La revue « Révolution ou Guerre » No 29 – 2025 – (GIGC)
Par le GIGC. No 29. Janvier 2025. Sur http://www.igcl.org/Face-a-la-course-vers-la-guerre
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Face à la course vers la guerre, établir une ligne de défense regroupant les prolétaires les plus combatifs
« Le degré atteint par la crise et l’impasse qui en découle pour le capital, rend la dynamique à la guerre impérialiste généralisée, qui n’était jusqu’alors qu’une perspective ne jouant qu’un rôle encore indirect – si l’on peut dire – dans le cours des événements, un facteur aujourd’hui direct, immédiat, des politiques, décisions, réflexions des gouvernements et des classes capitalistes de chaque nation et puissances impérialistes. La guerre en Ukraine en est la première illustration claire et évidente pour tous. »
(Thèses sur la signification et les conséquences de la guerre impérialiste en Ukraine (2 mars 2022), RG #21)
Pas encore au pouvoir [1], Trump menace d’acheter, à défaut d’envahir, le Panama, le Groenland et même le Canada ! Comme Poutine a envahi la Géorgie et l’Ukraine. Comme Israël s’empare de la Cisjordanie, de Gaza et du Golan syrien. Comme le chinois Xi revendique Taïwan. Comme Hitler avait envahi l’Autriche, la Tchecoslovaquie. Mussolini l’Éthiopie. Que cela soit sérieux ou non, qu’il le réalise ou non, c’est un signe des temps et du cours vers la guerre généralisée qu’a ouvert l’éclatement de la guerre impérialiste en Ukraine.
La simple annonce de sa victoire a accéléré et provoqué une succession d’événements en cascade. En Ukraine ou au Moyen-Orient où les boucheries et massacres se déchaînent, alors que d’autres se préparent, en Asie par exemple. Un peu partout l’instabilité politique gouvernementale, particulièrement dans les pays occidentaux, Canada, Corée, Allemagne, France, s’installe, si nous pouvons dire. Et la montée des partis de droite dits « radicaux » ou « illibéraux », aux discours nationalistes, chauvins et xénophobes, se généralise. Tout comme le fascisme dans les années 1930, les droites radicales d’aujourd’hui « expriment par une recrudescence de leur activité toute la complexité de situations troubles évoluant vers la guerre. » [2] Les menaces trumpiennes de protectionnisme, de guerre commerciale et monétaire tout azimut sèment la panique parmi les concurrents.
En 2016, le mot d’ordre trumpien Make America Great Again était la réponse de la bourgeoisie américaine au déclin annoncé et, en partie, entamé de sa puissance lors des deux premières décennies de ce siècle. Son mandat précédent et celui de Biden ont en grande partie rendu l’Amérique great again. La réélection de Trump signifie à la fois que la bourgeoisie américaine s’engage avec détermination et violence dans les affrontements annoncés et qu’elle a pris en compte ses limites actuelles.
« En cas de conflit avec la Chine, les forces américaines épuiseraient leurs stocks de munitions en l’espace de quelques semaines, et il faudrait des années à la base industrielle de défense américaine pour produire des munitions de remplacement. L’augmentation des coûts de personnel, ainsi qu’un éventail infini de missions en temps de paix, mettent les forces américaines à rude épreuve. » [3]
Ce constat fut certainement la raison première du choix en faveur de Trump au détriment de Kamala Harris et des démocrates. [4] Gagner du temps pour se préparer – économiquement, politiquement et idéologiquement – et se réarmer à la hauteur des enjeux militaires du conflit généralisé à venir. La situation exige aussi un discours « disruptif », fait de provocations et d’agressivités tout azimut, et de transgressions des règles classiques de la démocratie bourgeoise et, au besoin, de la Constitution américaine. Tout comme des règles internationales. Voire géographiques : Trump veut renommer le Golfe du Mexique, Golfe de l’Amérique. Pour toutes ces « transgressions » que la situation impose, il faut trouver les personnages suffisamment « mégalomanes » pour incarner et porter le viol des règles régissant l’ordre impérialiste existant. En voyant et écoutant Trump, comment ne pas penser au Dictateur de Charlie Chaplin ? Non pas pour en rire – encore que parfois… – mais pour le parallèle historique. Trump ? The right man in the right place.
La guerre généralisée n’est pas inévitable
« Pour certains analystes, cette époque ressemble davantage aux années 1930, avec l’effondrement de l’ordre mondial, qu’aux décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale. » (The Guardian, Éditorial du 1er Janvier 2024)
Nombreuses sont dans la presse bourgeoise internationale, les références et analogies aux années 1930 et à l’avant-deuxième guerre mondiale avec la situation d’aujourd’hui. S’il convient de se méfier des comparaisons historiques schématiques, au risque de calquer une situation d’hier à celle d’aujourd’hui, il n’en reste pas moins que l’expérience passée doit nous – prolétaires et communistes – servir et éclairer les nouvelles situations en face desquelles il faut savoir s’orienter – en particulier si l’on veut assumer le rôle d’une avant-garde politique du prolétariat international. N’est-ce pas là la raison fondamentale pour laquelle le prolétariat produit des minorités politiques et son parti ?
La situation des années 1930 et celle d’aujourd’hui présentent beaucoup de caractéristiques communes : elles sont précédées et annoncées par les crises économiques de 1929 et de 2008, que le capital n’arrive pas vraiment à « dépasser », encore moins à « résoudre » ; il en découle des tensions impérialistes accrues qui forcent les impérialismes les moins bien « fournis », hier l’Allemagne défaite en 1918, aujourd’hui, la Russie, hier le Japon, demain la Chine, étranglés par la politique américaine de « containment » pour ces dernières, à se lancer dans des aventures guerrières et des conquêtes territoriales afin de deserrer l’étau qui leur est imposé ; la dynamique vers la guerre généralisée est alors enclenchée et provoque inévitablement des soubresauts et des bouleversements de toute nature, économique, politique, sociale, idéologique, etc., afin d’adapter au mieux et au plus vite l’ensemble des appareils de production et d’État à la préparation de la guerre qui s’impose. L’analogie avec les 1930 est donc valable pour ce qui a trait à ces caractéristiques.
Il est un autre facteur dont il faut tenir compte : la lutte des classes. Ne serait-ce que parce que la bourgeoisie se doit de « faire payer les frais d’une crise économique terrible aux ouvriers en vue de faire face aux nécessités de la guerre. » [5] Là aussi, l’analogie marche. Mais il est pourtant quelques différences, dont une nous semble cruciale pour la résolution du dilemme historique : la dynamique de la lutte entre les classes et la situation de la classe exploitée et révolutionnaire, le prolétariat. Dans les années 1930, celui-ci venait de subir et continuait à subir une série de défaites historiques politiques et idéologiques sanglantes après la Révolution russe de 1917 et la vague révolutionnaire internationale de 1917 à 1923 qui l’avait suivie. Même si ce que d’aucuns appellent « l’instinct de classe » restait prédominant dans les rangs prolétariens, il s’identifiait pour l’essentiel à la défense de l’URSS et du stalinisme, ou encore à la défense de la démocratie contre le fascisme. Les masses prolétariennes tendaient à se ranger derrière la contre-révolution. Aujourd’hui, il n’est nul « instinct de classe » attaché à une idéologie particulière. Certes, les prolétaires sont, au niveau international, largement soumis à l’idéologie bourgeoise et aux attaques économiques et politiques de leurs bourgeoisies nationales respectives. Certes, ils ne sont pas en capacité, sauf de manière sporadique [6], de se lancer dans des luttes ouvertes contre le capital, ne serait-ce que pour des objectifs économiques. Mais le cours même de la lutte des classes n’est pas autant marqué ou défini par la contre-révolution que dans les années 1930. Il est notable de relever qu’à ce jour, aucune manifestation nationaliste et chauvine de rue ou autre mobilisation significative en soutien à la guerre n’ait eu lieu. Ni en Russie, ni en Ukraine, ni en Europe, ni ailleurs…
De plus, il est un autre facteur fondamental d’ordre politique. Hier, la liquidation du parti de classe – l’Internationale communiste – par le stalinisme et la contre-révolution et la mainmise des partis de gauche, surtout des partis staliniens, sur les masses ne fit qu’accentuer leur désorientation, la généralisation de leur défaite et le cours vers la guerre. Aujourd’hui, s’il n’est toujours pas de parti de classe – loin s’en faut –, il n’est plus de partis bourgeois de gauche auxquels les masses ouvrières adhèrent massivement et derrière lesquels elles se mobilisent. Si en 2025 la photographie du prolétariat ne semble guère meilleure dans son rapport – de force – avec le capital que celle des années 1930, la dynamique de ce rapport n’est pas la même.
Résister à toutes les attaques sur les conditions de vie et de travail, refuser tout sacrifice au nom de la défense de l’entreprise et du pays, rompre l’isolement des luttes, chercher à les étendre, disions-nous dans le numéro précédent. Établir une ligne de défense pour regrouper les forces les plus combatives et dynamiques du prolétariat. Celles-là même qui seront amenées à offrir l’alternative prolétarienne à la guerre et à unifier dans la lutte les secteurs et fractions moins combatives. Tel est le mot d’ordre – certes général – que les avant-gardes communistes d’aujourd’hui, à défaut de parti, doivent faire leur, défendre, propager et… décliner – par des mots d’ordre plus directes et concrets – en fonction des situations immédiates et locales.
Notes:
[1] . Nous écrivons avant son accession effective au pouvoir.
[2] . Bilan #24, « Vers une consolidation du front capitaliste en France », 1935. Précisons que nous ne confondons pas le fascisme des années 1930 aux droites « radicales » actuelles qui ne correspondent pas aux mêmes situations historiques. De même, nous rejetons la position selon laquelle le fascisme hier, les droites « populistes » aujourd’hui, soient des mouvements petit-bourgeois en réaction à leur paupérisation. S’ils s’appuient sur les frustrations propres à la petite-bourgeoisie desespérée, voire d’ouvriers parmi les couches les moins combatives et les plus « réactionnaires » du prolétariat, fascisme et autres droites « extrêmes » sont des partis bourgeois à part entière.
[3] . Foreign Affairs, Michael Beckley, The Strange Triumph of Broken America, January 7th 2025.
[4] . Nous renvoyons le lecteur au communiqué que nous avons publié suite à la victoire électorale de novembre dernier et à l’article du PCI-Le Prolétaire que nous reproduisons à la suite.
[5] . Bilan #22, septembre 1934, « La situation en France »
[6] . Les grèves de l’été dernier en Amérique, à Boeing, les dockers de la côte ouest, à Amazon, et autres, les postiers au Canada, les réactions ouvrières à Volkswagen ou Opel en Allemagne, dans les services publics un peu partout, ou encore les travailleurs de Grande Bretagne à l’été 2022, etc.
Communiqué sur la victoire électorale de Trump : La bourgeoisie américaine va accélérer ses préparatifs de guerre…
L’élection massive de Trump à la présidence américaine n’est pas un accident. Ni le résultat d’une crise ou d’une division profonde, encore moins d’un quelconque chaos, au sein de la bourgeoisie américaine et de son système politique et étatique. Ni d’une quelconque folie des électeurs ou encore d’une irrationalité s’emparant de la première puissance impérialiste mondiale. Sa large victoire montre au contraire la maîtrise de l’appareil d’État américain sur son jeu électoral et son système politique. Et si doute il pouvait éventuellement avoir, la reconnaissance immédiate par les démocrates et Kamala Harris elle-même de sa défaite et l’assurance de favoriser au mieux la transition présidentielle suffirait à les enlever définitivement.
L’élection – la ré-élection – de l’outrancier et vulgaire Trump n’est que l’expression de l’acuité atteinte par l’impasse économique et historique du capitalisme et des pressions qu’elle exerce vers la guerre impérialiste généralisée. Quinze ans après la crise financière de 2008, le niveau des contradictions économiques contraint à une concurrence toujours plus exacerbée, à une lutte à mort pour la survie de chaque capital national, ne pouvant à son tour que provoquer et aggraver les rivalités et la polarisation impérialistes.
L’élection de Trump indique que la course vers la guerre généralisée s’accentue et que la bourgeoisie américaine s’y engage avec détermination. Que les principales fractions de la bourgeoisie américaine estiment que le temps presse maintenant. Qu’elles se sont accordées sur l’urgence à accélérer l’adaptation de tout l’appareil militaro-industriel américain aux exigences des guerres « de haute intensité ». Qu’elles se sont accordées sur la nécessité d’accentuer encore plus les pressions sur la Chine, d’exercer un ’containment’ accru sur celle-ci et, en passant, sur les pays de l’Union européenne, par un redoublement de la guerre commerciale et du protectionnisme. Le temps presse pour la bourgeoisie américaine et il lui faut brusquer tant la société américaine elle-même que les « relations internationales », c’est-à-dire les relations impérialistes.
Vu le rythme pris par la spirale dans laquelle les contradictions économiques et les rivalités impérialistes projettent le monde capitaliste, il fallait, il faut, aller encore plus vite et de manière plus déterminée encore. La victoire électorale de Trump n’annonce donc pas de rupture fondamentale avec la politique démocrate menée depuis 2020. Ni une remise en cause de la politique économique d’ordre protectionniste visant, en particulier, à rapatrier sur le sol américain une grande partie de l’appareil de production des biens dits essentiels – « essentiels » à la guerre. Encore moins celle de la politique impérialiste américaine menée par les démocrates et Biden. De même que les Bidenomics et la politique impérialiste menée par Biden n’avaient pas remis en cause les mesures protectionnistes lancées par Trump lors de sa première présidence de 2016 à 2020 et sa focalisation impérialiste sur la Chine, les politiques économiques et impérialistes que va mener le nouveau gouvernement Trump ne vont pas rompre fondamentalement avec celles des années Biden. Il n’y a pas, il n’y aura pas, rupture. Il y a continuité, il y aura continuité autour des axes centraux de la politique impérialiste du capital américain. Par contre, et c’est là la raison du choix de Trump et non de Kamala Harris, la nouvelle présidence Trump annonce une accélération violente et brutale, assumée et décidée par l’impérialisme américain, de la guerre commerciale et des pressions impérialistes – et surtout militaires – d’une part ; et une accélération de la réorganisation de tout l’appareil de production industriel – déjà en marche avec les « Bidenomics » – et tout spécialement militaro-industriel. Cette « accélération » doit, paradoxalement, passer par un gain de temps pour pouvoir rehausser la production militaire au besoin de la guerre de « haute intensité », dont Trump et « l’isolationniste » parti républicain se sont faits les expressions.
Il y avait donc un véritable enjeu, ou « débat », sur les axes et priorités de la politique impérialiste américaine que cette élection présidentielle devait trancher. Fallait-il poursuivre la politique dite ’internationaliste’ des démocrates, à savoir mener de front la confrontation avec la Russie en Ukraine, avec l’Iran au Moyen-Orient et avec la Chine en Asie et mer de Chine ? Ou bien, adopter la politique dite ’isolationniste’ des républicains, à savoir se recentrer en priorité sur la question chinoise, laisser Israël mener ses guerres au Moyen-orient, l’Iran comme cible, et éventuellement laisser à Poutine le bénéfice de ses gains territoriaux en Ukraine ? Le débat n’était pas guerre ou paix, mais quelle priorité et quel rythme pour se préparer à la guerre.
Pour brusquer et provoquer, pour engager toute la société américaine dans la préparation décidée et dans la marche à la guerre, il faut un personnage disruptif, provocateur, outrancier, brutal et même vulgaire. Un personnage, aussi ridicule soit-il, qui incarne un pouvoir fort et qui n’hésite pas à se libérer des règles – comprises comme des entraves – démocratiques classiques. Pour la bourgeoisie américaine, le temps presse et il faut forcer le destin et les rivaux. Harris ne pouvait incarner ce personnage. Trump oui. N’a-t-il pas fait ses preuves dans ce registre il y a quatre ans ? La préparation de la guerre généralisée exige des personnels politiques adaptés et en capacité de se libérer des entraves et de la bienséance démocratiques et diplomatiques. « Parler de ses ennemis comme de l’« ennemi intérieur », utiliser l’expression « vermine » ou de « sang empoisonné » sont des termes directement tirés des années 1930. » (Anne Applebaum, The Atlantic, 7 Novembre 2024)
Le résultat des élections semble donc avoir tranché sur la stratégie à employer pour réaffirmer avec force et violence la suprématie américaine. La réélection de Trump correspond au choix à la fois d’une accélération de la préparation interne à la guerre et d’une accentuation de l’offensive de « containment » contre les rivaux impérialistes. Cette adaptation accélérée pourrait – nous employons le conditionnel, il ne s’agit là que d’hypothèses – passer pour l’impérialisme américain par :
prendre acte de l’impuissance de l’Ukraine face à l’armée russe et stopper le soutien massif à la première ;
laisser, autrement dit encourager, Israël étendre sa guerre régionale jusqu’à l’Iran.
Et certainement passera-t-elle par :
imposer une guerre commerciale accrue à la Chine – et en passant à l’Europe déjà fortement affaiblie – par un protectionnisme brandi comme un étendard ;
forcer les pays européens à assumer les frais du maintien de l’Otan, et en passant d’acheter des armements américains, au risque sinon d’un désengagement et de la fin du parapluie nucléaire américain.
La hausse des droits de douane, le protectionnisme affiché, ne peut que relancer la guerre commerciale mondiale. Elle ne peut qu’aggraver les difficultés économiques actuelles de la Chine et son sentiment d’être prise dans l’étau des politiques américaines ce qui, à son tour, ne peut que provoquer de sa part des réactions de plus en plus agressives, voire militaires – les pressions navales et aériennes chinoises ne cessent d’augmenter sur Taïwan. Tout comme elle effraie les bourgeoisies européennes, à commencer par l’Allemagne.
« La réélection de Trump (…) change également la donne pour les alliés de l’Amérique. » (Financial Times, 6 nov.) La victoire de Trump a déjà provoqué, du moins accéléré, l’éclatement de la coalition gouvernementale en Allemagne. Et cela alors que la France est elle-même entrée dans une période d’instabilité gouvernementale. Dès son annonce, la victoire de Trump exacerbe les contradictions et polarise les positionnements des uns et des autres. Les enjeux se clarifient. Et les bourgeoisies européennes semblent avoir été saisies d’une véritable panique face à ce qu’annonce, pour le capital et l’impérialisme des européens, le deuxième mandat de Trump : la poursuite de l’affaiblissement historique, risquant de devenir définitif.
La véritable interrogation historique a trait au prolétariat américain et international et au niveau d’adhésion des grandes masses aux thèses nationalistes, racistes, xénophobes, etc. portées par Trump. Il en va de même, évidemment, quant à ces masses prolétariennes qui suivent les partis d’extrême-droite en Europe et ailleurs. Y a-t-il une dynamique particulière – et qui serait inquiétante – d’adhésion généralisée au nationalisme et à la guerre dans les grandes masses prolétariennes ?
Relevons qu’il n’y a pas eu de gain en nombre d’électeurs ayant voté pour Trump en 2024 par rapport à 2020. [1] Plus largement, et de tous temps depuis l’après-guerre, des fractions significatives de la classe ouvrière ont voté pour les partis de droite – de l’ordre de 30 % tant aux États-Unis qu’en Europe occidentale. En soi, le vote ouvrier pro-Trump ne donne donc aucune indication d’une nouvelle dynamique particulière d’adhésion à une véritable marche à la guerre qui romprait avec les années antérieures. De même, et dans l’autre sens, aucune indication significative peut-on tirer des expressions récentes de combativité prolétarienne. Rompant avec une atonie vieille d’une bonne décennie, cette combativité, même si toujours bien encadrée par les syndicats, s’est exprimée et développée depuis deux ou trois ans de manière significative aux États-Unis. Y compris au cours même de la campagne électorale, chez les dockers et à Boeing par exemple.
