Il est incontestable que les événements d’Espagne ont posé, en ce qui concerne la caractérisation de la guerre qui s’y est développée, un problème sans précédent aux marxistes. Mais si aucun précédent historique adéquat ne pouvait être trouvé, la méthode d’analyse marxiste permettait néanmoins d’affirmer que, s’il était vrai qu’aucun intérêt spécifique et impérialiste opposé ne pouvait être identifié dans le duel Franco-Front populaire, le caractère impérialiste tant de la guerre de Franco que de celle du Front populaire résultait incontestablement du fait que ni l’une ni l’autre ne s’appuyaient sur l’organisation dictatoriale et révolutionnaire de l’État prolétarien. La situation était similaire dans le cas de la Catalogne à l’automne 1936 : le dépérissement de l’État catalan, n’étant pas dépassé par l’établissement de l’État prolétarien, ne pouvait connaître qu’une phase (d’ailleurs transitoire) durant laquelle la persistance de la classe bourgeoise au pouvoir s’affirmait non pas physiquement et directement, mais grâce à l’inexistence d’une lutte prolétarienne visant à la fondation de l’État prolétarien.
Dans les deux cas, à partir de la caractérisation de la guerre et de l’État catalan, le caractère impérialiste de la première, le caractère capitaliste du second, ne résulte pas des éléments extérieurs (les enjeux de la guerre, l’appareil de coercition étatique), mais des éléments substantiels qui se condensent dans l’inexistence de l’affirmation de la classe prolétarienne, laquelle en Espagne n’est pas capable – pas même à travers sa petite minorité – de poser le problème du pouvoir. On a déjà dit que le prolétariat dérive de la négation de la négation du capitalisme, d’une négation qui contient implicitement l’affirmation du contraire. Le Front populaire se retrouve dans un état de simple négation de Franco et il fallait enclencher la négation du Front populaire lui-même pour que la classe prolétarienne puisse s’affirmer. Ce processus de négation ne s’impose évidemment pas sur un plan formaliste et rationaliste, mais résulte dialectiquement de la spécification théorique et politique de la classe prolétarienne. Seule la fixation des objectifs de cette classe pouvait mettre en œuvre le cours de la lutte révolutionnaire contre l’État franquiste, contre les États de Barcelone et de Madrid et contre le capitalisme mondial. C’est d’ailleurs sur ce plan que se situa la grève générale qui éclata en réponse à l’attaque franquiste.
Passons maintenant à l’exposé succinct des faits les plus importants.
Contrairement à d’autres pays, l’Espagne ne connaît pas de révolution bourgeoise. L’organisation féodale de la société espagnole s’annexe d’importants territoires de l’autre côté de la mer, permettant ainsi au clergé et à la noblesse d’accumuler d’énormes richesses. Le mode de production capitaliste qui s’installe dans les centres miniers et industriels du pays n’entraîne pas la chute des castes féodales dominantes, mais – contrairement à la Russie, où l’État tsariste et la bourgeoisie ne fusionnent pas et restent distincts, sans s’opposer – en Espagne, ces castes et l’État s’adaptent aux besoins de l’économie industrialisée, localisée dans quelques centres. Lorsque, à la fin du siècle dernier, l’heure de l’industrialisation sonne pour les anciennes colonies espagnoles, les liens se rompent et l’empire s’effondre.
D’autre part, contrairement à l’Angleterre, l’Espagne ne procède pas à une industrialisation intense du pays en relation avec les possibilités offertes par la possession des colonies, de sorte que lorsque les puissants États capitalistes se forment en Europe, la bourgeoisie espagnole est privée de toute possibilité de s’affirmer dans le domaine de la concurrence internationale.
Non seulement la noblesse et le clergé restent propriétaires des grands domaines, mais ils deviennent également propriétaires des compagnies minières, des banques et des entreprises industrielles et commerciales, tandis que les zones de plus grand développement industriel, la Catalogne et les Asturies, passent en grande partie sous le contrôle de capitaux étrangers, principalement anglais.