Là est la véritable interrogation. Là se situe la véritable équation. Surgira-t-il une fraction du prolétariat américain, ou bien encore international, en capacité d’offrir une alternative de classe, c’est-à-dire de lutte, et une perspective révolutionnaire, au terrain bourgeois de la démocratie et du nationalisme répugnant ? Et d’entraîner le reste de la classe ouvrière sur le terrain de la défense de ses conditions de vie et de l’internationalisme ; l’obligeant ainsi à s’éloigner de l’abrutissement et de l’ivresse du nationalisme, parfois haineux et raciste, et de l’ivresse collective des gueulantes USA ! USA !… ?
Accélération de la préparation à la guerre, avons-nous qualifié le sens de la victoire électorale de Trump. Dans l’équation de la bourgeoisie américaine, l’imposition au prolétariat des sacrifices nécessaires à la guerre commerciale et à la préparation à la guerre ne requiert-elle pas aussi une accélération, de gagner de vitesse toute velléité de réponse prolétarienne ?
Que ce soit vis-à-vis des rivaux impérialistes et du prolétariat, la victoire électorale de Trump signifie que la bourgeoisie américaine veut accélérer le tempo et gagner tout le monde de vitesse. Kamala Harris avait raison sur un point : ’we are not going back’ [Nous ne reviendrons pas en arrière].
Notes:
[1] . 74 millions en 2020 comme en 2024.
Que change l’arrivée de Trump à la Maison blanche ? (PCI-Le Prolétaire, 15 nov. 2024)
Nous reproduisons ici un extrait d’un article du PCI-Le Prolétaire, «
Que change l’arrivée de Trump à la Maison blanche ?
De nombreuses hypothèses ont été formulées sur les conséquences de la victoire électorale de Trump. Dans sa campagne électorale, qui a débuté après l’assaut du Capitole en janvier 2021, Trump, se vantant que sous sa présidence, l’Amérique n’est entrée en guerre avec personne, a annoncé qu’« en 24 heures », la guerre entre la Russie et l’Ukraine serait terminée. Au-delà de l’esbroufe, caractéristique d’un fanfaron comme Trump, les relations personnelles avec Poutine peuvent jouer un certain rôle. Mais les intérêts internationaux de l’impérialisme américain dépassent sans aucun doute largement les relations personnelles entre le chef de la Maison Blanche et celui du Kremlin. Il existe une différence entre les factions bourgeoises qui ont soutenu Biden et la guerre en Ukraine et celles qui soutiennent Trump. Ces dernières ont pour intérêt prioritaire de contenir l’expansionnisme chinois et d’empêcher le renforcement d’un lien anti-occidental entre la Chine et la Russie, créateur de nombreuses difficultés tant pour l’Amérique que pour l’Europe occidentale. Pour Trump, la guerre entre la Russie et l’Ukraine aurait peut-être dû ne pas éclater, mais il n’a jamais précisé comment y mettre fin. Toutefois, une chose est sûre : le véritable ennemi, actuel et futur, des États-Unis n’est pas la Russie, mais la Chine. Et le vrai problème pour Washington est de s’assurer que les liens entre la Chine et la Russie ne se renforcent pas.
Pour Biden, ce résultat aurait dû être atteint grâce à l’affaiblissement économique et financier de la Russie obtenu par la guerre en Ukraine, pendant laquelle les pays européens ont été contraints d’accepter les oukases anglo-américain sur les sanctions et l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. La Russie aurait été affaiblie au point de ne plus être un allié « fiable » pour la Chine, ce qui aurait pu la rapprocher à nouveau de l’Occident. Par ailleurs, au-delà des déclarations russes sur l’utilisation de la bombe atomique en cas de guerre de l’OTAN, le véritable intérêt des puissances occidentales n’a jamais été de s’engager dans une guerre contre la Russie. Il suffit seulement de regarder l’état des stocks d’armes des États-Unis, du Royaume-Uni et des pays de l’UE, à commencer par l’Allemagne et la France, pour se rendre compte qu’aucune de ces puissances n’est actuellement prête pour une troisième guerre mondiale. Cela ne signifie pas qu’elles ne s’y préparent pas – comme la Russie, la Chine et même l’Inde « pacifique » . Bien plus que la guerre en Afghanistan, en Irak ou en Libye, la guerre russo-ukrainienne a servi en fait à tester les capacités militaires, politiques et organisationnelles des différents protagonistes sur le terrain. Peu importe si les arsenaux occidentaux se sont vidés, cela a donné l’occasion de se débarrasser d’armements anciens et obsolètes, de tester des armements de nouvelle génération, de mettre en situation réelle la guerre des avions sans pilote – les fameux drones – et de tester sur le champ de bataille la résilience des troupes au sol dans une guerre qui s’est rapidement transformée en guerre d’usure, en guerre de tranchées, prouvant finalement que c’est sur le terrain que la guerre peut être gagnée ou perdue.
Avec l’arrivée de Trump à la Maison Blanche, des questions d’une importance décisive quant à l’avenir des puissances impérialistes reviennent au premier plan :
La question de l’Europe, c’est-à-dire la tentative de resserrement politique et militaire que les États membres de l’UE voudraient ou pourraient mettre en œuvre et l’intérêt du côté américain de maintenir l’Europe en général sous sa coupe. La question de l’Allemagne qui aura toujours une grande importance, que l’Europe soit unie ou désunie. La question de la Russie, à savoir si cette puissance deviendra le maillon faible ou fort du bloc occidental conduit par les États-Unis ou du bloc oriental conduit par la Chine. La question de l’OTAN, c’est-à-dire la question d’une organisation militaire résistant ou non à l’intensification des conflits entre les différentes puissances impérialistes, conflits qui conduiront inévitablement à la rupture des alliances actuelles et à leur réorganisation. La question du Moyen-Orient, où se concentrent des conflits économiques, financiers, politiques et militaires qui à tout moment peuvent se transformer en casus belli soit locaux ou mondiaux – comme c’est d’ailleurs déjà le cas avec les attaques d’Israël non seulement contre les Palestiniens, mais aussi contre toutes les forces sous l’influence de l’Iran – son ennemi déclaré. La question de l’Indo-Pacifique, une zone qui pèsera de plus en plus lourd dans les relations et les conflits entre les puissances impérialistes et qui, selon toute vraisemblance, prendra le même poids que l’Atlantique au siècle dernier. La question de l’Afrique, continent regorgeant de richesses naturelles dont les capitalismes avancés sont avides et où progressent depuis quelque temps déjà la Chine et la Russie au détriment des anciennes puissances coloniales, et où les États-Unis n’ont pas une politique bien définie. Au contraire, avec le premier gouvernement Trump, puis celui de Biden, ils ont considérablement réduit leur engagement économique et diplomatique sur ce continent. En outre la politique protectionniste de l’administration Trump, selon ses engagements électoraux, tendra probablement à maintenir l’Afrique au second plan des priorités américaines.
Et enfin la question interne aux États-Unis sur laquelle Trump a beaucoup insisté ; pour attirer les votes de la classe ouvrière et des classes moyennes, il a mis en avant la nécessité d’améliorer les conditions de vie, en luttant contre la hausse du coût de la vie, et contre les importations étrangères (notamment d’Allemagne, d’Europe en général et de Chine) en augmentant les droits de douane. L’autre volet de la question concerne l’immigration, envers laquelle la Maison Blanche aux mains de Trump adoptera une politique répressive beaucoup plus directe que celle de Biden. La déportation annoncée de centaines de milliers d’immigrants illégaux, qui a été l’un des chevaux de bataille de sa campagne, sera selon toute probabilité considérablement réduite ; en effet l’économie américaine – comme celle des autres pays – a besoin d’exploiter de vastes couches de prolétaires illégaux dont le coût de leur travail est nettement moins élevé que celui des prolétaires indigènes, qui sont soumis à un chantage économique et social, et qui sont utilisés comme une arme pour faire pression sur les coûts de la main-d’œuvre des prolétaires sous contrat régulier et bien payés.
Pour l’Amérique, comme pour l’Europe ou la Chine, les années à venir ne seront pas des années d’expansion économique, mais des années où la lutte contre la crise de surproduction sera encore plus dure qu’elle ne l’a été jusqu’à présent. La croissance tant attendue, ne sera pas un résultat acquis mais un objectif qui obligera les bourgeoisies dominantes à pressurer toujours plus la classe prolétarienne pour extorquer encore plus de plus-value et à combattre la concurrence étrangère par tous les moyens, y compris militaires. Et comme les tensions sociales tendront à s’accroître, la guerre tendra à devenir une situation permanente non seulement en dehors des frontières de l’Europe ou de l’Amérique du Nord, mais aussi à l’intérieur.
Les différentes factions bourgeoises seront obligées de se battre les unes contre les autres pour faire valoir leurs intérêts , ce qui ne signifie pas une guerre de tous contre tous ; mais , de même que les monopoles, les trusts, les multinationales se sont développés dans l’économie, de même les blocs appartenant à l’impérialisme dominant continueront à se développer sur le terrain politico-militaire. Un bloc, que les médias ont pris l’habitude d’appeler « occidental », constitué pour la deuxième guerre impérialiste mondiale autour de l’Angleterre et de la France, s’est ensuite développé sous l’égide des États-Unis. L’autre bloc impérialiste qui s’y est opposé s’est formé autour de l’Allemagne d’Hitler et du Japon d’Hirohito, avec l’Italie de Mussolini faisant office de contrepoids historiquement peu fiable, comme elle l’a prouvé dès que la guerre a tourné en faveur des Alliés. Un autre bloc était représenté par l’URSS stalinisée. Ce sont ces trois blocs qui se sont affrontés, d’abord sur le terrain de la concurrence politique et économique, puis sur le terrain directement militaire, avant de se réduire à deux blocs et le passage de la Russie de l’entente avec l’Allemagne, après que celle-ci l’ait soudainement attaquée, à une entente avec les États-Unis.
Il n’est pas certain que ce schéma ne se reproduira pas dans un futur conflit mondial, mais peut-être pas sous la même forme. Et c’est peut-être dans cette dernière perspective que l’Amérique de Trump envisage un futur renversement des alliances : il serait en effet beaucoup plus facile pour l’Amérique d’affronter la Chine en ayant la Russie à ses côtés plutôt que d’affronter la Chine et la Russie solidement unies.
Après la guerre impérialiste, la paix impérialiste
La paix que Trump dit rechercher dans la guerre russo-ukrainienne pourrait aller dans ce sens : attirer la Russie dans la zone d’influence occidentale pour l’éloigner de la zone d’influence chinoise. Bien entendu, pour attirer la Russie à l’Ouest, compte tenu de son inévitable soif de territoires économiques qui l’a poussée à entrer en guerre contre l’Ukraine, et étant donné que la guerre est favorable à la Russie, il faut d’abord mettre un terme au conflit armé et entamer les négociations. Etant donné que ni les États-Unis, ni l’Europe, et encore moins la Russie et la Chine n’ont aujourd’hui d’intérêt à se faire la guerre, la seule chose en jeu pour que les négociations de paix puissent aboutir, ce sont les morceaux d’Ukraine que la Russie a déjà annexés : la Crimée et une partie du Donbass.
Nous entrons dans la troisième année de la guerre, et ceux qui sont les plus enlisés et sans perspective de victoire sont les Occidentaux ; les Américains, les Britanniques et les Allemands l’admettent plus ou moins ouvertement. Dans tout cela l’Ukraine a en fait joué un rôle secondaire depuis le début avec l’illusion de pouvoir un jour s’asseoir à la table des puissants, grâce aux centaines de milliers de morts et une bonne partie du pays à reconstruire, pour le plus grand profit des capitalistes euro-américains qui ont déjà commencé à se partager le gâteau. Rien de tel qu’un pays à reconstruire pour redonner de l’oxygène à l’économie capitaliste ! La question qui va donc se poser, c’est plus le comment que le quand terminer cette guerre. Ce sont les Américains et les Russes qui en décideront, ce sont eux qui devront trouver un terrain d’entente ; cela ne pourra se faire qu’au détriment de l’Ukraine qui pourra se délecter à nouveau de son « indépendance », de sa « souveraineté territoriale » et d’un redressement économique et « pacifique » sur un territoire mutilé. La guerre pourrait se terminer, comme en 1953 entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, par une ligne rouge à ne pas franchir de part et d’autre ; mais il est plus probable qu’elle ressemblera à une fragile démarcation, acceptée ni par les Ukrainiens ni par les Russophones du Donbass, et sur laquelle les Russes pourraient se comporter comme les Israéliens à l’égard des territoires palestiniens. La paix russo-ukrainienne sera plus une trêve guerrière qu’une période de développement pacifique de l’un ou l’autre pays.
L’absence de la lutte de classe du prolétariat
Aucun accord entre les bourgeoisies dominantes et impérialistes n’a apporté et n’apporte de bénéfices aux peuples impliqués dans les confrontations interétatiques, sans parler de la paix et de la prospérité hypocritement vantées comme le résultat de la bonne volonté des gouvernants.
Seule la lutte de classe du prolétariat des pays en guerre et la solidarité prolétarienne supranationale ont une chance d’arrêter la guerre impérialiste, en la transformant en la seule guerre avec laquelle il soit possible d’obtenir une véritable paix : la guerre civile, la guerre de classe du prolétariat contre sa propre bourgeoisie et contre les bourgeoisies des autres pays belligérants. En octobre 1917, en pleine guerre impérialiste mondiale, la révolution prolétarienne en Russie a démontré que par la lutte de classe prolétarienne et la guerre civile contre les classes bellicistes à l’intérieur du pays, par la conquête du pouvoir politique, elle pouvait imposer la paix avec l’« ennemi », même au prix de la perte de territoires ; une paix, qui par ailleurs devait être vigoureusement défendue contre les attaques constantes des armées impérialistes, en appelant les prolétaires de tous les pays à la révolution dans leur propre pays.
La situation historique actuelle dans laquelle, décennie après décennie, des guerres sont menées aux quatre coins du monde, est complètement différente de celle des vingt premières années du siècle dernier, quand les prolétariats européen et russe luttaient sur le terrain révolutionnaire contre leurs bourgeoisies respectives. Le prolétariat russe, européen et mondial, trahi par l’opportunisme social-démocrate et stalinien de ces années-là, s’est finalement plié aux intérêts de ses bourgeoisies nationales – qu’elles soient fascistes, démocratiques ou faussement « socialistes » – avec l’illusion qu’il pouvait participer à la prospérité grâce à la grandeur et à la puissance économique de la « patrie », en acceptant les plus grands sacrifices qu’exige toute guerre.
Après l’hécatombe de la Seconde Guerre mondiale, les prolétaires des grands pays capitalistes, bénéficiant des miettes accordées pour satisfaire leurs besoins les plus pressants, n’avaient plus la force de renouer avec la grande tradition classiste et révolutionnaire des générations prolétariennes précédentes. Génération après génération, endormis par une évolution pacifique dans la démocratie et bénéficiant de toutes sortes d’amortisseurs sociaux, ils se sont habitués à raisonner comme la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie, à avoir les mêmes ambitions de ne considérer que leurs carrières personnelles ; ils se sont habitués à ne voir les prolétaires d’autres secteurs, d’autres entreprises, d’autres nationalités que comme des concurrents contre lesquels il faut adoptent les mêmes moyens que les capitalistes et généralement la bourgeoisie, dans la lutte contre leurs adversaires. Non seulement le sentiment d’appartenance à la même classe a été effacé par des décennies de collaboration interclassiste ; en outre la solidarité prolétarienne qui unissait autrefois les prolétaires de toutes conditions et de toutes nationalités a également été complètement perdue. Les millions de prolétaires bombardés et mutilés dans les guerres bourgeoises semblent appartenir à d’autres mondes, pour les prolétaires retranchés entre les quatre murs de leur habitation et jaloux de leurs intérêts individuels. Rien de pire ne pouvait arriver à la classe prolétarienne internationale qui avait fait trembler toutes les gouvernements du monde dans les années 1920.
Mais avec ses horreurs et ses conséquences désastreuses sur la vie quotidienne, la guerre va secouer impitoyablement l’apathie des prolétaires et les pousser à réagir pour leur survie. Leurs avant-gardes devront renouer avec la lutte de classe du siècle dernier – et il n’est pas dit que cela ne soit pas grâce au jeune prolétariat d’Orient ou d’Afrique.
L’écrasement du prolétariat allemand et l’avènement du fascisme (Bilan #16, 1935)
Nous avons déjà dit que nous ne confondions pas « droites populistes » d’aujourd’hui, tel Trump ou Meloni en Italie, avec le fascisme des années 1930. De même, nous ne pensons pas que la situation d’aujourd’hui serait un simple remake
« Le fascisme allemand ne s’explique ni comme classe distincte du capitalisme, ni comme émanation des classes moyennes exaspérées. Il réalise la forme de domination du capitalisme ne parvenant plus, au travers de la démocratie, à relier toutes les classes de la société autour du maintien de ses privilèges. (…) Il reste que le petit bourgeois, plongé dans une ambiance historique où les forces productives, en l’écrasant et en lui faisant comprendre son impuissance, déterminent une polarisation des antagonismes sociaux autour des principaux acteurs : la bourgeoisie et le prolétariat, n’a même plus la possibilité de balancer de l’un à l’autre, mais instinctivement se dirige vers ceux qui lui garantissent le maintien de sa position hiérarchique sur l’échelle sociale. Au lieu de se dresser contre le capitalisme, le petit bourgeois, salarié au col amidonné ou commerçant, gravite autour d’une carapace sociale qu’il voudrait voir assez solide pour faire régner ’l’ordre, le calme ’ et le respect de sa dignité, en opposition à des luttes ouvrières sans issue, qui l’énervent et brouillent la situation. Mais si le prolétariat se dresse sur ses jambes et passe à l’assaut, le petit bourgeois ne peut que se terrer et accepter l’inévitable. Lorsqu’on présente le fascisme comme le mouvement de la petite bourgeoisie on viole donc la réalité historique en dissimulant le terrain véritable où s’élève celui-ci. Le fascisme canalise tous les contrastes qui mettent en danger le capitalisme et les dirige vers sa consolidation. Il contient le désir de calme du petit bourgeois, l’exaspération du chômeur affamé, la haine aveugle de l’ouvrier désorienté et surtout la volonté capitaliste d’éliminer tout élément de perturbation d’une économie militarisée, de réduire au minimum les frais d’entretien d’une armée de chômeurs permanents. (…)
En somme, la victoire de Hitler en mars 1933 n’eut besoin d’aucune violence : c’était le fruit mûri par socialistes et centristes, un résultat normal d’une forme démocratique périmée. La violence n’eut sa raison d’être qu’après l’avènement des fascistes, non en réponse à une attaque prolétarienne, mais pour la prévenir à jamais. De force désagrégée, dispersée, le prolétariat devait devenir élément actif de la consolidation d’une société toute orientée vers la guerre. C’est pourquoi les fascistes ne pouvaient se borner à tolérer des organismes de classes dirigés cependant par des traîtres, mais devaient au contraire extirper la moindre trace de la lutte des classes pour mieux pulvériser les ouvriers et en faire des instruments aveugles des visées impérialistes du capitalisme allemand. »
Notes:
[1] . https://en.internationalism.org/content/17598/neither-populism-nor-bourgeois-democracy-only-real-alternative-worldwide-development (10 janvier 2025)
Résolution adoptée par les comités NWBCW au Canada : à bas la guerre !
En partie en réponse à une grève des travailleurs postaux au Canada et au travail de sabotage effectué par les syndicats dans le pays, les comités de Toronto et de Montréal « Pas de guerre sauf la guerre de classe » (No War But Class War) ont adopté conjointement la résolution reproduite ci-dessous. Le texte de cette résolution est adapté de la résolution proposée par le comité de Pétersbourg du parti bolchevique et adoptée sur de nombreux lieux de travail en 1916. À l’époque, les conditions de guerre entraînaient de graves pénuries alimentaires et des difficultés économiques. La résolution bolchevique [1] établissait un lien entre ces conditions et la guerre et affirmait que la seule façon de les combattre était de lutter contre la guerre et contre les classes dirigeantes qui en profitaient. De même, aujourd’hui, on observe une nette détérioration des conditions de vie des travailleurs causée par les ravages de la guerre et ses conséquences économiques, à tel point que certaines populations – comme à Gaza et au Soudan – sont confrontées à la famine. La résolution se termine par des mots d’ordre qui tentent d’offrir une voie à suivre aux travailleurs combatifs. Une version précédente de la résolution, proposée par l’un de nos membres, incluait le slogan « étendre les grèves aux lieux de travail voisins ». Cependant, la majorité des participants – dont les militants de la TCI – qui participent aux comités du NWBCW au Canada se sont opposés à cette formulation au motif qu’il s’agissait d’une tactique irréaliste à proposer aux travailleurs compte tenu du rapport de force actuel entre les classes au Canada. Ce mot d’ordre a donc été modifié en « une crise généralisée exige une réponse généralisée », ce qui, à notre avis, affaiblit et dilue l’orientation. Néanmoins, nous croyons que la résolution, telle qu’elle a été adoptée, représente un pas en avant pour les comités NWBCW parce qu’elle établit explicitement le lien entre la guerre, ses conséquences économiques et le terrain sur lequel le prolétariat peut y résister.
À bas la guerre !
(2) la poursuite des préparatifs de guerre entraînera une aggravation de la crise du coût de la vie, de la famine, de la pauvreté et de la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière ;
(3) toutes les mesures partielles de lutte contre la détérioration de nos conditions de vie (banques alimentaires, logements subventionnés) ne peuvent qu’atténuer marginalement les effets de la crise et non en éliminer les causes ;
(4) l’existence d’armes nucléaires entraîne le fait qu’une catastrophe mondiale est une perspective réaliste si les projets bellicistes de la classe dirigeante ne sont pas contrés ;
(5) le seul moyen efficace de lutte contre la crise est une lutte contre les causes qui la produisent, c’est-à-dire une lutte contre la guerre, la préparation à la guerre, ainsi que contre les classes dirigeantes qui l’ont préparée et qui en tirent profit ;
La seule voie pour la classe ouvrière est de s’engager dans une lutte décisive contre les capitalistes et leur État. Pour gagner, les travailleurs doivent mettre en place des comités de lutte et de grève capables de faire avancer les mots d’ordre :
Refusons les sacrifices pour la guerre !
La crise généralisée ne peut être combattue que par une lutte généralisée !
Une lutte commune pour des revendications communes !
Notes:
[1] . Le texte de la résolution de 1916 se trouve à la page 30 du livre en anglais Russia : Revolution and Counter-Revolution, 1905-1924 – A View from the Communist Left (https://www.leftcom.org/en/articles/2021-09-09/russia-revolution-and-counter-revolution-1905-1924-a-view-from-the-communist)
Réunion publique du Groupe révolutionnaire internationaliste (TCI) à Paris
En novembre dernier, s’est tenue à Paris une réunion publique organisée par le groupe de la Tendance communiste internationaliste (TCI) en France. Le lecteur qui voudrait avoir une idée complète des débats qui s’y sont développés, peut se rapporter au bilan [1] qu’en fait le GRI qui résume très bien la teneur des discussions. Et s’il veut pouvoir vérifier ou compléter, il peut aussi prendre connaissance de l’article [2] qu’y dédie le CCI qui, à son tour, rapporte de manière correcte – même si évidemment de son point de vue – la discussion. Nous ne nous attarderons donc pas ici sur le contenu des discussions, mais plutôt sur la signification et les enseignements politiques de cette réunion pour le camp prolétarien en France et ses sympathisants qui étaient relativement nombreux.
Contrairement aux réunions publiques organisées précédemment par le GRI-TCI, la délégation du CCI n’était pas venue pour saboter la réunion. Un virage à 180 degré que, pour notre part, nous avons souligné et salué à la fin de la réunion. Du coup, comme l’écrit le GRI, « la discussion s’est déroulée dans un climat fraternel permettant à chacun de défendre ses positions et de distinguer les points d’accord et de divergence entre les différentes organisations », c’est-à-dire la TCI, le CCI, le PCI-Le Prolétaire et le GIGC. Pour nous, le bilan politique de cette réunion est dans sa tenue elle-même et ses implications : en ne cédant pas aux sabotages antérieurs du CCI et en continuant à assurer une présence politique sur Paris, la TCI ouvre de fait un espace politique prolétarien sans exclusive et dans lequel tout élément révolutionnaire en recherche peut venir. Et où les principales organisations du camp prolétarien peuvent confronter, et donc clarifier, leurs positions respectives. C’est là le point essentiel que nous voulons souligner.
Ensuite, la discussion sur la question nationale, soutien au nationalisme palestinien ou internationalisme prolétarien, a clairement délimité deux camps, le PCI d’un côté, la TCI, le CCI et le GIGC de l’autre. Par contre, la position marxiste sur la marche à la guerre impérialiste généralisée aujourd’hui ou encore sur l’alternative historique révolution ou guerre a opposé tout aussi clairement le PCI, la TCI et le GIGC d’un côté contre la position opportuniste du CCI selon lequel l’alternative n’est plus et la guerre généralisée est impossible aujourd’hui du fait de la décomposition. Notons au passage qu’il a fallu insister pour que le CCI défende sa position sur le sujet alors que ses interventions cherchaient pour le moins à « noyer le poisson » et à éviter la confrontation politique, par de grandes déclamations abstraites sur l’internationalisme prolétarien et qui insistaient lourdement sur « son accord » avec la TCI.
Le dernier point porte sur les forces et faiblesses du camp prolétarien et sur leurs dynamiques respectives révélées par cette réunion. La volonté de recherche et de cohérence politiques de la part d’un certain nombre de « jeunes » camarades, la volonté et la capacité de la TCI à tenir des réunions publiques, le soutien et l’aide que le GIGC y apporte, tout comme la présence active du PCI, contraignent le CCI à se soumettre au débat et à la confrontation politiques. Ce faisant, il s’expose à rendre plus aiguës ses contradictions politiques entre sa position sur la situation historique actuelle – négation de tout risque de guerre impérialiste généralisée – et la réalité du cours même des événements ; et entre sa théorie sur le parasitisme – liée à la décomposition – et sa participation à ces réunions.
En effet, sur ce dernier point et dans la mesure où le GIGC est parmi les plus convaincus de la dynamique en cours vers la guerre impérialiste généralisée, le CCI fut de fait obligé de répondre et de « débattre » aussi avec le soi-disant parasitisme. Il en résulte une impasse qu’illustre, ô combien, la dernière partie de son article sur la réunion.
« L’individu J. [notre délégué à la réunion] a participé au débat de manière claire et dynamique, (…) a fait de très bonnes interventions permettant à la réflexion collective d’avancer. Il est tout à fait vrai que J. a été éloquent, que ses interventions étaient brillantes… (…) Mais les apparences sont trompeuses. » [3] Et pour preuve de la tromperie, une nouvelle accusation, inédite : « J. s’est mis à rire d’un camarade parce qu’il savait que celui-ci venait de frôler la mort à cause d’une crise cardiaque, se réjouissant de son malheur. » Pathétique ou hallucinant ? Les deux, mon capitaine !
Résumons. Voilà donc quelqu’un dénoncé, avec tous les membres de l’ex-Fraction interne du CCI, par le CCI depuis 24 ans comme flic, agent provocateur, gangster, voleur, lumpen, nazi, stalinien, etc., qui participe activement, de manière « claire et dynamique », éloquente et brillante, et qui permet « à la réflexion collective d’avancer. » Voilà maintenant que le CCI approfondit la question « théorique » du parasitisme : celui-ci peut même avoir une action positive pour le prolétariat ! On comprend mieux pourquoi le CCI nous interdit l’accès à ses réunions publiques et pourquoi ils cherchaient à décourager la TCI d’en tenir à Paris. La confrontation politique ouverte le précipite dans une situation qui devient pour lui inextricable.
Notes:
[2] . https://fr.internationalism.org/content/11498/debat-necessaire-clarification-des-positions-et-des-principes
[3] . Notre propre bilan de notre participation est beaucoup plus mesuré et critique…
Thèses programmatiques du groupe révolutionnaire Barbaria et nos commentaires
Nous avons lu et discuté les thèses programmatiques que le groupe révolutionnaire Barbaria [1] a adoptées et publiées récemment. Elles sont disponibles sur son site et traduites en différentes langues. Nous avons jugé utile de faire parvenir à Barbaria nos commentaires critiques. En soi, ils peuvent sembler « très » critiques. Certes, nous semblons partager les principales positions de classe – semblons, disons-nous, car les thèses ne les affirment pas explicitement comme « frontières de classe » comme, par exemple, nous le faisons dans notre propre plateforme. Mais nous divergeons fortement sur à la fois l’approche et la méthode, et sur le cadre programmatique et théorique qui résultent des premières. En tout premier lieu, les thèses ignorent la dimension historique propre à la méthode du matérialisme historique, c’est-à-dire le marxisme. Les positions politiques, de classe, qui sont présentées se basent plus sur une volonté, voire un sentiment, révolutionnaire que sur une compréhension matérialiste de la lutte des classes. Il en résulte deux faiblesses importantes que nous entendons combattre : une démarche que nous qualifierons d’« anarchisante » et une sous-estimation importante, voire un oubli, de la lutte des classes et du prolétariat classe révolutionnaire qui ne sont pas au cœur des thèses.
Nous savons que les origines, sinon du groupe lui-même, de certains de ses membres, se situent dans la mouvance de l’ancien Groupe Communiste Internationaliste (GCI). [2] Nous avons aussi noté que, depuis sa fondation, Barbaria essaie de s’en dégager et de se réapproprier les acquis de la Gauche communiste, d’Italie en particulier. Pour qui jette un œil à son site web, cette dynamique vers « la gauche » et cet effort de réappropriation sont très nets. C’est cet effort et ce combat théorico-politique auquel nous entendons participer au mieux de nos forces. Nous avons nul doute sur le fait que la publication de ces thèses et nos critiques intéressent bien au-delà de nos deux groupes et de leurs clarifications réciproques. Nous en appelons à l’ensemble du camp révolutionnaire à participer à ce « débat-combat » fraternel. La confrontation des positions d’ordre programmatique est essentielle pour préparer au mieux les conditions pour la formation du parti mondial du prolétariat. D’autant que le temps presse face au drame historique qui pointe son nez.
Nous avons fait le choix de garder la forme ou présentation de nos critiques telles que nous les avons émises pour notre propre discussion interne. Nous reproduisons donc les thèses de Barbaria et nous y incluons nos commentaires critiques, sous forme de notes, entre crochets et en gras. Cette méthode présente l’avantage de faciliter l’expression et l’exposition de chacune des critiques thèse par thèse. Elle peut aider le lecteur à s’y retrouver. Elle présente l’inconvénient de réponses partielles et de pouvoir faire oublier les démarches générales tant des thèses programmatiques elles-mêmes que notre critique. Nous espérons néanmoins que les lecteurs et les militants pourront en tirer bénéfice. C’est sous cette forme que nous avons envoyé nos commentaires à Barbaria. Dans la mesure où les thèses et nos commentaires sont longs, nous ne pouvons pas tout publier dans un seul numéro de notre revue. Cette première partie sera donc suivie d’une deuxième dans le prochain numéro de notre revue, Révolution ou guerre #30.
Thèses programmatique de Barbaria
1. Matérialisme historique
Souhaiter la révolution est intuitif. Il suffit pour cela d’avoir expérimenté la violence de ce système sous l’une de ses différentes formes et d’avoir projeté, de manière éphémère ou consciente, la nécessité d’une transformation radicale des choses. En revanche, agir en révolutionnaire n’est pas intuitif. Cela implique le fait de remettre sur pied une réalité sociale qui nous apparaît inversée afin non seulement de savoir comment mettre fin à ce système, mais surtout ce que signifie y mettre fin. C’est pourquoi la méthode que nous utilisons pour interpréter le fonctionnement de la société est fondamentale.
Le matérialisme historique conçoit le développement des sociétés humaines à partir du concept de mode de production, c’est-à-dire l’idée que l’on ne peut comprendre une société, ses institutions, ses expressions culturelles, religieuses et idéologiques qu’à partir de la manière dont elle produit et reproduit sa vie matérielle, à savoir les moyens qu’elle utilise et la manière dont ses membres s’organisent pour ce faire. En définitive, l’être social et historique détermine la conscience de ses membres.
Le mode de production définit la totalité sociale. Ses contradictions intrinsèques marqueront le développement historique de la société. Dans le capitalisme, l’incapacité à surmonter ces contradictions, synthétisées dans l’antagonisme des forces productives et des rapports sociaux de production, donne naissance au mode de production à venir, le communisme, de manière catastrophique, c’est-à-dire non graduelle ou selon une courbe d’ascension et de décadence. Mais il ne surgit pas du néant : le passage à un nouveau mode de production ne peut pas avoir lieu sans que ne se forme, au préalable, les conditions de son émergence, ce qui le rend historiquement possible. Ainsi, le capitalisme, le mode de production le plus destructeur et le plus aliénant que notre espèce ait jamais connu, a préparé les bases matérielles du communisme.
[La revendication du matérialisme historique est en soi à saluer. Cette revendication est indispensable pour tout groupe révolutionnaire, sachant que l’application du matérialisme historique est aussi un combat permanent pour toute organisation communiste, sujette à la pression de l’idéologie bourgeoise et, au plan de la méthode, à la métaphysique [3]
Malheureusement, l’exposition de cette thèse ne nous semble pas s’inscrire dans la démarche et la méthode du matérialisme historique. En premier, les thèses partent du point de vue de l’individu « agir en révolutionnaire n’est pas intuitif ». Nous verrons que cette démarche a quelques conséquences politiques par la suite et, surtout, qu’elle influe négativement sur tout le document.
Ensuite et surtout, rien n’est dit dans cette première thèse sur les forces sociales, à savoir les classes et en particulier sur le prolétariat comme classe exploitée et révolutionnaire. Un document programmatique se réclamant du matérialisme historique devrait affirmer en tout premier lieu que « la lutte des classes est le moteur de l’histoire. » Il en résulte que, dans la mesure où la classe révolutionnaire n’est pas explicitement mentionnée, la thèse ne ferme pas la porte à la position, ou « idée », de la possibilité d’un passage mécanique ou automatique du capitalisme au communisme, même si la thèse le présente comme se produisant « de manière catastrophique ».
Cette thèse sur le matérialisme historique est au mieux trop vague pour des thèses programmatiques. Pour ancrer d’entrée l’ensemble des thèses sur le terrain de la lutte des classes, il eût fallu partir du point de vue des classes, et non des individus, comme base fondamentale de la société en affirmant que le matérialisme historique est la théorie révolutionnaire du prolétariat.]
2. Capitalisme
Le capitalisme, présent aujourd’hui sur l’ensemble de la planète, est le dernier mode de production des sociétés de classes. Il ne s’agit pas simplement d’un système d’exploitation économique, qui accompagne ou s’intersectionne avec d’autres systèmes de domination tels que la race, le genre ou le techno-industrialisme. Il s’agit de la manière dont la société produit et reproduit sa vie — dans tous ses aspects — sur la base de la production de marchandises. Que la finalité sociale soit la production de marchandises et non la production de biens destinés à satisfaire des besoins n’est pas anodin : cela induit un automatisme où les rapports sociaux prennent la forme de choses et où le mouvement des produits détermine le mouvement et la vie des producteurs. La réalité semble inversée : c’est le fétichisme de la marchandise.
La nature internationale du capitalisme s’exprime en termes de nations concurrentes qui se disputent le marché mondial et la prédominance politico-militaire qui va avec. En d’autres termes, elle se traduit par des bourgeoisies nationales en concurrence les unes avec les autres pour obtenir une plus grande part de la plus-value extorquée au prolétariat mondial. Comme dans toute lutte, il y a des nations plus fortes et des nations plus faibles. La dimension internationale du capitalisme apparaît fragmentée et hiérarchisée, mais cela ne signifie pas qu’il y ait des nations opprimées et des nations oppresseuses, il y a seulement des nations qui s’en sortent mieux que d’autres dans la concurrence mondiale. Cette configuration fait que le nationalisme et le racisme soient une caractéristique structurelle du capitalisme. Elle fait également que tout État soit impérialiste et que la guerre entre États soit un produit nécessaire et permanent du système.
Le capitalisme est la dernière société divisée en classes : il présente des continuités et des discontinuités avec les sociétés antérieures. L’émergence de la propriété privée et des classes sociales a exigé une structure patriarcale de reproduction, dont la cellule de base est la famille et où le contrôle du corps des femmes est essentiel. Le capitalisme, en tant que société de classes, continue d’avoir une structure patriarcale, mais il la reproduit selon sa logique mercantile et abstraite, qui sépare la production et la reproduction, l’espace public et l’espace privé, et fait de l’aspect biologique un obstacle à la production illimitée de valeur ou, au mieux, un coût à assumer dans ses comptes de dépenses.
Par conséquent, un mode de production qui a transformé l’être humain en marchandise ne peut être que destructeur pour l’environnement naturel. Plus le capitalisme se développe, plus il augmente sa capacité de production, plus il expulse de main-d’œuvre et plus il a besoin de matières premières et d’énergie pour sa production : en fin de compte, le développement du capitalisme va de pair avec une augmentation de la misère sociale (population excédante) et une destruction vertigineuse du monde naturel, sapant ainsi les fondements mêmes de notre existence en tant qu’espèce.
L’épuisement de la valeur en est la base. Le haut degré de socialisation et de développement des capacités productives atteint par ce système rend historiquement obsolètes non seulement les catégories spécifiques du capitalisme (valeur, marchandise, travail salarié), mais aussi celles qui ont constitué l’épine dorsale des modes de production de classe (propriété privée, famille, État). Cependant, cet épuisement n’implique pas un lent déclin vers un nouveau mode de production, mais accroît les conséquences catastrophiques de sa persistance : puisque les forces productives ne peuvent cesser de croître, leur contradiction avec les rapports de production — c’est-à-dire la contradiction entre une production de plus en plus sociale et une appropriation privée du produit — devient toujours plus violente. Le capitalisme est une machine automatique qui meurt en tuant, et il ne s’arrêtera pas si nous ne bouleversons pas révolutionnairement les rapports sociaux existants.
[Cette deuxième thèse sur le « capitalisme » aborde en fait plusieurs questions, de manière un peu dispersée. Mais surtout, elle souffre de la démarche de la précédente qui ne met pas l’antagonisme entre les classes au coeur du document et de la méthode. Il en résulte des concessions à l’idéologie gauchiste et à certaines de ses positions politiques, en particulier vis-à-vis du féminisme.
1) la sous-estimation du principe de la lutte des classes
Son premier paragraphe mentionne que le capitalisme « est le dernier mode des sociétés de classes ». Mais en soi, cela ne suffit pas, d’autant qu’il semble surtout chercher à se « distinguer » des idéologies gauchistes, donc bourgeoises et contre-révolutionnaires, en particulier sur le féminisme et l’« intersectionnalité ». Affirmer le principe de « la lutte des classes moteur de l’histoire » – malheureusement ignoré, du moins sous-estimé, répétons-le – aurait suffi à rejeter tout caractère prolétarien aux « luttes partielles » et autres « mouvements sociaux » liés à la théorie gauchiste et contre-révolutionnaire de l’inter-sectionnalité. Il en résulte une approche qui tend à accepter le terrain et le cadre gauchistes sur ces questions au lieu d’imposer le terrain de la lutte des classes et du prolétariat seule classe révolutionnaire. Cette approche conciliatrice vis-à-vis du terrain gauchiste se retrouve dans le troisième paragraphe qui, de nouveau, se focalise sur « la structure patriarcale » du capitalisme.
2) l’ignorance de la méthode historique
L’absence de référence et de cadre historique pour le développement de ces thèses, l’absence de méthode historique pourtant propre au « matérialisme historique », ouvre la porte au terrain et même en partie à la pénétration des positions du gauchisme : patriarcat et racisme seraient « structurels » au capitalisme.