Ces précédents historiques déterminent une configuration particulière de la société bourgeoise espagnole dans laquelle le développement de l’industrialisation est freiné par la persistance des liens féodaux. Le mouvement ouvrier, dans lequel prédominent les anarchistes tant à l’époque de la Première Internationale qu’aujourd’hui, s’en ressent au point que jusqu’à aujourd’hui les conditions pour la constitution d’un parti basé sur des conceptions marxistes ne se sont pas encore présentées. Les bouleversements sociaux qui se sont produits trouvent dans les conditions objectives mentionnées ci-dessus les prémisses d’un climat élevé de lutte, mais l’impossibilité d’une modification radicale de la structure sociale archaïque de la bourgeoisie condamne le prolétariat à rester à l’écart d’une affirmation spécifique de classe. Marx soulignait déjà en 1845 qu’une révolution qui, dans un autre pays européen, prendrait trois jours, prendrait neuf ans en Espagne. Trotski, pour sa part, expliquait l’intervention de l’armée dans le champ social par le fait que – comme le clergé et la noblesse – elle tendait à conquérir, sans jamais pouvoir l’atteindre, une position de prédominance sociale aux côtés des deux autres castes existantes. En un mot, donc, l’inexistence des conditions historiques de la lutte bourgeoisie-féodalisme détermine l’inexistence historique des conditions d’une lutte autonome et spécifique de la classe prolétarienne et exclut l’hypothèse que l’Espagne puisse jouer le rôle d’épicentre des convulsions révolutionnaires internationales.
En 1923, à la suite des désastres de la campagne du Maroc [3], Primo de Rivera s’empare du pouvoir et le régime qu’il instaure est qualifié à tort de fasciste. Aucune menace révolutionnaire ne justifiait l’instauration d’une dictature de type fasciste. En fait, le cadre corporatiste fait participer les socialistes aux organes consultatifs, aux commissions mixtes créées pour régler les conflits du travail. Largo Caballero lui-même, secrétaire de l’Union générale des travailleurs sous contrôle socialiste, fut nommé conseiller d’État. Sous Primo de Rivera, la bourgeoisie espagnole tente en vain de réorganiser l’État sur une base centralisée du même type que les autres États bourgeois. Cette tentative échoue et, au milieu de la grande crise économique mondiale qui éclate en 1929, le capitalisme se retrouve à devoir affronter une situation sociale difficile et complexe. L’État de type Primo de Rivera ne convient plus, car la situation ne permet pas d’arbitrer les conflits du travail et de puissants mouvements de masse sont inévitables. La conversion qui s’opère alors, répondant aux intérêts de la domination capitaliste, est jugée par toutes les formations politiques, à l’exception de la nôtre, comme l’avènement d’un nouveau régime imposé par la maturation révolutionnaire des masses.
En janvier 1930, De Rivera est liquidé. Un autre général, Berenguer, le remplace pour assurer la transition vers le nouveau gouvernement. En août 1930 à San Sebastian, le pacte entre les successeurs est conclu et, après les élections municipales qui donnent aux républicains la majorité dans 46 des 50 des chefs-lieux [de région, ndt], et alors qu’apparaît la première menace d’un mouvement ouvrier (la grève des cheminots) en février 1931, le monarchiste Guerra prend l’initiative d’organiser le départ du roi Alphonse XII.
C’est, comme nous l’avons dit, une période de conflits sociaux intenses qui s’ouvre. Ces conflits sont inévitables en raison de l’extrême faiblesse de la bourgeoisie espagnole au moment de l’éclatement de la crise économique mondiale. Mais la bourgeoisie, incapable d’éviter ces conflits, fait preuve d’une grande sagacité pour empêcher leurs développements révolutionnaires. La proclamation de la république ne suffit pas à empêcher le déclenchement immédiat de grèves téléphoniques en Andalousie, à Barcelone et à Valence. Le mouvement paysan de Séville prend des formes violentes : le gouvernement de gauche massacre trente paysans et le réactionnaire Maura, ministre de l’Intérieur, félicite les socialistes pour leur comportement dans la défense de l’ordre et de la République. Avec l’U.G.T. (organisation syndicale contrôlée par les socialistes), la C.N.T. (Confédération Nationale des Travailleurs, contrôlée par les anarchistes) limite ces mouvements, qui n’auraient pu trouver d’issue que sur le plan politique de la lutte contre l’État républicain, à la sphère strictement salariale et des revendications sociales.
En juin 1931, les élections donnent une majorité écrasante aux partis de gauche et Zamora cède la place à Azaña, qui exclut la droite du gouvernement. Parallèlement à l’aggravation de la tension sociale, on assiste à un glissement de plus en plus à gauche du gouvernement, d’une part, et à l’intensification de la répression des mouvements, d’autre part. Le 20 octobre 1931, le ministère Azaña-Caballero estime que la jeune république est en danger et adopte la loi de défense qui, dans le chapitre sur l’arbitrage obligatoire, interdit les syndicats qui n’ont pas donné un préavis de deux jours avant de proclamer une grève. L’U.G.T., qui est au pouvoir, prend ouvertement position contre les grèves « anti-républicaines », la C.N.T. maintient son agnosticisme face à l’action violente et terroriste du gouvernement de gauche, et les deux jours prévus par la loi ne suffisent pas aux dirigeants syndicaux pour empêcher le déclenchement des révoltes. Cependant, la C.N.T. réussit à maintenir toutes les grèves sous son contrôle et se contente de ne pas revendiquer la paternité de celles qui sortent du cadre de la légalité républicaine.