Or, le matérialisme historique explique comment il détruit précisément les fondements de la famille et du patriarcat. « Dans les classes opprimées, c’est-à-dire, de nos jours, dans le prolétariat, (…) tous les fondements de la monogamie classique sont sapés. Il ne s’y trouve aucune propriété, pour la conservation et de la transmission de laquelle furent précisément instituées la monogamie et la suprématie de l’homme ; il y manque donc tout stimulant pour faire valoir la suprématie masculine. » [4] Les restes de patriarcat, et surtout le sexisme et autres discriminations à l’égard des femmes ou encore de l’homosexualité sont « autant une séquelle réactionnaire du passé mort, que l’est le droit divin sur le trône. » Ils se perpétuent parce qu’ils sont devenus « de puissants outils au service d’intérêts hostiles à ceux du peuple » comme le souligne Rosa Luxemburg [5]. Ce n’est donc pas un hasard s’ils sont largement entretenus par l’idéologie bourgeoise, en particulier sur les fractions les plus arrièrées du prolétariat, comme on vient encore de le voir avec la campagne électorale de Trump aux États-Unis. En l’absence de mouvement prolétarien significatif, ces « séquelles réactionnaires » s’exacerbent jusqu’à devenir pur sexisme, machisme, mépris et même violence sur et contre les femmes, y compris parmi les couches et individus les plus arriérées de la classe ouvrière ; et surtout jusqu’à imposer les oppositions a-classistes racisme-antiracisme, féminisme-patriarcat, qui ne peuvent que détourner et s’attaquer à l’unité du prolétariat par et dans ses luttes.
Il en va de même pour le racisme, présenté lui-aussi comme « structurel » au capitalisme. Or, le capital lui-même rend chaque prolétaire semblable à l’autre jusqu’à nier sa singularité, y compris de couleur de peau, ou de genre, d’origine, dans le processus de production et tant que travailleur salarié, de prolétaire. Et quid de l’anti-racisme ? La bourgeoisie peut très bien utiliser et favoriser les sentiments racistes comme anti-racistes en fonction du et contre le développement de la lutte prolétarienne. C’est ce qu’un document programmatique communiste doit affirmer. C’est ce que nous enseignent à la fois le principe de la lutte des classes et la méthode du matérialisme historique.
Pour le reste de cette thèse, son deuxième paragraphe explicite assez clairement le développement de l’impérialisme et se prononce, semble-t-il, sur le caractère bourgeois et contre-révolutionnaire des luttes de libération nationale et de la guerre impérialiste. Sur cette question des luttes de libération nationale, nous sommes donc aujourd’hui du même côté de la barricade que Barbaria si sa position est bien celle qui tend à émerger de la rédaction, à savoir que ces luttes de libération nationale sont aujourd’hui contre-révolutionnaires. Néanmoins, et de nouveau, l’absence de méthode historique et l’absence de précision sur le sujet, nous fait craindre que le partage de la même position de classe ne se fasse pas avec la même compréhension et la même approche militante. En effet, il fut un temps où le prolétariat pouvait, à certaines conditions, soutenir des luttes de libération nationale et où les guerres n’étaient pas impérialistes, déterminant ainsi des positions prolétariennes différentes de celles d’aujourd’hui. Nous ne sommes pas sûrs que Barbaria partage cette position.
Par contre : que signifie « épuisement de la valeur » ?]
3. Communisme
Ce futur mode de production, le communisme, n’a absolument rien à voir avec l’Union « soviétique », la Chine maoïste ou l’État cubain de Castro et Guevara. Ce que la contre-révolution a présenté comme communisme est directement la négation du programme révolutionnaire qui s’est initialement développé avec la Ligue des communistes et l’AIT en partant de la lutte du prolétariat, puis en tenant compte de l’illustre expérience historique de la Commune de Paris. C’est ce programme qui a été théoriquement synthétisé par Marx et Engels. Le fait que la contre-révolution ait emprunté les habits de la révolution et qu’elle ait inversé, un à un, les termes du communisme est bien ce qui est arrivé de pire à notre mouvement révolutionnaire. Nous nous revendiquons donc des camarades qui se sont affrontés physiquement et théoriquement, programme en main, à l’opportunisme de la IIe et de la IIIe Internationale et à la contre-révolution stalinienne, et qui ont tiré, à travers leur « minuit dans le siècle », les leçons indispensables pour le prochain assaut révolutionnaire de notre classe : nous faisons surtout référence à la gauche communiste italienne, mais aussi aux contributions antérieures des bolcheviks et de Lénine, de Rosa Luxemburg et de la gauche germano-hollandaise, ainsi qu’aux positions des internationalistes qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, ont rompu avec la IVe Internationale, tels que G. Munis, qui fondera plus tard le FOR, Agis Stinas ou Ngo Van.
[Il y a deux positions politiques très importantes, devenues de principe, qui sont avancées ici et que nous partageons : le caractère capitaliste des soi-disant pays socialistes, de l’URSS à Cuba en passant par la Chine ; et la revendication du combat des fractions de gauche au sein des 2e et 3e Internationales. Cette dernière est fondamentale pour pouvoir fonder les bases programmatiques du programme communiste et pour qu’un groupe révolutionnaire puisse participer à son élaboration tout comme au combat pour le parti et pour la « direction » politique des combats de classe.
Au risque d’apparaître trop pointilleux, nous regrettons la revendication des camarades – « nous nous revendiquons des camarades… » –, c’est-à-dire des individus – aussi respectables et admirables soient-ils – en lieu et place de la revendication – réduite à « référence » dans la thèse – des courants politiques que furent les fractions de gauche. Cette critique renvoie à l’observation que nous avons faite au premier paragraphe de la première thèse. Le point de départ de toute démarche matérialiste – marxiste – et communiste ne peut pas être les individus, pas même les individus révolutionnaires, c’est-à-dire même quand ils sont des militants organisés. Le point de départ ne peut être que les classes et leur expressions politiques ; le prolétariat et ses minorités révolutionnaires, courants, groupes et partis.
« Partir de l’unité-individu pour en tirer des déductions sociales et échafauder des plans de société, ou même pour nier la société, c’est partir d’un présupposé irréel… » [6]
Voilà pourquoi pour notre part, nous nous « revendiquons des combats » de la Ligue des communistes, de la 1e Internationale, de la 2e internationale, de la 3e et de tous les courants et fractions de gauche qui ont assumé la continuité historique du programme communiste en luttant contre l’opportunisme en leur sein. Revendiquer les combats ? C’est-à-dire « revendiquer » non pas les prises de position en soi, mais au moment et dans les circonstances où elles furent prises ; c’est-à-dire se situer du même côté que la Gauche marxiste sur les différentes barricades ou combats successifs aux plans politique, théorique, organisationnel, etc., auxquels elle a participé. Et, dans ce sens, nous pouvons aussi nous « référer » aux militants les plus éminents, à commencer par Marx et Engels bien sûr pour asseoir notre revendication historique et nos arguments.]
Le communisme est une société sans argent, sans marchandises et sans propriété privée, et donc sans classes sociales, sans famille et sans État. La seule façon d’abolir ces catégories est de constituer une communauté mondiale dans laquelle toutes les frontières soient détruites, la production soit planifiée en fonction des besoins humains sur la base des différentes capacités de ses membres, et le produit du travail soit distribué en fonction des besoins de chacun. Face au capitalisme, qui est basé sur la production pour la production, son but étant d’accroître constamment la valeur, le communisme est anti-productiviste, parce qu’il vise à satisfaire les besoins humains des générations présentes et futures. La transition vers le communisme impliquera un processus de réduction et de transformation de la production, ainsi que l’élimination du gaspillage permanent imposé par la forme de consommation de ce système, dont l’un des éléments centraux est la séparation entre la ville et la campagne.
[Nous partageons la conception indéniablement communiste du communisme qui est faite ici et qui renvoie à des questions de principe de classe.]
Le communisme n’est pas seulement souhaitable et possible, il est plus que jamais d’actualité. La cause même de la crise sociale et écologique que nous vivons de plus en plus, l’épuisement de la valeur, est l’aveu que le développement humain n’admet plus l’existence de la propriété privée et de ses conséquences logiques (marchandise, argent, travail salarié, classes sociales, famille, État). Il y a de moins en moins de travail, nous sommes entourés d’argent sans valeur, la classe capitaliste devient de plus en plus impersonnelle, la famille est en crise permanente, l’État voit sa souveraineté contestée à la fois par les forces nationalistes en son sein et par la force du capital international. Le capitalisme lui-même remet en cause ses propres catégories. Aucun mode de production ne naît du néant, il se construit sur les contradictions du précédent. Si le communisme est possible depuis un siècle, aujourd’hui, il est à l’ordre du jour de façon criante et urgente à la fois.
[Nous pensons que c’est une erreur de considérer que les forces nationalistes, dites « d’extrême-droite » nous imaginons, tout comme le capital international pourraient « contester » la souveraineté des États. L’impérialisme peut réduire la souveraineté des États capitalistes les plus faibles au profit des plus forts. Mais l’extrême-droite, y compris du type des libertariens américains et autres, participent au renforcement de l’État tout comme le capital international, c’est-à-dire le capital toujours en concurrence, qui a besoin plus que jamais de l’État national pour défendre ses intérêts : n’est-ce pas le cas de pays comme la Chine ou la Russie ? Et encore plus, des pays occidentaux de « libre marché », à commencer par les États-Unis et le rôle de l’État dans les politiques économiques, les bidenomics par exemple, ou encore vis-à-vis de capitalistes comme Elon Musk qui n’ont pu se développer que grâce au soutien de l’État et les commandes publiques.
Présenter les forces de droite « nationalistes » comme contestant l’État présente le risque de se tromper quant aux enjeux politiques à venir et en particulier sur la signification de leur venue au pouvoir quand elle a lieu.]
4. Révolution mondiale et dictature du prolétariat
Il est impossible de transformer les rapports existants de l’intérieur de l’État bourgeois, moyennant un patient travail législatif élargissant les espaces de pouvoir des travailleurs dans ce système. Il est également impossible de les transformer parallèlement à l’État, par un lent travail social de construction de coopératives, d’écovillages, de squats et de choses dans le même genre : l’autogestion est un piège qui nous fait intérioriser l’exploitation capitaliste avec l’idée que s’il n’y a pas de patron, il n’y a pas d’exploitation. La seule façon de mettre fin au capitalisme est une insurrection violente dans laquelle le prolétariat établit ses propres organes de pouvoir — assemblées de classe et Internationale communiste — prend les armes et détruit l’État bourgeois pour imposer sa dictature de classe.
[Nous partageons la position de classe sur le parlementarisme aujourd’hui. Mais, et de nouveau, outre que son caractère de « frontière » de classe n’est pas explicite (comme pour l’autogestion), elle est affichée sans référence historique.
Les positions sur l’insurrection prolétarienne et sur la « dictature de classe », c’est-à-dire de la « dictature du prolétariat », sont fondamentales, même si la présentation des « organes de pouvoir » manque de précision : pourquoi ne pas explicitement parler des conseils ouvriers comme organe de l’insurrection et de pouvoir ?
Par contre, l’Internationale communiste en tant qu’« organe de pouvoir » renvoie à un débat au sein du camp prolétarien, en particulier sur la question du rôle du parti dans l’exercice du pouvoir. Quelle que soit la position adoptée, le parti peut-il ou doit-il exercer le pouvoir ou non, comment imaginer que l’Internationale, ou le parti international, soit un « organe de pouvoir », assume le pouvoir, en tant qu’Internationale tant que la dictature de classe ne s’est pas étendue à l’ensemble de la planète ? Mais cette question mériterait, et mérite aujourd’hui – exige ? –, un débat approfondi que nous avons entamé au sein du GIGC, sans pouvoir le mener à terme à ce jour, et qui devrait être assumé par le camp prolétarien comme un tout.]
Le capitalisme est par nature international. Tant que la révolution ne s’étend pas à l’échelle mondiale, il est impossible de supprimer la valeur sur un territoire : il n’y a pas de socialisme dans un seul pays. Il est donc impossible de mettre fin à l’existence des classes sociales et c’est pourquoi une dictature de classe est nécessaire. Sur le territoire insurgé, cette dictature doit s’imposer autoritairement contre la réaction bourgeoise et contre le développement des rapports marchands, en commençant dès le premier jour par la réduction et la répartition maximales du temps de travail, la gratuité des moyens de subsistance fondamentaux, le désinvestissement dans la production des moyens de production et leur réorientation vers la consommation. A l’extérieur, comme seule garantie contre la dégénérescence du processus de transformation, l’Internationale doit par tous les moyens pousser à l’extension de la révolution mondiale et à l’extension de la dictature de classe sans frontières jusqu’à ce qu’elle recouvre le globe dans sa totalité. A cette fin, l’Internationale ne peut être une fédération de partis nationaux, mais un seul parti mondial avec un seul programme auquel sont subordonnées ses différentes sections, surtout celles où l’insurrection prolétarienne a été victorieuse. Ce n’est qu’alors, la révolution ayant triomphé internationalement, qu’il sera possible de mettre fin à la loi de la valeur et, par conséquent, aux classes sociales. Ainsi, l’État, l’organe né pour gérer une société fracturée en classes, sera relégué dans les poubelles de l’histoire.
[De nouveau ici, la vision du communisme et de la période de transition est clairement exposée. En particulier des objectifs que la dictature de classe doit se fixer. Dans l’ordre des priorités selon nous : 1) dictature de classe contre la bourgeoisie ; 2) l’extension de la révolution ; 3) l’amélioration maximum des conditions de vie et de travail du prolétariat – qui reste encore classe exploitée tant que le mode de production n’a pas disparu à l’échelle mondiale ; 4) planification de la production dans le sens de cette amélioration des conditions prolétariennes tout en sachant que le prolétariat au pouvoir se confrontera à la guerre civile et à la contre-révolution armée. Nous savons, surtout depuis l’expérience russe, que l’exercice de la dictature du prolétariat dans des pays ou groupes de pays plus ou moins isolés sera confrontée à une contradiction entre les nécessités de l’extension de la révolution et de la guerre civile que la bourgeoisie imposera et la défense des conditions de vie et de travail du prolétariat, c’est-à-dire entre produire pour la consommation ouvrière dans une situation de pénurie et de guerre, voire de destructions massives, d’un côté et, de l’autre, la défense du pouvoir prolétarien et de l’État de la dictature de classe.
Nous partageons la position sur l’Internationale comme ne pouvant se constituer sur la base d’une fédération de différents partis nationaux, mais sur celle d’un seul parti mondial avec un seul programme.]
5. Programme minimum et programme maximum
Le communisme est le minimum que nous devons réaliser : depuis le premier assaut mondial du prolétariat qui a commencé en 1917, précédé par les révolutions de 1848 et 1871, la révolution communiste est matériellement possible partout dans le monde. Toute revendication démocratique bourgeoise ou réformiste va donc à l’encontre de la révolution, car elle ne servirait qu’à rétablir un système qui devrait déjà être enterré. Par conséquent, les révolutionnaires ne peuvent pas reprendre ces revendications dans leur programme minimum, s’ils ne veulent pas que celui-ci finisse par aller à l’encontre de leur programme maximum : la lutte pour le communisme.
[Nous partageons ces positions – programme maximum, revendication bourgeoise ou réformiste contre la révolution – aujourd’hui. Ce faisant, nous nous retrouvons du même côté de la barricade sur ces questions aujourd’hui. C’est-à-dire pour l’époque de l’impérialisme ou décadence du capitalisme, et cela à grands traits depuis la 1e Guerre mondiale de 1914. Mais la manière a-historique avec laquelle elles sont avancées revient à une vision de type « anarchisant » et non marxiste, contraire au matérialisme historique. En effet, en mettant sur le même plan la vague révolutionnaire de 1848 en Europe et la vague révolutionnaire initiée par la Révolution russe en 1917, Barbaria semble rejeter les positions politiques prises par la Ligue des communistes et Marx : en 1848, le prolétariat pouvait et devait participer, tout en restant autonome, aux revendications « démocratiques bourgeoises » afin de favoriser, non en soi l’établissement de tel ou tel capital national, mais l’émergence du prolétariat lui-même et le développement de la lutte des classes. Les positions de Marx et Engels sur l’Irlande ou encore la Pologne à leur époque sont très claires là-dessus.
Du coup, cette démarche abstraite, a-historique, affaiblit non seulement l’argumentation en soi, mais surtout la capacité future de Barbaria à s’inscrire et s’orienter dans la lutte des classes, en tant qu’avant-garde, d’un point de vue, non pas éthique ou moral, mais en fonction de la réalité mouvante du rapport de forces entre les classes.]
C’est pourquoi nous nous opposons au soutien de tout mouvement de « libération » nationale qui, par définition, promeut la constitution d’un nouvel État bourgeois et fonde sa lutte non pas sur la confrontation entre classes, mais entre races et nations, divisant le prolétariat, le poussant à défendre les intérêts de « sa » bourgeoisie dans la lutte impérialiste et confondant l’internationalisme avec la « solidarité entre les peuples », c’est-à-dire avec le soutien depuis l’étranger à cette bourgeoisie.
[Même constat et critique : nous partageons la position en soi, nous sommes du même côté de cette barricade aujourd’hui. Mais cette position est une position à valeur « historique », non éternelle.]
La défense de la démocratie, en tant que forme d’organisation la plus caractéristique de l’État capitaliste, implique toujours le renforcement de ce même État et va toujours à l’encontre des intérêts du prolétariat : que cette défense se fasse directement, en promouvant la participation parlementaire ou des changements législatifs, ou indirectement comme un « moindre mal » face à une dictature militaire ou fasciste. Historiquement, l’antifascisme a été une profonde défaite pour le prolétariat. Il impliquait son union avec la bourgeoisie libérale — pour la défense de l’État que cette dernière avait elle-même laissé aux mains du fascisme —, l’abandon de l’internationalisme et son utilisation comme chair à canon dans une nouvelle guerre impérialiste.
[Nous sommes du même côté de cette barricade là, celle de l’anti-fascisme comme arme de la contre-révolution]
Syndicalisme n’est pas synonyme de lutte du prolétariat sur le lieu de travail : il consiste en une spécialisation de l’activité militante dans les revendications ouvrières, conduisant certains travailleurs à former des organes permanents qui finissent par s’autonomiser du reste et se constituer, avec plus ou moins de succès, en organes de négociation — c’est-à-dire de médiation avec le capital. Que ce soit à travers les syndicats ou d’autres formules plus horizontales, le syndicalisme a toujours impliqué une tendance à séparer les intérêts immédiats des travailleurs de leurs intérêts historiques. Le syndicat est la forme qui consolide cette séparation : puisque sa fonction consiste à négocier la valeur de la force de travail avec le capital, il n’aura jamais intérêt à lutter contre le salariat, auquel il doit son existence. Si les syndicats sont contre la révolution, ce n’est pas à cause des directions syndicales, mais à cause de l’activité syndicale en soi qui les reproduit sans cesse.
[Sans doute sommes-nous aussi du même côté de la barricade quant aux syndicats comme organes non prolétariens et contre-révolutionnaires… aujourd’hui. Mais, la critique du syndicalisme par les thèses est une nouvelle fois a-historique. Leur fonction contre-révolutionnaire serait liée à leur « autonomisation » et à leur fonction de négociateur de la force de travail, de médiateur… entre travail et capital, c’est-à-dire entre les classes. Le syndicat et même le syndicalisme auraient été dès leur naissance, au 19e siècle, « antinomiques » avec la lutte prolétarienne.
Cette compréhension du syndicat diffère complètement de celle que Marx et l’ensemble du mouvement ouvrier avaient en son temps : « les syndicats sont les écoles du socialisme. Dans les syndicats, les ouvriers deviennent socialistes parce qu’ils y voient chaque jour, de leurs propres yeux, la lutte contre le capital. » [7] Ici, les syndicats étaient considérés comme des organisations de combat du prolétariat contre le capital. Contrairement à la thèse de Barbaria, Marx met en évidence le lien, et non la séparation, que le syndicat permettait d’établir entre intérêts immédiats et historiques ; ou, si l’on préfère, entre les dimensions économiques et politiques de la lutte prolétarienne. Derrière cette question, il y a une divergence importante sur la compréhension de la lutte des classes et de la lutte prolétarienne en particulier.