Après que le gouvernement à participation socialiste ait obtenu la confiance unanime des Cortes [4] au début de l’année 1932 pour la manière dont il a combattu les grèves, on assiste en août 1932 au premier regroupement des forces de droite. Mais le moment n’est pas encore venu, l’atmosphère est encore trop chargée d’explosifs sociaux et le coup d’État de Sanjurjo pour prendre le pouvoir échoue.
En septembre 1932, la réforme agraire est finalement votée. Les conditions imposées aux paysans devenus « propriétaires » sont telles qu’ils devront attendre 17 siècles avant de pouvoir se libérer des engagements contenus dans l’acte d’achat. En janvier 1933, l’action répressive du gouvernement atteint son paroxysme : des ouvriers en grève sont massacrés à Malaga, Bilbao et Saragosse. Après ces exploits, et alors qu’une certaine lassitude se manifeste parmi les masses, les conditions sont réunies pour un nouveau changement de personnel de gouvernement : le 8 septembre 1933, Azaña démissionne. De nouvelles élections, le 19 novembre 1933, donnent la majorité aux partis de droite et le gouvernement Lerroux-Gil Robles est formé sous l’influence des classes agraires. [5] Lorsque, en octobre 1934, l’insurrection asturienne éclate, le gouvernement de droite ne fait que suivre les traces de ses prédécesseurs de gauche et le mouvement est étouffé dans le sang. Les socialistes avaient rejeté toute responsabilité dans cette lutte « sauvage » et les anarchistes eux-mêmes avaient ordonné la reprise du travail.
En lien avec l’atmosphère internationale qui connaîtra bientôt les mouvements grandioses de France et de Belgique, s’ouvre en Espagne une période de tension sociale encore plus intense que celle de 1931-33. En conséquence, la bourgeoisie espagnole rappelle au pouvoir ses serviteurs de gauche. Dans ce climat social brûlant, les anarchistes eux-mêmes s’alignent sur les nécessités de la situation nouvelle : dns un meeting à Saragosse, après avoir réaffirmé solennellement le caractère apolitique de la C.N.T., les abstentionnistes acharnés d’hier laissent leurs adhérents libres de voter tandis que le Comité régional de Barcelone, à deux jours des élections, fait ouvertement de la propagande en faveur des listes du Front populaire sous le prétexte qu’il prône l’amnistie.
Les élections du 16 février 1936 sont un succès écrasant pour le Front populaire qui obtient la majorité absolue aux Cortés. Il est composé de la Gauche républicaine d’Azaña, des radicaux dissidents de Martínez Barrios, du Parti socialiste, du Parti communiste, du Parti syndicaliste, de Pestaña et du Parti d’unification marxiste (le POUM résultant de la fusion de l’ancien bloc « ouvrier et paysan » de Barcelone dirigé par Maurín, qui a toujours eu une position de droite au sein de l’Internationale, et de la tendance trotskiste dirigée à l’époque par Andreu Nin). Le programme électoral contient : amnistie générale, abrogation des lois régressives, réduction des impôts, politique de crédit agricole.
Après les élections, le gouvernement d’Azaña est formé avec les seuls représentants de la gauche. Mais dans la situation de tension sociale susmentionnée, la bourgeoisie ne peut se contenter de la concentration en un seul gouvernement ; ses autres forces restent en réserve et, dès avril 1936, à l’occasion de la commémoration de la fondation de la République, les partis de droite organisent une contre-manifestation qui est qualifiée de « révolte ». Lors de la session des Cortes, Azaña déclare : « le gouvernement a pris une série de mesures, limogé ou muté les fascistes qui se trouvaient dans l’administration. Les droites paniquent, mais elles n’oseront pas relever la tête. » Nous sommes à moins de trois mois de « l’insurrection du factieux Franco » : le Parti communiste, enthousiasmé par les déclarations d’Azaña, vote la confiance au gouvernement.
Dans les premiers jours de juillet 1936, le lieutenant Castillo, membre du Front populaire, est assassiné et, en représailles, le dirigeant monarchiste Sotelo est lui-même assassiné. Le Front populaire et tous les partis qui le composent expriment leur sainte indignation face à l’accusation lancée par la droite d’être responsable de l’assassinat. Le Premier ministre Quiroga doit démissionner parce qu’une phrase de son discours aurait pu être interprétée comme un encouragement aux auteurs de l’assassinat.
C’est à partir du Maroc que Franco lance son offensive, en visant d’abord Séville et Burgos : deux centres agraires qui, ayant connu les révoltes paysannes les plus violentes mais peu concluantes, offraient les meilleures conditions pour la réussite du coup d’État.
C’est donc au sein même d’un appareil d’État sous le contrôle absolu du Front populaire que peut s’organiser minutieusement l’entreprise franquiste dont les préparatifs ne pouvaient échapper aux ministres de gauche et d’extrême gauche. D’ailleurs, la première réaction de ces partis est manifestement conciliante. Le radical Barrios, qui avait déjà présidé à la conversion du gouvernement de gauche en gouvernement de droite en 1933, tente de répéter l’opération en sens inverse, et s’il échoue, ce n’est pas parce que le compromis est exclu par principe, mais parce que l’atmosphère sociale n’y consent pas.
En réponse à l’attaque de Franco, une grève générale est déclenchée le 16 juillet et remporte un franc succès, notamment à Barcelone, Madrid, Valence et dans les Asturies, tandis que les deux bastions de Franco, Séville et Burgos, sont fermement tenus par les insurgés.
Un de nos contradicteurs n’a pas eu tort de nous demander : mais enfin, pour vous, tous les événements qui ont précédé et suivi la grève générale ne comptent pour rien, alors que la grève générale elle-même n’a été qu’une rougeole passagère ? En réalité, pour ce qui concerne mouvement prolétarien, la grève générale n’a représenté qu’une explosion fulgurante de la conscience de classe du prolétariat espagnol : en quelques jours seulement, nous avons assisté non pas à une lutte armée entre deux armées bourgeoises, mais à une fraternisation des grévistes avec les prolétaires enrégimentés dans l’armée, qui, faisant cause commune avec les insurgés prolétariens, ont désarmé, immobilisé ou éliminé le corps dirigeant de l’armée.
Immédiatement, l’État démocratique et antifasciste prend en main la situation : à Madrid, la hiérarchie est établie à travers les « bureaux d’enrôlement » contrôlés par l’État, à Barcelone moins immédiatement : Companys (leader de la gauche catalane) déclare, en accord avec les dirigeants de la C.N.T., qu’« il ne faut pas toucher à la machine étatique car elle peut être utile à la classe ouvrière » et les deux organes destinés à assurer le premier contrôle étatique sont immédiatement créés ; dans le domaine militaire le « Comité central des milices », dans le domaine économique le « Conseil central de l’économie ». Le C. C. des Milices est composé de 3 délégués de la C.N.T., 2 délégués de la F.A.I. (Fédération Anarchiste Ibérique), 1 délégué de la gauche républicaine, 2 socialistes, 1 délégué de la Ligue des « Rabassaires » (petits locataires [6] sous le contrôle de la gauche catalane), 1 de la Coalition des partis républicains, 1 du POUM et 4 représentants de la Generalitat [7] de Barcelone (le ministre de la Défense, le commissaire général à l’ordre public et deux délégués de la Generalitat sans fonction étatique fixe). Toutes les formations politiques mentionnées assurent la continuité de l’État capitaliste en Catalogne de juillet 1936 à mai 1937, et il va sans dire que la majorité écrasante détenue par les organisations ouvrières est présentée comme une garantie de la soumission de la classe bourgeoise aux exigences du mouvement prolétarien.
Entre-temps, dès le début des événements, Saragosse tombe aux mains des franquistes et la proximité de ce centre militaire permet à Barcelone de présenter la nécessité de la victoire militaire contre le « fascisme » comme le commandement suprême du moment, auquel tout doit donc être subordonné.
Le Parti communiste espagnol, qui occupe une position de premier plan dans la guerre antifasciste, ne peut tolérer les malentendus, et c’est à Moscou que sa fonction de fer de lance contre-révolutionnaire est brutalement révélée. Voici ce que dit l’infâme communiqué suivant : « Le Bureau du Comité Exécutif de l’U.R.S.S. a rejeté le recours en grâce des condamnés à la peine capitale prononcée le 24 août par le Collège Militaire de l’U.R.S.S. dans le procès du Centre Unifié Trotskiste-Zinoviéviste. Le verdict contre les seize condamnés a été exécuté. » L’Humanité, dans son numéro du 28-8-36, commente : « lorsque les accusés approuvent l’accusation de Vyshinsky et demandent à être fusillés, ils ne font qu’exprimer leur conviction qu’aucune pitié ne peut être attendue. Ils raisonnent froidement : nous avons voulu vous assassiner, vous nous assassinez : ce n’est que justice. C’est pourquoi ces seize assassins sont restés jusqu’au bout des ennemis acharnés du Parti communiste, de l’État et du peuple soviétique, et leur mort a purgé l’atmosphère du pays du socialisme qu’ils avaient gangrené par leur présence. » Pour sa part, le procureur Vyshinsky concluait son acte d’accusation comme suit : « Je demande que ces chiens enragés soient tués. »
Ce sont ces mêmes assassins de prolétaires russes qui se mettent à l’avant-garde de la guerre antifasciste et déclenchent l’offensive pour répondre à l’intervention d’Hitler et de Mussolini en faveur de Franco par une intervention similaire d’autres pays en faveur du gouvernement « républicain légal ».