« Il n’existe pas deux espèces de luttes distinctes de la classe ouvrière, l’une de caractère politique, et l’autre de caractère économique, il n’y a qu’une seule lutte de classe, visant à la fois à limiter les effets de l’exploitation capitaliste et à supprimer cette exploitation en même temps que la société bourgeoise. » [8]
Les deux dimensions, économiques et politiques, sont partie intégrante de la lutte révolutionnaire du prolétariat et elle se « nourrissent » l’une l’autre. C’était déjà vrai avec la lutte syndicale au 19e siècle comme ça l’est encore, beaucoup plus, aujourd’hui. La compréhension et la position sur cette question, tout comme celle sur les syndicats « médiateurs », c’est-à-dire médiateur entre les classes, ont donc des implications politiques importantes pour l’intervention des révolutionnaires dans les luttes ouvrières. [9]
Aujourd’hui, les syndicats ne sont plus des organisations unitaires du prolétariat. Les conditions de la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat ont elles-aussi connues un développement et des changements au cours de l’histoire. Dans les conditions de lutte prévalant au 19e siècle, ils furent de véritable organes de défense et de lutte de la classe ouvrière. Le développement et l’affirmation du capitaliste d’État, en particulier en vue et pour les besoins de la guerre impérialiste généralisée, ont étouffé, progressivement avant la Première guerre mondiale, puis brutalement durant la guerre elle-même, toute possibilité de vie et lutte permanente du prolétariat et de ses organisations de masse. Le phénomène de la grève de masse fut la réponse prolétarienne à l’impasse et impuissance croissantes des luttes syndicales par corporation. Puis à leur intégration progressive à l’appareil d’État à partir et pour les besoins de la 1er Guerre impérialiste mondiale. La grève de masse, son phénomène, sa dynamique ou procès, s’impose d’autant plus aujourd’hui, en 2024 et dans la situation de crise et de marche à la guerre généralisée, que toute grève ou lutte ouvrière se voulant a minima « efficace », c’est-à-dire cherchant l’élargissement et l’extension pour imposer un rapport de force le plus favorable possible à la bourgeoisie, est de suite interdite, réprimée…
Cette divergence entre « syndicats médiateurs » et « syndicats organes politiques de l’État » a des implications concrètes tant dans la compréhension des luttes ouvrières, de leur dynamique propre, et des actions que mènent les syndicats, voire auxquelles ils appellent, que dans le rapport entre dimensions économiques et politiques de la lutte ; par exemple dans l’intervention et la position à avoir vis-à-vis des revendications économiques et politiques. En effet, loin d’adopter une attitude indifférentiste vis-à-vis des revendications économiques, les révolutionnaires ont le devoir de mener le combat, contre les forces syndicales, pour la mise en avant des revendications les plus unitaires possibles, qui puissent intéresser le maximum de prolétaires et de lieux de production, afin d’élargir et généraliser leur lutte ; et ainsi imposer un rapport de force le plus favorable possible à la bourgeoisie. Le choix des revendications économiques doit être un moment de l’extension et de l’unification des luttes et non de leur division. En ce sens, le combat pour établir des revendications le plus unitaires possibles, selon les moments et les lieux, devient un combat politique contre les forces bourgeoises en milieu ouvrier et plus largement contre l’État.
« L’élément économique et l’élement politique y [dans la grève de masse] sont indissolublement liés. (…) Lorsque la lutte politique s’étend, se clarifie et s’intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparaît pas mais elle s’étend, s’organise, et s’intensifie parallèlement. Il y a interaction complète entre les deux. » [10]
Il en résulte qu’aujourd’hui la fonction des syndicats n’est pas de « négocier » plus ou moins bien, en tant que supposés médiateurs, la valeur de la force de travail. Mais au contraire de participer à l’abaissement permanent de celle-ci par le capital, tout en veillant à garder un minimum de crédibilité et d’efficacité politiques – et idéologiques – afin de pouvoir continuer à encadrer le prolétariat et, au besoin, saboter ses luttes et prévenir toute dynamique de grève de masse. Les syndicats doivent donc être compris et dénoncés comme organes politiques à part entière de l’État capitaliste.]
Notes:
[3] . « La méthode dialectique s’oppose à la méthode métaphysique. Celle-ci, héritage tenace d’une formulation erronée de la pensée, dérivée de conceptions religieuses fondées sur la révélation dogmatique, présente les concepts des choses comme immuables, absolus, éternels et réductibles à certains principes premiers, sans rapport les uns avec les autres et dotés d’une sorte de vie autonome. Pour la méthode dialectique, toutes les choses sont en mouvement, et non seulement cela, mais dans leur mouvement elles s’influencent les unes les autres, de sorte que même leurs concepts, c’est-à-dire les reflets des choses elles-mêmes dans notre néant, sont liés et en relation les uns avec les autres. La métaphysique procède par antinomies, c’est-à-dire par des termes absolus opposés les uns aux autres. Ces termes opposés ne peuvent jamais se mélanger ou s’atteindre, et rien de nouveau ne peut naître de leur connexion, si ce n’est la simple affirmation de la présence de l’un et de l’absence de l’autre, et vice-versa. » (Sul metodo dialettico, Prometeo, Serie II, n°1,1950)
[4] . Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884, Éditions Sociales.
[5] . Rosa Luxemburg, Suffrage féminin et lutte de classes, 1912.
[6] . Le principe démocratique, Rassegna Comunista, année II, n 18, 28 février 1922.
[7] . Interview de Marx de 1869 au Volkstaat reproduit par La Révolution prolétarienne #26 de 1926.
[8] . Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat, Maspero, souligné par Luxemburg.
[9] . cf. notre débat avec la TCI à propos des grèves en Grande-Bretagne de l’été 2002 in Révolution ou guerre #24 (http://igcl.org/Suite-de-la-correspondance-avec-B)
[10] . Rosa Luxemburg, idem.
Débat sur la théorie de la crise du capitalisme : Commentaires à propos d’un article du BIPR (Fraction Interne du CCI, 2004)
Nous publions ici un article de la Fraction interne du CCI (FICCI) datant de 2004. Il fut publié dans son bulletin 26. L’objectif politique de cette republication est de divers ordres. En premier, nous continuons notre effort de réappropriation et de réflexion sur la théorie des crises et les débats qu’elle a occasionnés, que nous avons entamé dans le précédent numéro en reproduisant le texte d’Anton Pannekoek sur La théorie de l’effondrement du capitalisme
Cet article a aussi le mérite de présenter non seulement le débat entre Pannekoek et Paul Mattick, qui se déroula dans le milieu conseilliste des années 1930 sur la crise elle-même, mais aussi les enjeux politiques qui se trouvaient derrière : ou comment la vision catastrophique ou fataliste de la crise est lié au conseillisme, cette forme moderne de l’opportunisme d’ordre économiste que Lénine combattit au début du 20e siècle ; comment la vision, portée par Mattick, selon laquelle la catastrophe de la crise elle-même et ses répercussions sur les conditions de vie du prolétariat mènerait mécaniquement celui-ci à la lutte révolutionnaire. Il en résulte une sous-estimation à la fois du rôle et de la dimension, ou ampleur, de la conscience de classe – et donc du parti politique prolétarien.
Le texte se fût arrêter là que les raisons pour sa republication aujourd’hui eussent été largement réunies. Mais en prime, cerise sur le gâteau, le texte de la FICCI revient aussi sur la théorie de la décomposition du CCI. Il montre clairement qu’il s’agit d’une version moderne de la théorie opportunisme de l’effondrement automatique du capitalisme. Certes, la critique que fait la FICCI reste dans le cadre programmatique du CCI d’origine – en particulier de sa plateforme des années 1970 – et donc aussi de la position de Rosa Luxemburg exposée dans son livre L’accumulation du capital. Il ne pouvait en aller autrement puisqu’elle se définissait et intervenait comme « fraction interne » de cette organisation. Sur ce plan, le texte montre bien le saut « qualitatif » qui s’est opéré entre le cadre de la décadence défini par le CCI dans les années 1970 et l’adoption de la théorie de la Décomposition et, surtout, la substitution de fait de la première par la seconde. Que l’analyse de la décadence du CCI d’origine eût des faiblesses conseillistes ne fait guère de doute. Mais le passage à la décomposition marqua bel et bien l’ouverture d’un processus de remise en cause des positions historiques de cette organisation.
Aujourd’hui, commencent à apparaître d’autres critiques de la théorie de la décomposition du CCI, telle par exemple les Contre-thèses sur la décomposition apparues sur le site « opposition-communiste.org », ou encore sur celui de la revue conseilliste Controverses. Pour celle-ci, on peut regretter que ce soit tardif dans la mesure où les – ou le principal – rédacteurs ne pouvaient pas ne pas connaître le combat de la FICCI à l’époque puisqu’ils étaient encore membre du CCI et défendaient alors sa position contre la fraction.
Or précisément, l’intérêt de cette dernière partie du texte de la FICCI est d’argumenter, de démontrer, voire de « démonter », comment la théorie de la décomposition est typiquement liée au conseillisme et ses implications politiques d’ordre conseilliste qu’elle implique. Pour nous aujourd’hui, la théorie de la décomposition fut à la fois produit du conseillisme congénital du CCI – qu’il ne put jamais réellement dépassé malgré ses efforts à la fin des années 1970 et au début des années 1980 – et un facteur d’accélération de cette dérive opportuniste d’ordre conseilliste. Nous renvoyons les lecteurs à notre critique de la plateforme du CCI et à notre propre plateforme.
Les notes de bas de pages sont de la FICCI. Dans le cas contraire, elles sont entre crochets et 2024 est indiqué. Nous avons gardé la traduction directe de l’époque effectuée par la FICCI pour les citations.
Effondrement automatique du capitalisme ou révolution prolétarienne (Fraction interne du CCI, 2004)
« La valeur du terme de décadence réside dans l’identification des facteurs qui, dans le procès d’accumulation du capital, dans la détermination des crises cycliques, comme pour toutes autres formes d’expression des contradictions économiques et sociales de la société capitaliste, rend tous ces phénomènes plus aigus, moins administrables, jusqu’à mettre toujours plus en difficulté les mécanismes même qui président au processus de valorisation et d’accumulation du capital (…). La recherche sur la décadence conduit soit à identifier les mécanismes qui président au ralentissement du processus de valorisation du capital avec toutes les conséquences que cela comporte, soit à demeurer dans une fausse perspective, vainement prophétique, ou, pire encore, téléologique et privée d’une quelconque vérification objective. »
Nous voulons saluer et souligner l’importance de la publication de cet article car, avec lui, s’ouvre le possibilité d’une discussion sérieuse et profonde des accords et des divergences sur cette question qui, face à la perspective ouverte le 11 septembre 2001, est plus actuelle que jamais et qui exige la plus grande clarification possible de la part des révolutionnaires [1]. La meilleure manière de le faire est en exprimant nos réflexions et commentaires critiques et en appelant en même temps les groupes et éléments du camp prolétarien à ce qu’ils participent aussi à ce débat nécessaire [2].
Dans la mesure où divers aspects sont traités, nous commencerons par revenir ici seulement sur la première préoccupation exprimée par le BIPR dans son texte par rapport à une confusion qui a existé dans le camp prolétarien entre la notion de « décadence » et celle « d’effondrement économique » du capitalisme. Donnons la parole au BIPR (nous soulignons) :
« Le terme de décadence relatif à la forme des rapports de production et à la société bourgeoise présente des aspects d’une certaine valeur mais aussi des ambiguïtés. L’ambiguïté réside dans le fait que l’idée de décadence ou de progressif déclin de la forme productive capitaliste provient d’une sorte de processus inéluctable d’auto-destruction dépendant essentiellement de son être lui-même. Cela peut se comparer aux effets d’autodestruction que dégagent les neutrons en s’écrasant contre les atomes après leur trajectoire imposée ; malgré des forces contradictoires, ils se rapprochent progressivement jusqu’à leur destruction réciproque. L’approche atomique va de pair avec la position téléologique de la disparition et de la destruction de la forme économique capitaliste qui serait un événement historiquement daté, économiquement inéluctable et socialement prédéterminé. Outre une approche infantile et idéaliste, cela finit par avoir des répercussions négatives sur le plan politique, générant l’hypothèse que pour voir la mort du capitalisme, il suffit de s’asseoir sur la berge, ou, au mieux, d’intervenir dans une situation de crise, et seulement celle-ci, les instruments subjectifs de la lutte de classe sont perçus comme le dernier coup de pouce d’un processus irréversible. Rien n’est plus faux. L’aspect contradictoire de la forme capitaliste, les crises économiques qui en dérivent, le renouvellement du processus d’accumulation qui est momentanément interrompu par les crises mais qui reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires, ne mettent pas automatiquement en cause sa disparition. Ou bien c’est le facteur subjectif qui intervient, dont la lutte de classe est l’axe matériel et historique, et les crises la prémisse économique déterminante, ou bien, le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions, sans pour cela créer les conditions de sa propre destruction. [3] »
Effectivement ! L’idée qu’avec l’entrée dans sa phase de décadence, le capitalisme pourrait s’auto-détruire, s’effondrer par lui-même, sous le poids de ses contradictions purement économiques, en marge de la lutte des classes, a dû être combattue de manière constante tout au long de l’histoire dans le camp marxiste. Nous avons déjà abordé cette question, en passant, dans différentes parties de notre série sur la décadence. Rappelons ici, par exemple, comment Rosa Luxemburg avait déjà dû avertir contre cette interprétation possible de sa théorie :
« Par ce processus, le capital prépare doublement son propre effondrement : d’une part en s’étendant aux dépens des formes de production non capitalistes, il fait avancer le moment où l’humanité tout entière ne se composera plus effectivement que de capitalistes et de prolétaires rendant ainsi impossible toute nouvelle expansion, et donc toute accumulation. D’autre part, dans la mesure où cette tendance s’impose, elle exaspère les antagonismes de classe et l’anarchie économique et politique internationale à tel point que, bien avant que l’évolution économique ait abouti à ses dernières conséquences, à savoir la domination absolue et exclusive de la production capitaliste, surviendra la rébellion du prolétariat international qui en finira nécessairement avec le régime capitaliste. » (Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital, Critique des critiques [4])
« Rosa Luxemburg pousse son raisonnement théorique jusqu’aux limites où toute accumulation serait « impossible ». Juste après, comme pour prévenir déjà des fausses conclusions, elle précise que « bien avant surviendra la rébellion du prolétariat international. » Ce point limite est seulement un recours théorique, une espèce de « point de mire à l’horizon » inaccessible, dont l’unique sens est de souligner la limite historique du capitalisme. Cela était d’autant plus nécessaire qu’à ce moment-là il fallait combattre la dangereuse théorie du « développement illimité et pacifique » du capitalisme. C’est seulement par la suite, dans d’autres circonstances historiques, celles de la contre-révolution stalinienne, et face à un autre combat politique, celui de la lutte contre la théorie de la « stabilisation » du capitalisme, que s’est développée la théorie de la « chute » du capitalisme, attribuée à tort parfois à Rosa Luxemburg, théorie selon laquelle le capitalisme pourrait s’écrouler, s’effondrer en atteignant un point de la contradiction « économique », sans médiation de la lutte des classes, ce que Rosa Luxemburg rejette explicitement. » (Guerre impérialiste ou révolution prolétarienne, Bulletin n°19 de notre fraction, juin 2003)
La « théorie de l’effondrement du système capitaliste » de Grossmann
Mais c’est sûrement, à partir de la seconde moitié des années 1920 et avec notamment l’œuvre d’Henryk Grossmann, La loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste, qu’a surgi la source principale de confusion entre la notion de « décadence » et celle « d’effondrement économique » du capitalisme.
Grossmann essayait de combattre les théories qui défendaient la possibilité que le capitalisme puisse atteindre une situation d’équilibre, de développement pacifique, illimité et sans crise. Cependant, en faisant cela, il a érigé une théorie particulière qui, malgré son affirmation d’être la première à « reconstruire la méthode et à clarifier le système théorique de Marx », contenait en réalité de profondes déviations tant de la méthode matérialiste-historique que de la théorie sur l’accumulation capitaliste formulée par Marx :
premièrement en rejetant les développements théoriques antérieurs du camp révolutionnaire par rapport aux limites historiques du capitalisme et à la décadence (particulièrement la théorie de Rosa Luxemburg mais pas seulement) comme de simples interprétations « erronées » de Marx sans essayer de comprendre auparavant leur signification historique, le combat de classe spécifique qu’ils exprimaient, ni la vérité historique relative à une période déterminée qu’ils contenaient ;
deuxièmement, en déduisant de manière spéculative sa théorie, non du développement historique réel mais d’une nouvelle interprétation des fameux « schémas de la reproduction » de Marx pour ensuite prendre quelques événements réels comme « preuve » de cette théorie. En effet, Grossmann reprend les schémas élaborés par Otto Bauer pour réfuter Rosa Luxemburg et il les continue arithmétiquement durant plusieurs décennies en montrant même qu’à partir de ces schémas on arrive finalement à une paralysie, à un « effondrement » de l’accumulation capitaliste. Avec cette « vérification », Grossmann aurait tout aussi bien pu arriver simplement à la même conclusion que R. Luxemburg : à savoir que le problème du devenir historique du capitalisme ne se résout pas au moyen de l’élaboration d’un quelconque schéma. Au lieu de cela, Grossmann se lance dans l’élaboration de toute une théorie de « l’effondrement du capitalisme » provoqué par un « manque de valorisation par rapport à la sur-accumulation », par une « diminution de la masse de plus-value », ce qui est une pure déduction du schéma qu’il a élaboré. Mais ainsi, il a déplacé le problème crucial de l’économie politique que Marx avait réussi à expliquer de manière critique, c’est-à-dire la baisse tendancielle du taux de profit comme produit de la contradiction fondamentale entre la tendance au développement illimité des forces productives et les rapports de production capitalistes limités par la recherche de bénéfice, l’accumulation ; il a précisément laissé de côté la tendance derrière laquelle on découvre l’existence d’une limite historique du capitalisme ;
troisièmement, en concluant à partir de sa propre théorie l’effondrement du capitalisme seulement à partir de ses contradictions économiques, Grossman en arrive à ce que l’accumulation devienne « inutile » pour les capitalistes :
« … malgré toutes les interruptions périodiques et toutes les atténuations de la tendance à l’effondrement, avec le progrès de l’accumulation capitaliste, le mécanisme global marche nécessairement vers sa fin. En effet, avec la croissance absolue de l’accumulation de capital, la valorisation du capital généré devient graduellement plus difficile. Si ces tendances contraires arrivent à s’affaiblir ou à se paralyser (…), alors la tendance à l’effondrement devient prédominante et elle s’impose dans sa validité absolue comme « dernière crise » [5]. »
Cette notion de « l’effondrement économique » se répète tout au long du livre de Grossmann au point qu’elle devient le modèle typique de la conception d’une fin « automatique » du capitalisme même si Grossmann lui-même (et ses défenseurs comme Paul Mattick) essaie de repousser cette notion. Ainsi, dans le dernier chapitre de son livre, il considère effectivement la question de la lutte des classes comme le cadre dans lequel débouche toute la question économique. Cependant, Grossmann réduit la lutte des classes aux augmentations salariales, à la pression qu’exerce la lutte pour les augmentations salariales sur la tendance à l’effondrement économique : la tendance à l’effondrement s’atténue si les salaires baissent et elle s’accélère s’ils montent. Et, dans le même sens, il réduit la signification de la révolution :
« L’objectif final pour lequel la classe ouvrière combat (…) consiste, comme l’indique la loi de l’effondrement mise ici en évidence, dans le résultat produit par la lutte de classes immédiate de tous les jours et dont la matérialisation se voit accélérée par ces luttes. » (ibid., Considérations finales)
C’est-à-dire que la lutte pour les salaires (« la lutte immédiate de tous les jours ») « accélère la matérialisation » de l’effondrement économique du capitalisme. En fin de compte, Grossmann réduit la lutte des classes (une fois celle-ci déjà réduite à la lutte pour les salaires) à une variable au sein de sa théorie économique de l’effondrement, et cela jusqu’à la révolution. Il ne nie pas « la question politique qui concerne le pouvoir », il ne nie pas la nécessité de la révolution prolétarienne, mais il les identifie « simplement » à l’effondrement économique. Il les dilue dans ce dernier. Mais alors comme le signale le BIPR :
« Outre une approche infantile et idéaliste, cela finit par avoir des répercussions négatives sur le plan politique, générant l’hypothèse que pour voir la mort du capitalisme, il suffit de s’asseoir sur la berge, ou, au mieux, d’intervenir dans une situation de crise, et seulement celle-ci, les instruments subjectifs de la lutte de classe sont perçus comme le dernier coup de pouce d’un processus irréversible. »
Le courant « conseilliste » et la théorie de l’effondrement
La théorie de Grossmann a été au centre de discussions importantes dans le camp prolétarien des années 1930, spécialement au sein du courant des communistes de conseil.