En plein dans les événements d’Espagne, quand la grève générale n’avait pas encore cessé, et que d’autre part se développait la grève en France, le chef du gouvernement français de Front populaire, Léon Blum, considérant que l’ouverture de la frontière pyrénéenne pouvait établir un contact dangereux entre les grévistes des deux pays, décide de la fermer. En août 1936, c’est Blum lui-même qui prend l’initiative de créer le « Comité de non-intervention en Espagne », basé à Londres et représentant les gouvernements de tous les pays, fascistes et démocratiques, sans exclure la Russie elle-même.
Le rôle de ce « Comité de non-intervention » était d’éviter les complications internationales, tandis que chaque « Haute Partie Contractante » industrialisait les cadavres des prolétaires tombés en Espagne pour les mettre au service du succès de la contre-révolution mondiale : en Russie pour massacrer les artisans de la révolution d’octobre, dans les pays fascistes pour préparer le climat à la guerre mondiale, en France pour détourner les mouvements ouvriers de leurs objectifs de classe. On sait en effet que le mot d’ordre central lancé par les partis communistes et la gauche socialiste était « des avions pour l’Espagne ».
Les événements militaires en Espagne eurent leurs hauts et leurs bas. Les défaites et les victoires militaires dans la guerre antifasciste sont utilisées pour l’élimination progressive de toutes les initiatives extralégales et pour la reconstruction de la hiérarchie classique de l’État antifasciste. Les défaites parce qu’elles étaient présentées comme le résultat de l’absence d’une stricte discipline militaire autour du centre dirigeant, les victoires parce qu’elles étaient présentées comme la confirmation de l’utilité d’une forte centralisation autour de l’état-major militaire.
Quant aux anarchistes, ils abandonnent, morceau par morceau, leur programme. Au début, immédiatement après la fin de la grève générale de juillet 1936, ils répondent aux premières tentatives d’intégrer organiquement les travailleurs dans les milices contrôlées par la Généralité avec les slogans « miliciens oui, soldats non ». Mais ils abandonnent rapidement cette position, devant les nécessités de la lutte militaire, pour déloger les fascistes de Saragosse. Ils renoncent alors à leur opposition au programme essentiel du gouvernement d’extrême gauche présidé par Caballero : la constitution du Commandement Unique s’étend à tout le territoire du secteur antifasciste avec les capitales de Madrid, Valence et Barcelone. Les exigences de la lutte militaire justifiaient pleinement sur le plan stratégique la nécessité de la centralisation dans le commandement unique, et les anarchistes en arrivèrent à participer, par l’intermédiaire de leurs représentants qui devinrent ministres, au gouvernement de Caballero. Ce dernier – les mots tolèrent toute insulte – est présenté comme le Lénine espagnol : le même Caballero qui restait parfaitement cohérent en 1936-1937 avec la position qui lui avait valu la nomination de conseiller d’État sous le régime de De Rivera !
Comme nous l’avons dit, dans la période allant de la liquidation de la grève générale de juillet 1936 à mai 1937, alors que l’État madrilène peut se permettre de maintenir même l’ancien appareil policier des « gardes civils », en Catalogne l’appareil d’État classique de la bourgeoisie connait une phase de « vacances » au cours de laquelle le contrôle sur les masses se stabilise indirectement par le biais du « Comité central de la milice » et du « Conseil économique ». Cette phase de transition est suivie d’une autre phase d’élimination de tout élément, même périphérique, qui perturbe le bon fonctionnement de l’État capitaliste antifasciste. En octobre 1936, Caballero lance le décret de militarisation de la milice et la C.N.T., dans sa résolution du 14 octobre, prescrit qu’on ne peut exiger le respect des conditions de travail, ni pour ce qui touche à la journée de travail, ni aux salaires ou aux heures supplémentaires dans toutes les industries directement ou indirectement liées à la guerre antifasciste, ce qui signifie pratiquement dans toutes les entreprises industrielles.
Et c’est ainsi que nous en arrivons à mai 1937. Le 4, sous la pression du staliniste Comorera chef du P.S.U.C. (Parti Socialiste d’Unification de Catalogne) [8], la Généralité de Barcelone décide de reprendre le contrôle direct de la Compagnie Téléphonique : c’est le signal d’une action générale visant à l’élimination de toute gestion non directement encadrée par l’État antifasciste. Une grève générale éclate spontanément : toutes les formations politiques proclament leur innocence de ce « crime », et c’est avec du plomb et des tirs de mitrailleuse que le mouvement est réprimé dans le sang. Il est significatif que Franco, bien que d’importants groupes de prolétaires aient quitté le front et soient descendus à Barcelone, ne profite pas de l’occasion pour déclencher une offensive militaire : il laisse faire ses compagnons antifascistes car son succès dépend du leur.
L’opération est un succès complet : toutes les initiatives périphériques sont éliminées après la répression violente du mouvement de grève en mai 1937. Se forme alors le gouvernement Negrin de la résistance « jusqu’ à bout », dans lequel sont déposés les derniers espoirs de tous les secteurs de l’antifascisme, et c’est ce gouvernement qui, après avoir quitté Madrid, et après la phase intermédiaire de Valence, se déplace d’abord à Barcelone puis à Paris, laissant au socialiste Besteiro la tâche de négocier avec Franco la fin de la guerre au printemps 1939.
Il faut noter qu’avec son habileté et son cynisme habituels, la bourgeoisie espagnole procéde après la grève de mai 1937 à la liquidation de certains des éléments qui avaient été à son service au moment critique de juillet 1936. C’est le cas d’Andrea Nin, ministre de la Justice du premier gouvernement antifasciste de Barcelone. Celui-ci, transféré à Madrid, est alors emmené par des éléments « irréguliers » (lire staliniens) pour être assassiné dans des circonstances qui n’ont jamais été éclaircies. C’est aussi le cas de l’anarchiste Berneri, arrêté par la police de Barcelone qui, suivant la technique des expéditions punitives fascistes, avait préalablement effectué une visite au domicile pour s’assurer que la victime était désarmée. Au lieu d’être emmené en prison, Berneri est assassiné ; les anarchistes protestent mais ne songent même pas à briser la solidarité qui les unit au gouvernement antifasciste.
Nous avons parlé du Comité international de non-intervention. Celui-ci a complètement réussi à éviter soit les complications internationales possibles découlant de la guerre espagnole, soit la possibilité d’une intervention autonome du prolétariat international et espagnol au cours de ces événements. Nous voulons souligner que la Russie, qui laissait aux partis communistes [des différents pays, ndt] le soin de protester contre la politique du comité auquel elle participait, ne prit l’initiative d’une intervention armée ouverte en Espagne qu’après la chute d’Irun le 1er septembre 1936 et que ses conséquences (l’établissement du gouvernement de tendance centralisé dirigé par le « gauchiste » Caballero) lui donnaient les garanties nécessaires. Le décret sur la militarisation de la milice et les « consignes syndicales » de la C.N.T. pour la discipline totalitaire dans la guerre antifasciste datent du 14 octobre 1936, et c’est à la même date que le bateau soviétique « Zanianine » aborde à Barcelone. Il va sans dire que, d’une part, toutes les mesures pour assurer l’écrasement de la grève ultérieure de mai 1937 avaient déjà été prises et, d’autre part, que l’intervention ouverte de la Russie dans la guerre espagnole était encore plus intéressée que celle d’Hitler et Mussolini, car toutes les armes devaient être payées en or par le gouvernement antifasciste de Caballero d’abord et Negrín ensuite.
La tragédie espagnole se termine au printemps 1939 avec la victoire totale de Franco. Quelques mois plus tard, le 3 septembre, la Seconde Guerre mondiale impérialiste éclate. Les événements qui l’ont précédée sont : le compromis de Munich de septembre 1938 ; le pacte russo-allemand d’août 1939. [9]
Après la remilitarisation de la rive ouest du Rhin évoquée au chapitre 5 et l’absorption de l’Autriche à l’hiver 1938, le tour est venu du démembrement de la Tchécoslovaquie. Hitler prend la défense et la direction du mouvement irrédentiste des Sudètes qui occupait la partie allemande de la Tchécoslovaquie. L’Angleterre envoie un de ses délégués, Runciman, pour examiner la question et le rapport qu’il émet est favorable aux revendications des Sudètes. La France, liée par un pacte d’assistance mutuelle avec la Tchécoslovaquie, adopte d’abord une position hostile envers le mouvement des Sudètes, mais ensuite se résigne à participer aux conférences de Godesberg et de Munich, où les quatre grandes puissances de l’époque (Allemagne, Italie, France et Angleterre) sanctionnent le compromis qui donne satisfaction à Hitler.
Les polémiques sur « Munich » ne sont toujours pas éteintes aujourd’hui. La Russie, et avec elle les partis communistes, affirment que Munich représenta la conclusion de la politique d’isolement du « pays du socialisme » menée par les États impérialistes. En revanche, les personnalités politiques françaises et britanniques qui ont participé aux accords de Munich, Daladier et Chamberlain, soutiennent que ce compromis leur a permis de gagner un an et de préparer ainsi la guerre contre Hitler. Ce dernier, quant à lui, a proclamé que l’accord s’inscrivait dans son projet politique de réparation « pacifique » et non guerrière des injustices inscrites dans le traité de Versailles.