Anton Pannekoek la rejeta et la critiqua non seulement du point de vue théorique mais aussi de méthode. Selon Pannekoek, Grossmann maintient une position mécaniste dans laquelle les lois sociales économiques s’imposent sur les hommes comme si elles étaient un « pouvoir surhumain » indépendant. Pour Marx par contre, il existe un rapport dialectique entre les lois et les nécessités sociales et la volonté et l’action des hommes :
« Pour Marx, le développement de la société humaine, c’est-à-dire aussi du développement du capitalisme, est déterminé par une nécessité de fer, semblable à une loi naturelle. Mais ce développement est à la fois l’œuvre des hommes qui y jouent un rôle, chacun déterminant ses actions de manière consciente et intentionnée, même si ce n’est pas avec une conscience de la totalité sociale (…). Toute nécessité sociale s’impose au travers des hommes ; cela signifie que la pensée, la volonté et l’action humaine (…) sont déterminées complètement par l’effet du milieu ambiant ; et c’est seulement au travers de la totalité de ces actions humaines déterminées principalement par les forces sociales que s’impose une soumission à la loi dans le développement social. » (A. Pannekoek, « La théorie de l’effondrement du capitalisme », Rätekorrespondenz n°1, 1934, traduit par nous de l’espagnol dans ¿ Derrumbe del capitalismo o sujeto revolucionario ?, Éditions Siglo XXI, Cuadernos de Pasado y Presente nº 78)
En d’autres termes, si les rapports de production que les hommes établissent entre eux, constituent l’axe du développement social, les rapports sociaux ne se réduisent pas à ces rapports de production, ni ne sont les seuls qui les déterminent. Tous y interviennent, en particulier les rapports politiques, la lutte des classes. Contre la « la déduction que le capitalisme doit s’effondrer du point de vue purement économique dans le sens où – indépendamment des interférences et des révolutions des hommes – il ne peut subsister comme système économique », Pannekoek définit l’effondrement du capitalisme comme rien d’autre que comme le résultat de la révolution prolétarienne :
« L’économie comme totalité des hommes qui travaillent et peinent pour leurs nécessités vitales, et la politique (au sens large) comme totalité des hommes qui opèrent et luttent comme classe pour leurs nécessités vitales, constituent un milieu unique qui se développe selon des lois précises. L’accumulation du capital, les crises, la paupérisation, la révolution prolétarienne, la prise de possession du pouvoir par la classe ouvrière, forment ensemble une unité indivisible qui agit comme loi naturelle : l’effondrement du capitalisme. » (A. Pannekoek, Ibidem.)
Pour sa part, Paul Mattick, en défendant le livre de Grossmann, ne rejette pas seulement la critique qui lui est faite sur un « effondrement pour des raisons purement économique » et « indépendamment de l’intervention humaine », mais il réaffirme que « l’analyse de l’accumulation capitaliste débouche sur la lutte de classes » et que la fin du capitalisme sera le produit de la révolution prolétarienne. Il va même jusqu’à reprendre la notion de R. Luxemburg, entre la perspective d’arriver à un point où l’accumulation devient « impossible » et la réalité historique dans laquelle surviendra « bien avant » la révolution prolétarienne :
« La reconnaissance théorique que le système capitaliste, à cause de ses contradictions internes, doit nécessairement aller vers l’effondrement, n’induit absolument pas de considérer que l’effondrement réel soit un processus automatique, indépendant des hommes (…). Avant que le « point limite » obtenu théoriquement sur la base d’un ensemble d’abstractions, ne rencontre son parallèle dans la réalité, les ouvriers auront déjà réalisé leur révolution. » (P. Mattick, « Sur la théorie marxiste de l’accumulation et de l’effondrement », Rätekorrespondenz n°4, 1934, traduit par nous de l’espagnol)
En réalité, Mattick développe ici un position politique qui lui est propre et dans laquelle il se sépare de Grossmann puisque, pour ce dernier, « l’effondrement économique » n’est pas un « point limite théorique » distinct de la « révolution » comme l’affirme Mattick. Au contraire, c’est le point où précisément coïncident, s’identifient, « l’impossibilité de continuer l’accumulation » et le passage du contrôle de la société dans les mains du prolétariat.
Ainsi donc, le fond du débat entre Pannekoek et Mattick sur l’œuvre de Grossmann ne repose pas sur la possibilité, ou non, d’un « effondrement automatique » du capitalisme puisque les deux, outre qu’ils rejettent explicitement cette notion, réaffirment clairement que la fin du capitalisme n’arrivera qu’avec la révolution prolétarienne. Leur divergence réelle se centre par contre justement sur les conditions de celle-là, sur les conditions pour le développement de la lutte et de la conscience révolutionnaire du prolétariat.
P. Mattick reproche à Pannekoek de faire abstraction des conditions matérielles nécessaires pour que s’ouvre une situation révolutionnaire, un cours vers la prise révolutionnaire du pouvoir de la part du prolétariat : des conditions de crise profonde, sans issue, du capital qui amèneraient à une paupérisation insupportable des masses travailleuses lesquelles se verraient poussées à une lutte définitive contre le capital – condition que Mattick, reprenant les concepts de Grossmann, appelle « tendance ou début de l’effondrement ». Et en effet, pour le Pannekoek des années 1930, les situations catastrophiques du capitalisme (les crises, les guerres), bien qu’elles poussent à la « perte d’illusions » sur une possibilité d’amélioration dans le cadre du capitalisme et à la lutte de classe du prolétariat, ne sont qu’une constante du capitalisme qui détermine en dernière instance l’ouverture d’un cours vers la révolution. Le déterminant, selon Pannekoek, est la prise de conscience, « l’auto-éducation » des masses prolétariennes :
« Que la crise actuelle, si profonde et néfaste comme aucune autre auparavant, ne montre aucune preuve d’un réveil de la révolution prolétarienne, semble être une contradiction. Mais la suppression de vieilles illusions est sa première grande tâche (…). La classe ouvrière elle-même, comme masse, doit diriger la lutte et doit s’adapter aux nouvelles formes de lutte (…). Et bien que cette crise puisse diminuer, de nouvelles crises et de nouvelles luttes devront survenir. Dans ces luttes, la classe ouvrière développera sa combativité, elle trouvera ses objectifs, elle s’éduquera, elle deviendra indépendante et apprendra à prendre dans ses propres mains son destin, c’est-à-dire la production sociale (…). L’auto-libération du prolétariat est l’effondrement du capitalisme. » (Pannekoek, idem.)
Au contraire, pour Mattick, c’est précisément la tendance à l’effondrement économique du capitalisme, à l’aggravation des conditions de vie du prolétariat, qui conduira, de manière naturelle, spontanée (nous pourrions même dire mécanique) à la lutte révolutionnaire de la classe :
« Les luttes de classes dépendent de la position de classe du prolétariat. Elles auront toujours et nécessairement un caractère économique. Ce ne sera pas avant que commence l’effondrement, c’est-à-dire quand le capital ne peut continuer à exister qu’uniquement sur la base de la paupérisation absolue et continuelle des masses, quand cette lutte économique se transforme, que cela soit conscient ou non pour les masses, en lutte politique qui pose la question du pouvoir (…). La révolution s’impose aux hommes au travers de cette situation économique. » (P. Mattick, idem.)
Et ainsi, alors que pour Pannekoek la conscience de classe est le déterminant, pour Mattick au contraire la conscience de classe est simplement un produit, un reflet des conditions matérielles et de l’activité spontanée des masses. Et elle ne joue en propre aucun rôle actif dans la transformation des luttes « économiques » en luttes « politiques ». Pour Mattick, la révolution surgit uniquement de la « nécessité » économique de laquelle la conscience n’est simplement qu’un reflet passif :
« … la conscience doit s’imposer en fin de compte. Mais sous de telles conditions [sous le capitalisme] elle ne peut le faire qu’en se concrétisant. Les hommes font par nécessité ce qu’ils feraient par volonté propre sous des relations libres (…). L’insurrection des masses ne peut se développer de « l’intellect-concience » ; les conditions capitalistes de vie écartent cette possibilité puisque la conscience est en fin de compte toujours celle de la pratique existante. Et cependant, les nécessités matérielles des masses les poussent à des actions comme si elles étaient réellement éduquées révolutionnairement ; elles deviennent « conscientes des faits ». Leurs nécessités vitales n’ont d’autre possibilité d’expression que révolutionnaire. L’action révolutionnaire du prolétariat ne peut être expliquée par d’autres motifs que ceux de ses nécessités matérielles vitales. Mais celles-ci dépendent de la condition économique de la société. Si le capital n’a pas de limite objective, alors on ne peut pas non plus compter sur une révolution. » (P.Mattick, idem.)
D’un côté, Pannekoek arrive à la conclusion que la notion « d’effondrement économique » n’est rien d’autre qu’un autre subterfuge pour introduire la justification de la nécessité d’un parti qui dirige les masses prolétariennes car, à partir de cette notion, on tend à accepter que le soulèvement révolutionnaire pourrait avoir lieu sans que les masses prolétariennes aient « mûris révolutionnairement », c’est-à-dire sans la nécessité d’être arrivées à la conscience de classe. Il suffit alors qu’un parti prenne le pouvoir en leur nom :
A partir de la théorie de Grossmann, on peut déduire que la révolution « est indépendante de leur maturité révolutionnaire [des ouvriers], de leur capacité à prendre en main eux-mêmes le contrôle [« dominio » dans la version espagnole] sur la société et de le maintenir. Cela signifie qu’un groupe révolutionnaire, qu’un parti avec des objectifs socialistes doit émerger comme nouvelle autorité [« dominio » de nouveau dans la version espagnole] à la place de l’ancienne… » (Pannekoek, idem.)
D’un autre côté, Mattick conclut que la paupérisation absolue qui accompagne « l’effondrement économique » serait suffisante pour l’ouverture d’un cours révolutionnaire puisque la conscience serait seulement quelque chose de postérieur et de passif, un reflet de l’activité propre des masses laquelle surgirait de la pure « nécessité » économique.
Ainsi derrière la polémique sur « l’effondrement », nous voyons donc comment, au sein du courant « conseilliste », s’est séparé idéologiquement le rapport dialectique existant entre les conditions matérielles (« économiques ») et les conditions d’organisation et de conscience (« politiques ») indispensables pour l’ouverture d’un cours vers la révolution. Mais, comme le signalent à juste titre les camarades du BIPR :
« Ou bien c’est le facteur subjectif qui intervient, dont la lutte de classe est l’axe matériel et historique, et les crises la prémisse économique déterminante, ou bien, le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions… »
La nouvelle théorie du CCI sur « l’effondrement automatique du capitalisme »
Nous ne pouvons terminer ce rapide survol des théories de « l’effondrement » sans évoquer la théorie sur la « décomposition sociale » que défend l’actuel CCI. Nous ne prétendons pas revenir ici sur la critique générale de cette théorie que nous avons déjà abordée en plusieurs occasions. [6] Ici, nous voulons juste attirer l’attention sur comment cette théorie, dans la mesure où elle s’est convertie en étendard d’une organisation dégénérescente, est devenue chaque fois plus une théorie aux caractéristiques analogues à celles des théories de l’effondrement du passé.
Exprimée de manière générale, cette théorie défend que, face à l’impasse historique à laquelle sont arrivées les deux classes fondamentales de la société capitaliste, la bourgeoisie et le prolétariat, la persistance de la crise économique ouvre alors la voie à une phase « terminale » de la décadence du capitalisme. L’impasse historique est due au fait que les deux classes sociales, le prolétariat arrivant à freiner l’éclatement d’une nouvelle guerre impérialiste mondiale mais restant en même temps incapable d’élever ses luttes au niveau d’un mouvement révolutionnaire international, se bloquent mutuellement le passage à leur solution historique respective à la crise économique chronique du capitalisme. La phase « terminale » de la décadence mène alors à une décomposition croissante du tissu social, à une désagrégation croissante des rapports sociaux dans tous les domaines et dans toutes les classes, au « chacun pour soi », au chaos, à l’irrationnalité et aux calamités de tous type (terrorisme aggravé et sans contrôle, guerres et conflits régionaux, catastrophes provoquées par des phénomènes naturels, famines, épidémies, gangstérisme, etc…). Mais les conséquences les plus importantes de la décomposition se situent au plan des classes sociales. D’un côté, la tendance au chacun pour soi au sein de la bourgeoisie ouvre la possibilité que celle-ci ne réussisse plus à s’organiser en « blocs » impérialistes ce qui ferme définitivement l’alternative d’une nouvelle guerre mondiale ; de l’autre, l’influence de la décomposition au sein du prolétariat amène au danger que celui-ci perde définitivement ses capacités pour s’unifier, pour prendre conscience et étendre sa lutte révolutionnaire, ouvrant le passage à une troisième « voie » : la fin de l’humanité au travers de la décomposition.
Il est certain que la théorie de la décomposition contient dès son origine un élément « effondrement » : la possibilité que le capitalisme (et avec lui l’humanité entière) arrive à sa fin non comme produit de la lutte des classes mais comme produit de la prolongation indéfinie et sans issue de la crise, de la simple impossibilité de continuer à aller de l’avant comme système. Cependant, il faut noter qu’au début – et durant des années – au côté de la notion de la « décomposition », le CCI a maintenu – de manière contradictoire – l’analyse marxiste « classique » de la crise, des luttes impérialistes et de la lutte des classes. Ainsi par exemple, dans les thèses de 1990 sur la décomposition, celle-ci était encore considérée comme un phénomène de la « superstructure », c’est-à-dire comme un « effet », alors que la crise économique apparaissait encore comme le facteur déterminant de la situation sociale : « La crise économique, contrairement à la décomposition sociale qui concerne essentiellement les superstructures, est un phénomène qui affecte directement l’infrastructure de la société sur laquelle reposent ces superstructures ; en ce sens, elle met à nu les causes ultimes de l’ensemble de la barbarie qui s’abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement de système… » (La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme, Thèse 17, Revue internationale 62, 1990, souligné par nous)
Actuellement, par contre, le CCI n’est pas seulement arrivé à la conclusion que la décomposition s’est convertie en « facteur décisif de l’évolution de la société » ou encore qu’elle « soit le facteur central de l’évolution de toute la société » mais que « la décomposition signifie un lent processus d’anéantissement des forces productives jusqu’à un point où la construction du communisme devient désormais impossible. » (Les racines marxistes de la notion de décomposition, Revue internationale 117, 2004, souligné par nous) [7]
Là, le CCI ne se réfère pas à la destruction des forces productives que provoque la crise capitaliste, mais au capitalisme comme un tout dans la phase de Décomposition dans laquelle il serait entré. Il se réfère à un processus général qui « conduit de manière lente mais irréversible à la destruction de l’humanité » : « le processus de destruction de l’humanité, sous les effets de la Décomposition, bien que lent et sournois, est irréversible. » (idem.) C’est-à-dire que pour le CCI le mode de production capitaliste n’implique plus maintenant une tendance au développement des forces productives. Mais tout le contraire. Il implique un processus de destruction des forces productives. Ainsi, l’actuel CCI nie sa propre théorie de la décadence qui, rejetant la thèse de Trotsky selon laquelle « les forces productives de l’humanité ont cessé de croître », défendait que « les blocages absolus de la croissance des forces productives apparaissent bien au cours des phases de décadence. Mais, (dans le système capitaliste, la vie économique ne pouvant pas exister sans accumulation croissante et permanente du capital), ils ne surgissent que momentanément. » (Brochure du CCI sur La décadence du capitalisme, ch. Quel développement des forces productives ?, souligné dans la version originale)
Mais avec sa nouvelle définition, le CCI actuel ne nie pas seulement sa théorie de la décadence mais il rejette aussi, simplement, ni plus ni moins, que la contradiction fondamentale du capitalisme telle qu’elle fut énoncée par Marx lui-même pour qui cette contradiction consiste en ce que « le système de production capitaliste implique une tendance à un développement absolu des forces productives (…) tandis que, par ailleurs, le système a pour but la conservation de la valeur-capital existante et sa mise en valeur (…). Les limites qui servent de cadre infranchissable à la conservation et la mise en valeur de la valeur-capital (…) entrent donc sans cesse en contradiction avec les méthodes de production que le capital doit employer nécessairement pour sa propre fin, et qui tendent à promouvoir un accroissement illimité de la production, un développement inconditionné des forces productives sociales du travail (…). » (K.Marx, Le Capital, Tome III, ch. XV, Conflit entre l’extension de la production et la mise en valeur, Éditions Sociales, souligné par nous)
Dans le même sens, à l’origine le CCI était capable d’analyser et de reconnaître, au niveau de la vie de la bourgeoisie, qu’existaient à la fois « la tendance au chacun pour soi et au chaos » et la tendance à la formation à un nouveau jeu de blocs impérialistes comme tendances contradictoires agissant simultanément. Aujourd’hui, en échange, le CCI glisse chaque fois plus l’idée que les grandes puissances ne se dirigent plus vers une guerre impérialiste généralisée mais qu’elles seraient de plus en plus – et en premier lieu les États-Unis – les principaux promoteurs de la paix et de l’ordre social par leurs tentatives de prévenir la chute des pays et régions de la périphérie du capitalisme dans le chaos et les guerres locales. C’est ainsi qu’il ouvre les portes grandes ouvertes à l’opportunisme, c’est-à-dire à une politique de collaboration des classes.
Et finalement, par rapport au prolétariat, alors qu’à l’origine la décomposition signifiait « des difficultés supplémentaires » pour sa lutte, maintenant le CCI développe toujours plus la notion de « perte d’identité » de la classe ouvrière pour introduire l’idée qu’avec la décomposition, nous serions entrés dans une phase de désagrégation et de démembrement de la classe ouvrière, secteur après secteur, c’est-à-dire dans un processus de disparition pratique de la classe ouvrière comme telle.
Finalement, l’érosion des fondements du marxisme dans le domaine « économique » a sa contrepartie dans leur érosion aussi dans le domaine « politique » :
« La décomposition oblige le prolétariat à affûter les armes de sa conscience, de son unité, de sa confiance en lui-même, de sa solidarité, de sa volonté et de son héroïsme (…) » affirme le CCI d’aujourd’hui. Cependant, selon ce même CCI, la décomposition produit exactement le contraire : « les effets de la décomposition ont un impact profondément négatif sur la conscience du prolétariat, sur son sens de lui-même comme classe (…). Ils servent à atomiser la classe, à accroître les divisions en son sein, et à la dissoudre (…) » (Les racines marxistes de la notion de décomposition, Revue internationale 117)
Comment donc peut-on dire que « la décomposition oblige le prolétariat à affûter les armes de sa conscience », etc… ? Quand, par exemple, le marxisme (et avec lui, le « vieux » CCI) affirme que la crise, en aggravant les conditions de vie du prolétariat, « l’oblige » à se soulever, à lutter, il exprime une nécessité objective, produit des conditions matérielles mêmes du capitalisme. Par contre, maintenant, quand le CCI affirme que « la décomposition oblige le prolétariat à affûter les armes de sa conscience », il n’exprime pas une nécessité objective. Ce qu’il exprime est simplement le désir du CCI lui-même que le prolétariat « affûte les armes de sa conscience » etc., désir qui cependant n’a aucune substance matérielle (car selon le CCI lui-même ce qui produit la décomposition de manière objective est précisément tout le contraire). Ainsi, le CCI rabaisse le déterminisme historique à un simple impératif moral.