Si l’on tient compte des événements ultérieurs, il est clair que la thèse de la meilleure préparation d’un an pour la guerre franco-anglaise ne tient pas la route, car en 1940, lorsque Hitler lança la Blitz-Krieg [10] à l’Ouest après la campagne de Pologne, aucun obstacle ne s’opposa à sa victoire éclatante. La thèse de la Russie et des partis communistes ne tient pas non plus la route, car le compromis de Munich n’a en rien conduit à l’isolement de la Russie. La Russie a continué d’entretenir des relations diplomatiques en vue d’une alliance militaire avec la France et l’Angleterre jusqu’en août 1939 ; c’est en août 1939 qu’elle a rompu ces négociations de sa propre initiative et qu’elle a conclu, alors que les délégués alliés étaient encore à Moscou, l’accord économique et militaire avec l’Allemagne. En juin 1941, une alliance militaire est conclue avec la France [11], la Grande-Bretagne et les États-Unis, qui reste en vigueur jusqu’à la fin des opérations militaires en juillet 1945.
Le compromis de Munich doit être expliqué sur la base de considérations différentes de celles défendues par les impérialismes qui allaient ensuite passer au déclenchement de la guerre. Au niveau européen, il est vrai qu’il répond aux exigences de l’inévitable prédominance allemande à l’intersection des deux bassins industriels et agricoles (germanique et balkanique) correspondant à leur tour à la connexion des deux grandes voies navigables du Rhin et du Danube. En termes de construction possible de l’économie européenne, le compromis de Munich représente une solution rationnelle que le capitalisme tend à donner aux exigences naturelles de la structure de ce continent. Au regard de l’évolution antagoniste des États bourgeois d’Europe et de ses répercussions sur l’échiquier international, le compromis devait se heurter à des obstacles insurmontables, car la Russie ne pouvait s’accommoder d’être définitivement éliminée de l’Europe, et les États-Unis ne pouvaient tolérer l’instauration d’une hégémonie allemande qui pouvait ainsi menacer leurs positions non seulement en Europe mais aussi sur d’autres continents.
Après avoir trouvé une solution au problème du Danube à Munich, l’Allemagne s’oriente vers une solution similaire du problème polonais. Pendant ce temps, la France et l’Angleterre envoient des missions militaires en Russie en vue de conclure une alliance militaire. Comme nous l’avons mentionné plus haut, ces missions étaient encore à Moscou lorsque la bombe du traité germano-russe a explosé.
Jusqu’alors, le 23 août 1939, au plan diplomatique la Russie préconise des mesures punitives contre « l’agresseur », et c’est Litvinov qui définit l’agresseur comme celui qui, en violation d’engagements contractuels, envahit un autre pays. L’agressé – précise Litvinov – doit bénéficier du soutien économique et militaire automatique de la Société des Nations. Et il est clair qu’Hitler, en attaquant la Pologne, s’est trouvé dans les conditions spécifiques prévues par la diplomatie soviétique.
Mais soudain, la doctrine de l’agresseur est complètement abandonnée, la Russie s’engage à ne fournir aucun soutien à la Pologne, qui sera envahie quelques jours plus tard, et reçoit en retour non seulement une partie de la Pologne, qu’elle s’empresse d’occuper fin septembre, mais aussi les pays baltes et la Bessarabie. [12]
L’accord russo-allemand connaît le même sort que le compromis de Munich. Quelque deux ans plus tard, le 21 juin 1941, les événements le font voler en éclats : Hitler envahit la Russie. Une fois de plus, les interprétations des camps opposés ne suffisent pas à expliquer cet événement. Pas celle des Russes, qui ont ainsi gagné deux ans pour se préparer à la guerre, car la Blitzkrieg est aussi violente et rapide en Russie qu’elle l’a été en mai-juin 1940 dans la campagne occidentale. Il aurait mieux valu affronter l’Allemagne en 1939, alors que la menace franco-anglaise existait encore et que la Pologne n’était pas encore éliminée. L’argument allemand ne tient pas non plus, car il était évident – et l’actualité le confirme – que si un compromis avec la France et l’Angleterre était possible pour un débordement de la puissance allemande sur l’Est, un tel compromis était absolument impossible avec la Russie en raison de ses intérêts séculaires en Europe de l’Est.
Sur un autre plan, le traité russo-allemand produit tous ses effets : dans les pays de l’Axe, en Allemagne et en Italie, il renforce le front de guerre fasciste contre la ploutocratie internationale. Dans les pays démocratiques et surtout en France, il détermine la fracture politique qui devait faciliter d’abord les victoires militaires allemandes et ensuite l’instauration du régime d’occupation militaire.
Le Parti communiste français qui, jusqu’en septembre 1938, avait fait bloc avec le gouvernement de défense de la patrie au nom de la lutte contre l’hitlérisme et le fascisme, qui ensuite était passé à une opposition violente au compromis de Munich présenté comme la « prime à l’agresseur », change radicalement de ton, souligne les visées impérialistes de la France et de l’Angleterre, mais ne parle ni des visées également impérialistes de l’Allemagne et de l’Italie, ni de la signification impérialiste de la guerre qui se développe entre-temps.
Le dirigeant du parti communiste français, Maurice Thorez, déserte et peut rejoindre la Russie grâce au soutien des autorités allemandes, qui lui facilitent le passage, et les partis communistes français et belge demandent aux autorités d’occupation allemandes l’autorisation de publier leurs journaux. Les événements se précipitent, Hitler envahit la Russie le 21 juin 1941, et la politique des partis communistes change à nouveau radicalement. Ils se tournent vers l’organisation de la Résistance et des mouvements de partisans.
La bourgeoisie italienne a donné au prolétariat le fascisme en compensation de son renoncement à la lutte révolutionnaire pendant la Première Guerre mondiale. Cette même bourgeoisie, en compensation de la participation frénétique des travailleurs au deuxième conflit impérialiste, a donné au prolétariat italien un régime qui aggrave les conditions d’exploitation imposées par le fascisme lui-même.
La trahison ouverte des partis communistes, qui ont participé à la guerre antifasciste, peut aujourd’hui se servir du soutien d’un des États impérialistes les plus puissants du monde pour entraver la renaissance du mouvement prolétarien, mais cette trahison n’a pas pu éliminer les antagonismes sur lesquels repose la société capitaliste. Ces antagonismes non seulement subsistent, mais tendent à s’aggraver, et la Gauche italienne peut regarder avec sérénité sa lutte passée contre le capitalisme et l’opportunisme : celle qui a été la première à élever la voix contre les déviations de l’Internationale, à suivre toute la tempête des événements sans jamais s’en détourner, reprend la bannière de l’internationalisme et de la lutte des classes pour continuer son combat, quelles que soient les difficultés à surmonter et le chemin à parcourir pour atteindre la victoire finale. [13]
Notes
[1] . [Nous avons de sérieux doute sur ce que Vercesi a vraiment voulu écrire dans ce passage. En effet, la formule en italien “Tra fronte unico e Comitato anglo-russo la soluzione di continuità è inequivocabile, brutale” que nous avons traduit telle quelle, est directement contredite par la suite du paragraphe.]
[2] . [En français dans le texte original en italien.]
[3] . [sur la guerre du Maroc]
[4] . [Le parlement espagnol.]
[5] . [Il s’agit ici des grands propriétaires terriens aristocrates des latifundias qui prédominaient particulièrement dans les régions les plus pauvres comme l’Andalousie. ]
[6] . [Petits paysans catalans qui louaient leur ferme.]
[7] . [L’État catalan sous la République, disparu sous Franco et remis en place lors de la « transition » démocratique de 1978 jusqu’à aujourd’hui dans le cadre de la monarchie espagnole.]
[8] . [Le PSUC était le parti stalinien catalan. Inexistant avant juillet 1936, il regroupa les fractions petites-bourgeoises les plus hostiles au prolétariat et se fit le principal instrument politique et répressif pour le rétablissement complet de l’État bourgeois catalan républicain. Il se distingua par son stalinisme et l’usage encore plus systématique, violente et meurtrière de la violence contre les ouvriers, et en passant les militants du POUM et de la CNT, que le PCE lui-même – c’est dire.]
[9] . [Plus connu comme le Pacte germano-soviétique, ou encore Ribbentrop-Molotov.]
[10] . [la Guerre éclair qui déferla sur les Pays-Bas, la Belgique jusqu’à l’invasion, la défaite et la capitulation de mai-juin 1940 de la France.]
[11] . [Nous ne comprenons pas très bien quelle alliance de l’URSS avec la France de 1941, celle de l’occupation allemande et du gouvernement « collaborationniste » de Pétain, Vercesi évoque-t-il ici. Avec De Gaulle qui est à Londres ? Peu probable puisque les États-Unis de Roosevelt, celui-ci particulièrement hostile à de Gaulle, ne reconnaissent pas le gouvernement de celui-ci, gouvernement dit de la « France libre ».]
[12] . [Grossièrement, la Modalvie actuelle.]
[13] . [La conclusion se réfèrait évidemment à la formation récente d’Il Partito comunista internazionalista et aux perspectives que la fin de la guerre pouvait sembler ouvrir.]