Toute cette « évolution » de la théorie de la décomposition au sein du CCI, et en particulier ces dernières années, ne peut pas s’expliquer que comme un simple reflet de la multiplication et de l’extension des phénomènes qu’il essaie d’expliquer. Il est vrai qu’à la fin des années 1980, nous avons assisté effectivement à une période « d’impasse historique » qui a été confirmée par la chute du bloc impérialiste de l’Est. Avec elle, non seulement le danger d’une troisième guerre mondiale s’est éloigné momentanément mais, surtout, le prolétariat, sans aller néanmoins jusqu’à souffrir une défaite historique de l’ampleur de celle qu’il vécut à partir de la moitié des années 1920, est entré dans une période de confusion, de démoralisation et de recul de ses luttes comme produit de l’implosion du bloc de l’Est et de la campagne développée par la bourgeoisie sur « la fin du communisme », « la victoire finale de la démocratie » et « la fin de l’histoire ». Et c’est dans l’interprétation de cette période que se trouve l’origine et l’explication de la théorie de la « décomposition sociale ».
Cependant, et spécialement à partir de 2001 (marqué par la destruction des Twin Towers de New-York), avec la nouvelle expression ouverte d’une tendance à la bipolarisation impérialiste et à la guerre généralisée d’un côté, et de l’autre côté avec des manifestations par le prolétariat d’une reprise internationale de ses luttes de classe (Argentine, France, Grande-Bretagne, Italie…), c’est-à-dire avec le retour sur le devant de la scène historique de l’alternative de « guerre ou révolution », il est notoire que le CCI non seulement n’a plus été capable d’analyser ce changement, ni de reconnaître que « l’impasse historique » ne pouvait qu’être momentanée, mais il en arrive même au point de nier – et même de cacher consciemment et volontairement – ces expressions de l’alternative historique de classe et d’abandonner de plus en plus jusqu’aux notions de base du marxisme pour, en échange, soutenir, introduire et imposer la théorie de la décomposition même si celle-ci se révèle chaque fois plus sans consistance et absurde.
Ainsi, tout comme dans les autres cas de théories de « l’effondrement », la prédominance dogmatique de la théorie de la « décomposition » au détriment de l’analyse marxiste, ne s’explique pas seulement par les conditions sociales « objectives », et encore moins quand ces dernières tendent à changer et à démentir de plus en plus clairement la théorie qui essayait de les expliquer. Cela se comprend seulement par les difficultés internes de l’organisation au sein de laquelle a surgi cette théorie, par la perte de capacité de critique et d’analyse, car en son sein existent des obstacles pour mettre en question cette théorie et, finalement, parce que cette théorie s’est transformée en un instrument pour justifier une orientation, un positionnement et une attitude politiques déterminés.
Il est notable que l’attitude politique du CCI actuel présente aussi certaines analogies avec celle des vieux « conseillistes ». En effet, les conseillistes considéraient que la classe ouvrière n’avait pas besoin d’une organisation politique qui l’oriente, qui la dirige politiquement (ou, en dernière instance comme dans le cas de A. Pannekoek, ils réduisaient le rôle des révolutionnaires à une espèce d’éducateurs ou de conseillers), position qui comportait en soi la dissolution des organisations conseillistes elles-mêmes. Pour sa part, le CCI actuel adopte chaque fois plus une attitude de passivité et de mépris vis-à-vis des luttes ouvrières qui nie implicitement sa fonction comme facteur actif d’orientation et d’impulsion au sein de la classe ouvrière (ou qui réduit son rôle à « cultiver et développer en profondeur et en extension ces qualités » [(sic) Les racines marxistes de la notion de décomposition, idem.] de la classe ouvrière pour contrecarrer les effets de la décomposition) ce qui contient en soi sa liquidation à terme. Et il est certain comme le signale le BIPR que tant la théorie de « l’effondrement » que celle de la « décomposition » finissent « par avoir des répercussions négatives sur le plan politique, générant l’hypothèse que pour voir la mort du capitalisme, il suffit de s’asseoir sur la berge. »
Finalement, la théorie de la « décomposition sociale » a gagné aussi le domaine du fonctionnement de l’organisation des révolutionnaires. Selon elle, la décomposition sociale contient aussi une tendance des militants à se laisser entraîner par l’individualisme et l’idéologie bourgeoise en général, à former des clans et des bandes au sein de l’organisation ; c’est la raison pour laquelle la théorie de la décomposition qui s’est introduite et domine le CCI ces derniers années, a aussi servi, avant tout, à justifier la politique de type « bolchevisation », disciplinaire, de « laminage » des opinions divergentes, d’étouffement des débats et d’interdiction des oppositions (fractions) sous le prétexte du combat contre les « clans » et les « éléments troubles ». Ainsi, comme dans les autres théories de « l’effondrement », derrière la théorie de la décomposition on découvre la tendance à la liquidation – sous une forme ou sous une autre – de l’organisation révolutionnaire.
Notes:
[1] . C’est ce que nous avons essayé de montrer dans la série d’articles sur l’histoire de la théorie de la décadence publiée dans notre bulletin (n°19, 20, 22 et 24).
[2] . Cette nécessité est ressentie dans le camp prolétarien comme le prouve non seulement le récent débat autour du CCI (le NCI d’Argentine, le groupe russe) mais aussi la publication récente d’autres articles sur le sujet par d’autres groupes ou individus.
[3] . [Note du GIGC en 2024 : https://www.leftcom.org/fr/articles/2003-12-01/pour-une-d%C3%A9finition-du-concept-de-d%C3%A9cadence]
[4] . Il y a de substantielles différences entre la version française de ce livre (édition Maspéro) et la version espagnole (édition Grijalbo). Cette dernière est moins « absolue » et plus précise, nous semble-t-il. Nous avons donc directement traduit ce passage de la version espagnole.
[5] . H.Grossmann, La loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste, ch.2-VIII, La théorie marxiste de l’effondrement est simultanément une théorie des crises, traduit par nous de l’espagnol, Édition Siglo XXI, 1979.
[6] . Voir par exemple L’évolution aléatoire de ce qui fut une organisation marxiste (et donc déterministe), bulletin 21 de notre fraction, octobre 2003, Guerre impérialiste ou révolution prolétarienne : la décadence du capitalisme et le marxisme (4e partie) et Contresens dans la théorie de la décomposition et les pas du CCI vers l’opportunisme, bulletin 24, avril 2004.
[7] . Cet article qui prétend asseoir « les racines marxistes de la décomposition », essaie de colmater les brèches révisionnistes ouvertes par la Résolution du 15è Congrès sur la situation internationale et que nous avons mises en évidence (cf. notre bulletin 21). Notre critique a semé un certain trouble parmi de nombreux militants et sympathisants du CCI. L’illustre liquidationniste qui a rédigé l’article se voit donc contraint, afin de tenter de couper court à la critique, d’affirmer que « le marxisme a toujours posé en termes d’alternative le dénouement de l’évolution historique » et que « plus que jamais, la lutte de classe du prolétariat est le moteur de l’histoire. » Cela ne mange pas de pain et satisfera les adeptes de la faction familiale. Mais la résolution du congrès est toujours là et n’a pas été corrigée par le 16è Congrès de RI qui vient de se tenir. Et surtout, comme notre lecteur va pouvoir s’en rendre compte dans cette partie de notre texte, la dérive opportuniste au plan théorique et la révision des positions marxistes continuent de plus belle dans l’article de la Revue internationale. En essayant de colmater certaines brèches opportunistes, il en ouvre de nouvelles. L’assise marxiste de la notion de décomposition est plus que chancelante dès le premier des articles de la série annoncée sur le sujet.
La tactique du Comintern : la tactique de l’antifascisme et du front populaire (2e partie)
La première partie du chapitre – cf. le numéro précédent – sur l’antifascisme et le front populaire du texte de Vercesi, La tactique du Comintern, avait traité plus particulièrement de la politique du Comintern suite à l’accession d’Hitler au pouvoir en Allemagne ; du passage de la « lutte contre le social-fascisme » à celle de « l’anti-fascisme », comme moment de l’avancée de la contre-révolution et de la défaite historique du prolétariat. Cette deuxième partie, publiée dans Prometeo #7 de mai-juin 1947, aborde la situation qui en découle en Europe. En particulier, elle revient sur la défaite sanglante de l’insurrection du prolétariat viennois en 1934 en Autriche et sur les défaites politiques qui concluent les vagues de grèves de mai-juin 1936 en France et en Belgique pour le prolétariat international. Ce faisant, elle annihile le mythe, toujours vivace et entretenu aujourd’hui, des grèves de mai-juin 1936 et du Front populaire en France. Le dernier chapitre du texte que nous publierons dans le numéro suivant traite de la défaite finale qui ouvre définitivement la voie à la 2e Guerre mondiale avec le massacre prolétarien lors de la guerre d’Espagne.
Il est un autre intérêt d’actualité dans cette partie. Le texte nous rappelle comment la marche vers la guerre impérialiste généralisée s’accompagne d’une, et requiert une, exacerbation et une radicalisation du langage des forces politiques bourgeoises, qu’elles soient de gauche ou de droite, d’extrême droite ou gauche. Il en résulte, plus ou moins selon les pays et les circonstances, une instabilité politique croissante. Le parallèle avec ce qui tend à se produire aujourd’hui est à relever. Les leçons politiques que, par la plume de Vercesi, la Gauche communiste d’Italie sut tirer restent totalement valables pour pouvoir s’orienter, définir et établir des lignes de défense prolétarienne dans la période qui s’ouvre – en attendant et travaillant à la possibilité de passer de la défense à l’offensive de classe contre la bourgeoise et son appareil d’État.
La tactique de l’antifascisme et du front populaire (2e partie)
La théorie du social-fascisme n’avait pas eu de signification directe dans les pays qui n’étaient pas menacés par une attaque fasciste. Son caractère international résultait du fait que l’Allemagne – où cette tactique revêtait une importance décisive – était à l’époque le pivot de l’évolution capitaliste mondiale. La nouvelle tactique antifasciste n’avait pas d’impact direct dans les pays où le fascisme était fermement implanté (Allemagne, Italie), mais elle était d’une grande importance d’abord en France, puis en Espagne, c’est-à-dire dans les deux pays où non seulement les classes et les partis nationaux s’affrontaient, mais où se développa un dispositif d’ordre international qui devait fonctionner à plein régime pendant la guerre de 1939-1945.
C’est au cours de cette période (1934-38) que se manifesta pour la première fois le caractère particulier d’un développement politique dans lequel nous sommes encore plongés. Contrairement à ce qui se passa en général dans tous les pays et en particulier en 1898-1905 en Russie, quand les grèves impétueuses permirent l’affirmation du parti de classe, les puissants mouvements autrichiens, français, belges et espagnols non seulement ne provoquèrent pas l’affirmation d’une avant-garde prolétarienne et marxiste, mais ils laissèrent dans un isolement total la gauche italienne qui était restée fidèle aux principes révolutionnaires de l’internationalisme contre la guerre antifasciste, de la destruction de l’État capitaliste et de la fondation de la dictature du prolétariat contre la participation ou l’influence de l’État dans une direction antifasciste.
Parallèlement au succès de la manœuvre qui devait conduire l’État capitaliste à resserrer ses tentacules sur les masses et leurs mouvements, on assiste à l’éloignement de ces mouvements par rapport à l’avant-garde, voire à l’inexistence totale de celle-ci. Ainsi, les événements confirment sans équivoque la thèse magistralement développée par Lénine dans « Que faire ? », à savoir que la conscience socialiste ne peut être le résultat spontané des masses et de leurs mouvements, mais qu’elle est le fruit de l’importation en leur sein de la conscience de classe élaborée par l’avant-garde marxiste. Le fait que cette avant-garde ne soit pas en mesure d’influer sur les situations de grande tension sociale dans lesquelles des masses imposantes entrent en lutte armée, comme en Espagne, ne modifie en rien la doctrine marxiste, qui ne considère pas que la classe prolétarienne existe parce qu’une constellation sociale et politique entre en lutte armée contre le pouvoir, mais qui ne parle de classe prolétarienne que si ses objectifs et ses postulats sont ceux du bouleversement social qui se développe. Dans le cas où les masses se lancent dans la lutte pour des objectifs qui, n’étant pas les leurs, ne peuvent être que ceux de l’ennemi capitaliste, ce bouleversement social n’est qu’un moment dans le développement confus et antagoniste du cycle historique capitaliste qui – pour reprendre les termes de Marx – n’a pas encore mûri les conditions matérielles de sa négation.
L’analyse marxiste permet de comprendre que si le social-fascisme était une tactique qui devait faciliter et inévitablement déboucher sur la victoire d’Hitler en janvier 1933, la tactique de l’antifascisme était encore plus grave, en ce sens que son but allait beaucoup plus loin, et d’un faux alignement des masses dans la lutte qui était encore dirigée contre l’État capitaliste, elle passait, avec la tactique de l’antifascisme, à la préconception de l’encadrement des masses dans l’État capitaliste antifasciste.
Il n’est pas étonnant que, face à une organisation capitaliste aussi puissante et redoutable, composée de démocrates, de sociaux-démocrates, de fascistes et de partis communistes, la résistance offerte par le prolétariat autrichien en février 1934 [1], qui a parfois revêtu des aspects héroïques, n’ait pas provoquer la moindre faille dans le développement des événements mondiaux définitivement consacré par l’involution violente produite dans l’État soviétique devenu, sous la direction de Staline, un instrument efficace de la contre-révolution mondiale.
Le 12 février, lorsque les prolétaires de Vienne se soulevèrent, c’est le chrétien Dolfuss qui braqua les armes sur la ville ouvrière de Vienne, le quartier « Karl Marx ». Mais derrière ces armes, il y avait la IIe et la IIIe Internationale. La première avait systématiquement freiné les réactions prolétariennes contre le plan d’organisation corporatiste de Dolfuss, la seconde, qui avait jusqu’alors excellé dans la mise en scène de manifestations internationales toujours artificielles, laissa les prolétaires se faire massacrer et se garda bien d’appeler les prolétaires de tous les pays à se solidariser avec le prolétariat autrichien.
Dans les premiers jours, les organes des partis socialistes belge et français tentent de s’approprier l’héroïsme des insurgés viennois, mais quelques jours plus tard, la synchronisation est parfaite.
Bauer et Deutsch, dirigeants du Schutzbund (organisation de défense sociale-démocrate autrichienne), dans une interview donnée le 18 février à l’organe social-démocrate belge Le Peuple, déclarent : « Depuis de nombreux mois, nos camarades avaient supporté des provocations de toutes sortes, espérant toujours que le gouvernement ne pousserait pas les choses à l’extrême et qu’un coup final pourrait être évité. Mais la dernière provocation, celle de Linz, a poussé l’exaspération de nos camarades à l’extrême. On sait, en effet, que le Heimwehren avait menacé le gouvernement de Linz de démissionner et de décapiter toutes les municipalités à majorité socialiste. Il est entendu que lundi matin, lorsque les Heimwehren ont attaqué la Maison du Peuple de Linz sous la menace de leurs armes, nos camarades ont refusé d’être désarmés et se sont défendus vigoureusement. Par conséquent, la direction centrale du parti ne pouvait qu’obéir à ce signal de lutte. C’est pourquoi elle a donné l’ordre de grève générale et de mobilisation du « Schutzbund ». » Cette explosion ouvertement prolétarienne n’était pas du tout dans la ligne politique de la social-démocratie autrichienne et internationale. Ces dernières étaient parfaitement en phase avec l’action diplomatique du gouvernement français de gauche, dont le ministre des Affaires étrangères, Paul Boncour, voulait mettre le mouvement ouvrier autrichien au service des intérêts de l’État français : il voulait entraver l’expansionnisme hitlérien et il s’appuyait même sur Mussolini qui, en juillet 1934, alors que Dolfuss était assassiné par le nazi Pianezza, commettait la bourde inconséquente face à Hitler d’envoyer des divisions italiennes sur le col du Brenner.
Quelques jours avant la révolte de Vienne, le 6 février 1934, Paris est le théâtre d’événements importants. La scène politique est depuis longtemps entachée par toute la pornographie des scandales constitués par la collusion entre les aventuriers de la finance, les hauts fonctionnaires de l’État et le personnel gouvernemental, notamment des partis de gauche. Il n’est même pas nécessaire de le rappeler : les partis dits prolétariens – les partis socialistes et communistes – se jettent dans cette mêlée scandaleuse et les prolétaires seront arrachés à la lutte révolutionnaire contre le régime capitaliste, pour être entraînés dans la lutte contre certains aventuriers financiers et surtout contre Stavisky. La droite de Maurras et l’Action française prennent la tête d’une lutte contre le gouvernement dirigé par le radical Chautemps qui, le 27 janvier, cède la place à un gouvernement plus à gauche dirigé par Daladier et dans lequel Frot, jusqu’alors militant de la S.F.I.O. (Parti socialiste français, section française de l’Internationale ouvrière), est nommé ministre de l’Intérieur. Le préfet de police Chiappe, également impliqué dans le scandale Stavisky, est choisi par les socialistes et les communistes comme bouc émissaire, révoqué de la préfecture de police et muté à la Comédie Française. C’est à cette occasion que la droite organise une manifestation devant le Parlement pour demander la démission du gouvernement Daladier.
Daladier cède, démissionne, malgré les conseils de résistance de Léon Blum, et le 9 février ont lieu deux manifestations de protestation : l’une à l’appel du Parti communiste dans le centre de Paris demandant l’arrestation de Chiappe et la dissolution des ligues fascistes, l’autre à l’appel du Parti socialiste et à Vincennes, brandissant l’étendard de la « défense de la république menacée par l’insurrection fasciste ». Le souvenir de la lutte contre le « social-fascisme » n’est pas encore définitivement éteint, mais s’il y a deux manifestations différentes, il y a cependant une seule uniformité : il ne s’agit plus d’affirmer les positions de classe autonomes des masses, mais de les orienter vers cette modification de la forme de l’État bourgeois qui ne se réalisera que deux ans plus tard lorsque, après les élections de 1936, nous aurons le gouvernement du Front populaire sous la direction du chef de la S.F.I.O., Léon Blum.
Mais immédiatement après ces deux manifestations séparées, une autre manifestation unitaire a lieu, celle de la C.G.T. avec des mots d’ordre similaires à ceux des deux défilés qui l’ont précédée. En effet, elle demande, par le biais de la grève générale, de repousser « les manifestants sectaires et émeutiers » car « l’offensive lancée contre les libertés politiques et la démocratie depuis plusieurs mois a éclaté. »
Le Parti communiste, qui détient encore une position dominante dans le centre industriel de Paris, ne l’utilise pas pour diriger les opérations et laisse l’initiative aux socialistes et à la CGT. Quant à la C.G.T.U. [2], qui avait depuis longtemps cessé d’être une organisation syndicale capable de rassembler les masses pour la défense de leurs revendications partielles et était devenue un appendice du Parti communiste, elle ne s’est pas manifestée, même lors de la préparation de la grève générale, qui fut un succès.
Entre-temps, le regroupement social-communiste et une évolution gouvernementale de plus en plus à gauche se précisent.
Le 27 juillet 1934, un pacte d’unité est signé entre le Parti communiste et le Parti socialiste, sur la base des points suivants : a) défense des institutions démocratiques ; b) abandon des mouvements de grève dans la lutte contre les pleins pouvoirs du gouvernement ; c) autodéfense des travailleurs dans un front qui inclurait également les radicaux socialistes.
Sur la scène internationale, la nouvelle orientation de la politique étrangère de l’État russe se confirme avec son entrée triomphale dans la Société des Nations.
Voilà ce que disent les thèses d’Ossinsky du 1er Congrès de l’Internationale Communiste de mars 1919 : « Les prolétaires révolutionnaires de tous les pays du monde doivent mener une guerre implacable contre l’idée de la Société des Nations de Wilson et protester contre l’entrée de leurs pays dans cette Société de pillage, d’exploitation et de contre-révolution. »
Voilà ce qu’écrit quinze ans plus tard, le 2 juin 1934, l’organe du Parti russe, la Pravda : « La dialectique du développement des contradictions impérialistes a abouti à ce que l’ancienne Société des Nations, qui devait servir d’instrument à la subordination impérialiste des petits États indépendants et des pays coloniaux, et à la préparation d’une intervention antisoviétique, est apparue, dans le processus de la lutte des groupes impérialistes, comme le stade où – a expliqué Litvinov lors de la récente session du Comité exécutif central de l’Union soviétique – le courant intéressé par le maintien de la paix semble triompher. Ceci explique peut-être les changements profonds dans la composition de la Société des Nations. »
Lénine, en parlant de la Société des Nations comme d’une « société de bandits », nous avait déjà appris que cette institution devait servir à maintenir « en paix » la prédominance des États vainqueurs sanctionnée à Versailles.
Mais les phrases de la Pravda ne sont que de la rhétorique. En effet, Litvinov change immédiatement et radicalement de position. D’un soutien aux thèses allemande et italienne en faveur d’un désarmement progressif, il passe à la déclaration ouverte qu’aucune garantie de sécurité n’est possible et il appuie la thèse française laquelle, faisant dépendre la réalisation du désarmement de la sécurité proclamée impossible, sanctionne la politique de développement de l’armement.
Dans le même temps, un autre changement de cap radical s’opère sur la question de la Sarre. Le parti communiste, qui s’était auparavant battu avec le slogan « La Sarre rouge au cœur de l’Allemagne soviétique », défend le statu quo lors du plébiscite, c’est-à-dire le maintien du contrôle français sur la région.
Laval, ministre des Affaires étrangères du cabinet Flandin, a conçu le plan d’isolement de l’Allemagne. Il n’a pas pu revendiquer ce titre de nationaliste lors de son procès où il a été condamné à mort : mais il est certain qu’il a, mille fois plus et mieux que ses acolytes nationalistes et chauvins de la Résistance française, tenté de réaliser la défense de la « patrie française » contre Hitler. Si la France a été définitivement dégradée au rôle de puissance vassale et de second rang, c’est en raison des caractéristiques de l’évolution internationale actuelle, alors que tout le tapage autour de la défense du « pays de la liberté et de la révolution » ne pouvait avoir qu’un objectif pleinement réalisé : celui de massacrer le prolétariat français et international. La Troisième République démocratique française, née sous le baptême de l’alliance avec Bismarck et de l’extermination des 60 000 communards du Père Lachaise, a trouvé son digne et macabre épilogue dans le Front populaire solidement ancré dans le trinôme radical-socialiste-communiste.
Les points essentiels de la manœuvre de Laval pour isoler l’Allemagne sont :
1) La rencontre avec Mussolini à Rome le 7 janvier 1935.
2) La rencontre avec Staline à Moscou le 1er mai 1935.
La première tenta de régler les revendications italiennes en Abyssinie au moyen d’un compromis, qui fut ensuite accepté par le ministre britannique Hoare.
Dans la seconde, le geste de Poincaré, qui devait conduire à l’alliance franco-russe dans la guerre de 1914-17, est renouvelé, et à l’occasion du nouveau pacte franco-russe, Staline déclare qu’il comprend complètement la nécessité de la politique d’armement pour la défense de la France.
Le 14 juillet 1935, lors du rassemblement à la Bastille en l’honneur de la naissance de la république bourgeoise, les dirigeants communistes, aux côtés de Daladier et des dirigeants socialistes, portèrent une écharpe tricolore ; le drapeau rouge se joignit au tricolore, tandis que Jeanne d’Arc et Victor Hugo, Jules Guesde et Vaillant furent évoqués contre le « danger fasciste », et l’on parla même du « soleil d’Austerlitz » des victimes napoléoniennes. Nous avons déjà dit pourquoi tout ce charivari chauvin était peu concluant et sans portée, car la France devait, comme l’Italie, l’Espagne et toutes les autres anciennes puissances en dehors des Trois Grands actuels, passer à jouer le rôle d’une concession occupée tantôt par les uns, tantôt par les autres ; ajoutons maintenant que lorsque la guerre éclata en septembre 1939 entre la France et l’Allemagne, le pacte de mai 1935 ne fut pas appliqué par la Russie.
Mais tout cela est secondaire par rapport à la question essentielle de la lutte des classes à l’échelle nationale et internationale. Et sur ce front de classe, la manifestation de la Bastille, ses précédents et les événements qui en ont résulté ont été d’une importance capitale non seulement pour le prolétariat français, mais aussi pour le prolétariat espagnol et international.
Lorsque, en mars 1935, Mussolini passe à l’attaque contre le Négus, tout est prêt pour déclencher une campagne internationale basée sur l’application de sanctions contre l’« Italie fasciste ». Une action simultanée contre Mussolini et le Négus n’est même pas envisagée par les partis socialiste et communiste. Tous deux se disputent la défense du régime esclavagiste du Négus : ce qui est en même temps une magnifique défense du régime fasciste de Mussolini. En effet, Mussolini ne pouvait trouver meilleur aliment pour la formation de l’atmosphère d’unité nationale favorable à sa campagne en Abyssinie que dans l’application de sanctions délibérément inoffensives.
Léon Blum propose à la Société des Nations, rempart suprême « de la paix et du socialisme », l’arbitrage du conflit et veut le confier à Litvinov, alors président en exercice ; après l’échec de la tentative de compromis Laval-Hoare, la Société des Nations se range dans sa grande majorité du côté de Mussolini. Il va sans dire que l’« émigration » italienne s’aligne sur cette action de défense du Négus et de l’impérialisme britannique : au congrès de Bruxelles, en septembre 1935, est votée une motion dont les termes minables et serviles montrent à quel point – un an avant la guerre d’Espagne et quatre avant la guerre mondiale – ils ont déjà réussi à souder les masses à la cause de la bourgeoisie. En voici le texte :
« A M. Benes, Président de la Société des Nations [SDN],
Le Congrès des Italiens qui, dans les circonstances actuelles, a dû se réunir à l’étranger pour proclamer son attachement à la paix et à la liberté,
unissant dans une volonté commune de lutte contre la guerre des centaines de délégués des masses populaires d’Italie et de l’émigration italienne, des catholiques aux libéraux, des républicains aux socialistes et aux communistes,
constate avec la plus grande satisfaction que le Conseil de la SDN a clairement séparé, dans sa condamnation de l’agresseur, les responsabilités du gouvernement fasciste de celles du peuple italien ; affirme que la guerre d’Afrique est la guerre du fascisme et non la guerre de l’Italie qui a été déclenchée contre l’Europe et l’Éthiopie sans aucune consultation avec le pays et en violation non seulement des engagements solennels contractés avec la SDN et l’Abyssinie, mais aussi en violation des sentiments et des véritables intérêts du peuple italien ;
certain d’interpréter la pensée authentique du peuple italien, le Congrès déclare qu’il est du devoir de la SDN, dans l’intérêt de l’Italie et de l’Europe, de dresser un barrage infranchissable à la guerre et s’engage à soutenir les mesures à prendre par la SDN et les organisations ouvrières pour imposer une cessation immédiate des hostilités. »
Le Comintern se plia aux décisions de la SDN. Voilà un résultat dont Mussolini avait toutes les raisons de se vanter.
Entre-temps se préparaient les conditions qui devaient conduire à la dispersion des formidables grèves en France et en Belgique et à la chute dans la guerre impérialiste et antifasciste du puissant soulèvement des prolétaires espagnols en juillet 1936.
Vers la fin de 1935, le Parlement français, dans une séance qualifiée d’« historique » par Blum, est unanime pour reconnaître la défaite du fascisme et la « réconciliation » des Français. Au même moment, les grèves de Brest et de Toulon sont attribuées par le même front uni des « réconciliés » à l’action de « provocateurs » ; et en janvier 1936, Sarraut – celui-là même qui, en 1927, avait proclamé « le communisme, voilà l’ennemi » – bénéficie du fait que, pour la première fois, le groupe parlementaire communiste s’abstient dans le vote de la déclaration ministérielle. La tentative d’assassinat de Blum en mars 1936 incite le Parti communiste à lancer la formule de la lutte « contre les hitlériens en France », formule qui lui sera renvoyée au visage après la signature du traité germano-russe en août 1939.
Le 7 mars 1936, Hitler dénonce le traité de Locarno et remilitarise la Rhénanie. En guise de contre-attaque, à la Chambre française, le déchaînement chauvin est tout aussi bruyant, bien qu’inoffensif dans ses répercussions internationales.
Les événements contraignent le capitalisme français à n’utiliser la réaction au fait accompli hitlérien que sur le terrain de la politique intérieure, et le parti communiste excelle dans cette action : évoquant l’époque où les légitimistes français fuyaient la France pendant la révolution, il parle des « émigrés de Coblentz, de Valmy », évoque encore « le soleil d’Austerlitz de Napoléon » et va jusqu’à reprendre les mots de Göethe et de Nietzsche sur « l’Allemagne encore plongée dans l’état de barbarie », sans hésiter à falsifier Marx lui-même, dont la phrase « le coq français portant la révolution en Allemagne » est transférée du camp social et de classe du prolétariat français au camp national et nationaliste de la France et de sa bourgeoisie.
La diplomatie russe renforce la position patriotarde du Parti communiste français tout en restant très prudente – comme la Grande-Bretagne – sur la réponse à apporter au coup d’Hitler. Litvinov se contente de déclarer que « l’URSS s’associera aux mesures les plus efficaces contre la violation des engagements internationaux » et explique que « cette attitude de l’Union soviétique est déterminée par la politique générale de lutte pour la paix, par l’organisation collective de la sécurité et par le maintien de l’un des instruments de la paix – la S.D.N. » Molotov est encore plus prudent, déclarant dans une interview au Temps : « Nous sommes conscients du désir de la France de maintenir la paix. Si le gouvernement allemand venait lui aussi à témoigner de sa volonté de paix et de respect des traités, notamment en ce qui concerne la S.D.N., nous considérerions que, sur cette base de défense des intérêts de la paix, un rapprochement franco-allemand serait souhaitable. »
Les dirigeants du Parti communiste français raisonnaient ainsi : La Russie est en danger, pour la sauver, bloquons notre capitalisme.
Et avec leur habituel esprit démagogique et éhonté, ils n’hésitèrent pas à soutenir cette théorie en se référant à l’action de Lénine ; l’action même de Lénine qui, en 1918, pour sauver la Russie de l’attaque de toutes les puissances capitalistes, poussait les prolétaires de chaque pays contre le capitalisme de leur pays respectif et à viser à sa destruction dans une attaque révolutionnaire. L’opposition entre les deux positions est aussi violente que celle entre la révolution et la contre-révolution.
C’est dans cette atmosphère d’unité nationale, de réconciliation de tous les Français, de lutte contre les « hitlériens de France », que la vague de grèves débute le 11 mai dans le port du Havre et dans les ateliers d’aviation de Toulouse. La victoire de ces deux premiers mouvements est suivie par l’extension immédiate de la grève à la région parisienne, à Courbevoie et Renault (32.000 ouvriers) le 14 mai, et à l’ensemble de la métallurgie parisienne les 29 et 30 mai. Les revendications sont les suivantes : augmentation des salaires, paiement des jours de grève, congés ouvriers, contrat collectif. Les grèves s’éternisent, s’étendent d’abord au Nord minier, puis à l’ensemble du pays, et prennent une tournure nouvelle : les ouvriers occupent les ateliers malgré l’appel de la Confédération du travail [CGT] et des partis socialiste et communiste. On lit dans un appel que : « déterminées à maintenir le mouvement dans le cadre de la discipline et du calme, les organisations syndicales se déclarent prêtes à mettre fin au conflit à condition que les justes revendications des travailleurs soient satisfaites. »
Mais quelle différence avec l’occupation des usines en Italie en septembre 1920 ! À Paris, le drapeau rouge et le drapeau tricolore flottent ensemble et dans les ateliers on ne fait que danser : l’atmosphère n’a rien d’un mouvement révolutionnaire. Entre l’esprit d’unité nationale qui anime les grévistes et l’arme extrême que constitue l’occupation des ateliers, le contraste est saisissant. Cependant, il ne faut pas s’y tromper : tant la Confédération du Travail, qui avait déjà réabsorbé la C.G.T.U., que les Partis Socialiste et Communiste n’ont pas eu d’initiative dans ces grèves grandioses. Ils s’y seraient opposés si cela avait été possible, et seul le fait qu’elles se soient étendues à tout le pays leur impose des déclarations de sympathie hypocrite à l’égard des grévistes.
Le fait que les patrons soient prêts à accepter les revendications des travailleurs ne signifie pas la fin des mouvements. Un changement majeur est nécessaire. Les élections de mai avaient donné une majorité aux partis de gauche, dont le parti socialiste.
Voilà donc le Front populaire : bien avant la date limite fixée par la procédure parlementaire, le gouvernement Blum est formé le 4 juin. La Délégation des gauches, organe parlementaire du Front populaire, dans son ordre du jour « constate que les ouvriers défendent leur pain dans l’ordre et la discipline et veulent conserver à leur mouvement un caractère revendicatif dont ni les “Croix de feu” (mouvement de combat du colonel La Roque) ni les autres agents de la réaction ne parviendront à les éloigner. » L’Humanité, quant à elle, publie en encadré que « l’ordre garantira le succès » et que « ceux qui sortent de la légalité sont les patrons, agents d’Hitler qui ne veulent pas de la réconciliation des Français et poussent les ouvriers à la grève. »
Dans la nuit du 7 au 8 juin, ce que l’on appellera plus tard les « accords de Matignon » (résidence du Premier ministre Blum) sont signés et consacrés :
a) la convention collective ;
b) la reconnaissance du droit syndical ;
c) la mise en place de délégués syndicaux dans les ateliers ;
d) l’augmentation des salaires de 7 à 15% (ou 35% depuis que la semaine de travail est passée de 48 à 40 heures) ;
e) les congés payés. Cet accord aurait été signé encore plus tôt si, dans certaines usines, les soi-disant « réactionnaires » n’avaient pas arrêté certains directeurs.
Le 14 juin, Thorez, dirigeant du Parti communiste français, lance la formule qui le rendra célèbre : « Il faut savoir mettre fin à une grève dès que les revendications essentielles ont été obtenues. Il faut aussi savoir transiger pour ne pas perdre de force et surtout pour ne pas faciliter la campagne de panique de la réaction. »
En deux semaines, le capitalisme français réussit à éteindre ce puissant mouvement, puissant non pas par sa signification de classe, mais par son ampleur, l’importance des revendications professionnelles et l’étendue et le degré des moyens mis en œuvre par les travailleurs pour obtenir gain de cause.
Les pseudo-organisations ouvrières qui n’avaient eu aucune responsabilité dans le déclenchement du mouvement étaient celles-là mêmes qui devaient y mettre fin. Le Parti communiste français devait jouer un rôle de premier plan dans l’étouffement de toute possibilité révolutionnaire qui aurait pu surgir. Il y réussit admirablement en désignant au mépris des travailleurs, et comme « hitlériens », les rares ouvriers français qui tentaient de faire converger l’occupation des usines avec une approche révolutionnaire de la lutte. Et c’est en cela seulement que résidait le problème tactique que le parti français devait résoudre.
Presque simultanément, les grèves éclatent en Belgique. Elles débutent dans le port d’Anvers et s’étendent ensuite à tout le pays. Le manifeste immédiatement lancé par le Parti ouvrier belge est significatif : « Ouvriers dockers, pas de suicides, il y a des gens qui vous incitent à cesser le travail, il y a des gens qui vous incitent à cesser le travail. Pourquoi ? Ils demandent une augmentation de salaire. Nous ne disons pas autre chose au moment où l’Union belge des travailleurs du transport discute de sa politique d’augmentation salariale. Et nous ne nous laisserons pas surprendre par des gens sans responsabilité. Nous ne voulons pas connaître à Anvers les mêmes conséquences désastreuses qu’après la grève de Dunkerque. Nous avons des règles à respecter. Ceux qui vous incitent à la grève ne se soucient pas des conséquences. Travailleurs portuaires, écoutez vos dirigeants. Nous connaissons vos souhaits. Pour l’unité ! Aucune grève déraisonnable. Nous discuterons encore aujourd’hui avec les patrons. »
Malgré un appel similaire de la Commission syndicale (l’équivalent de la Confédération du travail), le 14 juin, le Congrès des mineurs est contraint de s’accommoder de la situation et de donner l’ordre de grève. La veille, l’organe du Parti socialiste avait annoncé son accord avec les décisions du gouvernement pour empêcher l’occupation des ateliers.
Le 22 juin, dans le cabinet du Premier ministre Van Zeeland, qui préside une coalition avec la participation des socialistes, un accord est signé, qui prévoit (a) une augmentation des salaires de 10 % ; b) une semaine de 40 heures pour les industries insalubres ; c) 6 jours de congés annuels.
Le Parti communiste belge met à profit le peu d’influence qu’il a dans les masses avec une tactique similaire à celle suivie par le Parti français : il fait bloc avec le Parti ouvrier et la Commission syndicale qui monopolisent la direction des mouvements. Il n’a aucune initiative pour déclencher les grèves et toute son activité consiste à réclamer l’intervention du gouvernement en faveur des grévistes.
Quant aux résultats, ils sont bien inférieurs à ceux obtenus par les travailleurs français. Mais, dans les deux pays, ces succès syndicaux, d’ailleurs éphémères, loin de signifier une reprise de la lutte autonome et de classe du prolétariat, favorisèrent le développement de la manœuvre de l’État capitaliste qui, grâce à aux négociations d’arbitrage des conflits, parvient à gagner la confiance des masses. Et il se servira de cette confiance pour resserrer les mailles de son contrôle hégémonique sur elles.
La sanction du contrat de travail par l’autorité étatique ne représente pas une victoire mais une défaite pour les travailleurs. En réalité, ce contrat n’est qu’un armistice dans la lutte des classes et sa réalisation dépend du rapport de forces entre les deux classes. Le fait même d’accepter l’intervention de l’État renverse radicalement les termes du problème, puisque les travailleurs confient ainsi leur défense à l’institution fondamentale du régime capitaliste : la place des syndicats de classe est désormais occupée par le syndicat de collaboration de classe étroitement lié aux fonctionnaires du ministère du Travail qui contrôlent l’application de la loi.
Les grèves françaises et belges précèdent d’à peine un mois le début de l’agitation sociale en Espagne et l’ouverture de la guerre impérialiste dans ce pays. Nous y reviendrons dans le dernier chapitre.
Notes:
[1] . Note du GIGC : L’« insurrection de février (Februarkämpfe) [1934], désigne les quelques jours d’escarmouches qui opposent en Autriche les forces socialistes et conservatrices-fascistes du 12 au qui firent près de 7 000 victimes (morts et blessés). » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_civile_autrichienne). Voir la position de la Gauche d’Italie dans Bilan #4 de février 1934, Le capitalisme marque un point décisif dans la préparation de la guerre (https://archivesautonomies.org/spip.php?article2293)
[2] . Note du GIGC : très grossièrement, la CGT-U, scission de la CGT en 1921, fut très vite le syndicat du PCF et l’expression française de la scission syndicale prônée par l’IC afin de créer une « internationale syndicale rouge ». La Gauche d’Italie s’opposa à cette tactique qui divisait l’organisation unitaire de la classe. La CGT-U réintégra la CGT en 1936 pour les besoins du Front Populaire.
FIN
